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Le beau, pour être bien

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A Tarare, dans le Rhône, les travailleurs des ESAT de l’Association de La Roche viennent d’intégrer Les Mousselines, une toute nouvelle résidence. Un projet architectural de longue haleine, pensé spécifiquement afin d’améliorer la vie quotidienne des résidents handicapés psychiques.

« Alors regardez, ça, ça va dans la salle de bains », explique Andrée Teyssier-Verger à Muriel Mihoubi, une bouteille de gel douche et une brosse à dents à la main. L’animatrice tente de sensibiliser cette résidente du foyer des Mousselines(1) à quelques notions de base de l’art du rangement. Assise sur le lit, Muriel a du mal à se concentrer sur ces observations, après une journée d’activité bien remplie dans l’ESAT où elle est monteuse-câbleuse. « Bon, je suggère, et après c’est vous qui voyez, poursuit la travailleuse sociale. Regardez, dans ce sac, il y a même une chaussure toute seule. Où est l’autre ? Oh, et là, tous ces pulls que vous cherchiez l’autre jour… » Dans l’espace de vie collectif voisin, trois résidents devisent du quotidien sur les canapés en attendant l’heure du dîner, tandis qu’un quatrième joue aux dames avec un éducateur spécialisé.

La direction impliquée des la conception

Dans la résidence flambant neuve Les Mousselines, à Tarare (Rhône), quelque 50 nouveaux hébergements ont été conçus par l’Association de La Roche (ALR) et sont occupés depuis mai 2015. Sur trois niveaux, l’établissement ferait presque penser à une résidence pour étudiants, avec son mobilier moderne et ses couleurs vives, mais il est réservé à des personnes qui vivent avec un handicap psychique sévère. Il s’agit de travailleurs en ESAT préalablement pris en charge dans d’autres établissements de l’association, vétustes ou désormais réservés à l’accueil d’un public plus âgé. « Je me suis beaucoup investi dans la conception de la résidence, explique Christian Clément, le directeur. Nous avons voulu un endroit beau, confortable et fonctionnel, car nos usagers ont le droit de vivre dans une endroit “comme tout le monde”, le plus “normal” possible, malgré le fonctionnement collectif. »

Orientés par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), les résidents sont atteints de troubles psychiques sévères et de troubles de la personnalité et du comportement qui empêchent la vie en appartement autonome. Ils rencontrent des difficultés à prendre soin d’eux et de leur santé, à se loger et à gérer leur intérieur. Ils souffrent également d’une incapacité à s’inscrire dans une vie sociale ou de loisirs sans accompagnement… Même si, parmi les plus jeunes, certains conservent une marge d’évolution qui leur permettra peut-être de vivre un jour dans un appartement en ville. « La maladie psychique marque déjà beaucoup les gens, observe Magali Prèle, l’un des chefs de service de l’établissement, qui gère justement les 15 appartements dits “en diffus”. Pour qu’ils aillent mieux il faut pouvoir associer de beaux locaux, une chambre bien rangée, des vêtements propres. Sinon, cela les stigmatise encore davantage. » Une stigmatisation contre laquelle il aura fallu lutter durant l’élaboration même du projet de construction de la nouvelle résidence, lancé voilà dix ans. « Initialement, nous devions nous installer sur un autre terrain, cédé gratuitement, explique Christian Clément, le directeur des Mousselines. Mais une association de riverains s’y est opposée. » De recours en recours, sous la pression de voisins qui craignaient que la présence de la résidence ne dévalorise leur propriété, l’Association de La Roche a finalement décidé d’abandonner le site et d’installer son foyer sur un autre terrain, dont elle disposait déjà.

« Il nous a fallu repartir de zéro, alors que nous étions prêts à engager les travaux, avec un nouveau projet architectural, car la parcelle n’était évidemment pas la même », déplore Christian Clément. La construction du site est alors confiée à l’Office public d’aménagement et de construction (OPAC) du Rhône, qui a déjà bâti sur le département une cinquantaine de résidences pour personnes âgées ou handicapées (l’office reste propriétaire du site et percevra durant trente ans un loyer de la part de l’ALR). Fort de son expérience, l’opérateur lance aussitôt des actions de communication en direction des riverains du nouveau site. « Il y a eu des réunions d’information publiques dans le quartier, et les habitants ont montré une réelle curiosité, voire une forme de solidarité à l’égard de leurs futurs voisins », se souvient Grégory Halvick, responsable d’opération à l’OPAC. Un programmiste est ensuite sollicité pour élaborer le cahier des charges de la résidence, puis un architecte sélectionné sur appel d’offres. « Nous n’avions qu’une seule voix dans la procédure de sélection, autant dire peu d’influence, se rappelle Christian Clément. Mais nous avons eu la chance de pouvoir travailler en proximité avec l’architecte et le maître d’ouvrage, afin d’apporter des modifications jusqu’au dernier moment. »

Des espaces collectifs ouverts

Durant toute la construction, le directeur a participé au plus grand nombre de réunions de chantier possible. « Souvent, les associations gestionnaires pour lesquelles nous intervenons nous laissent décider de tout, car nous avons l’habitude d’une réelle concertation en amont et la volonté de concevoir des projets à la carte. Mais là, le directeur est resté extrêmement présent et demandait à être associé à tous les choix d’aménagements intérieurs, se souvient Grégory Halvick. Pour nous, c’était plutôt confortable, nous avions ainsi l’assurance que le projet plairait. » Le directeur des Mousselines a pourtant eu l’impression de devoir batailler sur certains points. « J’ai fait ouvrir davantage les espaces collectifs, je voulais qu’il y ait le moins de portes possible, sauf pour l’accès aux chambres et au bureau des équipes[2] », explique-t-il.

Ainsi, les espaces de vie de chaque étage sont traversants et lumineux, équipés d’un point cuisine où, le matin, les petits déjeuners sont préparés par les résidents et les travailleurs sociaux. Dans chacune des deux ailes d’hébergement du bâtiment, de petits espaces collectifs, également ouverts, sont préservés, équipés de canapés et de téléviseurs. Les deux « salles de bains thérapeutiques » initialement prévues ont été transformées, l’une en salle de sport et l’autre en salon de coiffure–bien-être. Le rez-de-chaussée est réservé à la restauration (livrée froide, réchauffée puis servie à table), à une salle de jeux et aux espaces de consultation pour la diététicienne, l’infirmière et la psychologue. Un studio y est disponible pour les visiteurs de passage. Les bureaux de la direction ne sont accessibles que de l’extérieur, ainsi que la partie réservée à la gestion des appartements « en diffus » – qui comprend également un salon où les locataires de ces appartements peuvent se retrouver. Pour faire valoir son point de vue, le directeur des Mousselines s’est notamment appuyé sur les réflexions d’un groupe de travail européen constitué en 2014 par la fédération Agapsy : AML Europe (Accompagnement et maintien dans le logement des personnes en situation de handicap psychique). Pour celui-ci, la qualité d’un habitat se rapprochant le plus possible de la normalité, associée à un accompagnement psychosocial, doit être une priorité dans la conception des lieux d’accueil pour les handicapés psychiques.

Il a fallu veiller jusqu’aux petits détails. « J’ai bataillé pour avoir des paillassons aux entrées, raconte le directeur. Ça n’a l’air de rien, mais avec toutes les normes de sécurité désormais imposées, c’est considéré comme une entrave en cas d’évacuation urgente du bâtiment. Nous avons finalement obtenu d’avoir des paillassons encastrés, fixes. » Christian Clément a pu choisir les couleurs de la décoration, intégrer des œuvres achetées aux artistes du centre hospitalier lyonnais du Vinatier ou à ceux des ateliers d’art-thérapie de l’hôpital psychiatrique de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, et acquérir un mobilier le moins « typé collectivité » possible. « Nous avons d’ailleurs les mêmes mobiliers dans l’espace d’attente de la direction », se félicite-t-il. En revanche, le responsable n’a pas eu gain de cause pour l’installation lumineuse nocturne qu’il avait espérée. « Beaucoup de nos résidents sont de grands insomniaques, ils se lèvent la nuit pour aller fumer une cigarette ou discuter avec le veilleur de nuit. Je voulais un système de leds dans les plinthes du couloir qui s’allume automatiquement à leur passage. Mais les normes exigent une pleine lumière, donc, à chaque fois que quelqu’un sort dans le couloir, tous les luminaires s’allument… »

Le droit à une vie sexuelle

Chacune des chambres occupe une surface de 20 m2 et inclut une salle de bains et des toilettes. « Quand nous les avons vues sur les plans, nous craignions qu’elles soient trop petites, se souvient l’animatrice Andrée Teyssier-Verger. Mais finalement, leur conception les rend très pratiques. » Deux appartements constitués d’une chambre et d’un salon-salle à manger sont également disponibles, ainsi que six studios équipés d’un évier. L’essentiel du mobilier est fourni par l’établissement, les chambres étant équipées de lits doubles – « parce que ce sont des adultes et qu’ils ont droit à ce confort, ainsi qu’à une vie sexuelle »,justifie le directeur. « C’est un sujet dont on parle désormais régulièrement dans les institutions. Pourtant, dans la région, je n’avais encore jamais vu de chambres avec des lits deux places, souligne Didier Adouard, psychiatre et sexologue, qui intervient dans la résidence. C’est un symbole important du respect de la vie intime. » La literie et ses draps sont, eux aussi, fournis par la structure. « Parmi nos ESAT, nous disposons d’une blanchisserie qui s’occupe de toute notre lessive, souligne Christian Clément. Mais ce sont des machines industrielles, et du linge de mauvaise qualité n’y résiste pas longtemps. Donc, pour éviter que les draps s’abîment trop vite, nous les fournissons nous-mêmes. »

Le déménagement, à la fin mai 2015, a suscité des inquiétudes, tant parmi le personnel que chez les usagers. De fait, personne ne savait vraiment à quoi s’attendre. Une visite avait pu être organisée dans un « appartement témoin », mais, pour des raisons de sécurité, le maître d’ouvrage avait souhaité limiter autant que possible les visites de chantier. Il a donc fallu s’adapter aux nouveaux locaux – l’occasion aussi d’enrichir les projets individuels des résidents. « Dans les autres établissements, ils avaient leur propre mobilier, mais ils n’ont pu amener ici qu’un seul élément chacun, explique Andrée Teyssier-Verger. Alors il a fallu leur apprendre à se séparer des choses, car il n’y a aucun espace de stockage. Nous avons également travaillé sur ce qui devait se trouver dans une chambre, dans une armoire, la séparation des vêtements d’hiver et d’été, sachant que nous avons pour cet usage un petit vestiaire en bas. » Les résidents ont également dû apprendre à cohabiter avec de nouveaux voisins en plus grand nombre. Mais l’organisation du bâtiment en L permet d’obtenir sur chaque étage deux petites unités plutôt faciles à vivre. « Nous avons également profité du déménagement pour interroger certaines de nos pratiques, détaille Christian Clément. Par exemple, le petit déjeuner était auparavant servi avec un chariot roulant. Aujourd’hui, chacun se sert et se fait son petit déjeuner dans l’espace cuisine-salon de son étage, ce qui favorise le développement d’une plus grande autonomie. » Prochaine étape : travailler avec les résidents à la décoration personnalisée de leurs chambres – « mais toujours en restant dans le beau », insiste Andrée Teyssier-Verger.

Pour que chacun se sente chez soi

L’autre atout de la nouvelle résidence est qu’elle favorise une plus grande individualisation du quotidien, en dépit du passage à des unités de vie plus grandes. Les boîtes aux lettres à l’entrée de l’immeuble, la possession d’une clé pour chaque chambre et un badge pour accéder au bâtiment en sont des symboles. Et les repas, finalisés par la maîtresse de maison, peuvent être adaptés en fonction de recommandations diététiques. « Nous avons fait le maximum pour que chacun se sente chez soi », insiste Christian Clément. Aux Mousselines, les éducateurs n’entrent dans les chambres qu’après avoir sollicité l’autorisation du résident. Comme lorsque Christophe Dolé, éducateur spécialisé, demande à ceux dont il connaît les problématiques à l’égard du rangement ou de l’hygiène s’il peut vérifier que le lit est bien fait et la fenêtre ouverte pour l’aération des lieux. En effet, même si des femmes de ménage s’occupent des parties communes, chaque résident est également responsable du rangement de sa chambre, avec l’aide des maîtresses de maison et des travailleurs sociaux… L’environnement extérieur du foyer a également été soigné, avec un mur végétalisé. A l’arrière du bâtiment sont installés une terrasse et un jardin. On y trouve aussi un poulailler « design » et deux poules-soie (une race de poule domestique) dont s’occupent les résidents… « Nous pensons également à acquérir un chien, annonce le directeur, l’un de ces animaux éduqués pour vivre dans des établissements médico-sociaux. » Le mur qui ceint la cour sera par ailleurs prochainement graffé par les résidents dans le cadre d’ateliers animés par un artiste local.

Pour l’heure, les équipes peinent encore à tirer des conclusions concernant les effets de l’installation dans ces nouveaux locaux sur l’état des résidents. « Pour nous, c’est un bel outil de travail : la salle de gym, l’espace dont on dispose, l’agencement des lieux… », observe Nordine Hamdaoui, aide médico-psychologique. Les locaux, situés en centre-ville, sont accessibles facilement par tous, et l’équipe comme les résidents peuvent se rendre sur leur lieu de travail en bus, alors qu’ils étaient auparavant hébergés à la périphérie de la ville. « C’est surtout la première fois que je vois des locaux d’habitation pensés et construits par l’institution qui l’occupe », observe Didier Adouard, psychiatre. Parmi les foyers où vivaient jusque-là les résidents des Mousselines, on trouvait par exemple une ancienne maison individuelle léguée à l’association. Des chambres doubles y subsistaient avec des sanitaires collectifs. « Aujourd’hui, les usagers me disent combien ils apprécient de pouvoir souffler un peu, seuls dans leur chambre, le soir au retour du travail, après toutes les sollicitations de la journée », souligne Arlette Simonet, infirmière. « Je n’ai pas le recul suffisant pour apprécier si le côté pratique et esthétique des lieux apporte des améliorations à l’état de santé des patients, ajoute Didier Adouard. Mais on ressent qu’ils apprécient ces nouveaux locaux et valorisent le fait d’y être accueillis. Et penser les choses dans le beau est une marque de respect à l’égard des personnes. »

« Je suis très fier de cet établissement, car il est tel que nous l’avons souhaité », s’enorgueillit pour sa part Christian Clément. « Tout en restant dans l’enveloppe budgétaire », précise Christian Lalbertier, administrateur et vice-président délégué à l’hébergement de l’ALR. Pour réduire les coûts, plusieurs ateliers des ESAT de l’association ont même contribué à la construction. Les garde-corps qui protègent les ouvertures en façade ont ainsi été conçus par une métallerie de l’ALR. « C’est un réel partenariat qu’il a fallu mettre en place pour que l’atelier s’adapte aux exigences de sécurité du bureau de contrôle, précise Grégory Halvick. Mais c’était un vrai clin d’œil aux résidents, dont certains travaillent dans cet atelier. » Quant aux usagers, ils semblent s’être adaptés aux nouveaux locaux, avec une intégration progressive des lieux en fonction de leur établissement d’origine. « Je n’ai jamais vu un cadre pareil, s’émerveille l’un d’eux. C’est beau, c’est plaisant, on peut se doucher quand on veut, vu qu’on a chacun notre salle de bains. » Le soin que les résidents accordent à leur environnement tend également à démontrer leur plaisir à y vivre. « Ça fait mieux passer la maladie quand on est dans du neuf, observe un autre. On se rend moins compte qu’on doit vivre avec sa dépression. »

Notes

(1) Les Mousselines : 29, rue Etienne-Thomassin – 69170 Tarare – Tél. 04 74 89 17 03.

(2) La résidence compte un directeur, un chef de service, une quinzaine de travailleurs sociaux (éducateurs spécialisés, animateurs, aides médico-psychologiques et moniteurs-éducateurs), deux maîtresses de maison et un surveillant de nuit. Une psychologue, une infirmière et une diététicienne sont également présentes pour les résidents à temps partiel.

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