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« Le voile intégral est une façon d’attirer le regard, quitte à choquer »

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Le port du voile intégral dans l’espace public est interdit en France depuis la loi du 11 octobre 2010. Quel est le bilan de ce texte à l’époque très médiatisé ? Pour la sociologue Agnès De Féo, qui enquête depuis huit ans sur ce sujet, le remède a été pire que le mal. D’autant que, selon elle, ces femmes sont davantage dans une quête identitaire que dans une réelle démarche religieuse.
Qu’est-ce que le « voile intégral » ?

C’est l’expression française pour désigner ce que les responsables politiques ont d’abord nommé burqa, en référence à l’Afghanistan. Aujourd’hui, le terme utilisé le plus couramment en France est celui de niqab. Il s’agit du voile qui laisse les yeux apparents. Lorsque le visage est entièrement masqué, on parle du sitar. L’ensemble niqab et sitar se porte sur le jilbeb, une sorte de grande cape couvrant l’ensemble du corps. Le plus souvent, le niqab est noir, même s’il en existe aussi de couleurs claires. Les femmes le préfèrent en général noir, car c’est un vêtement destiné à renvoyer l’image d’une hyperpratiquante. Ces femmes se revendiquent en cela d’une tradition, en grande partie fantasmée, renvoyant aux femmes du prophète Mohammed.

Depuis quand le port du voile intégral en public est-il interdit ?

Depuis le vote de la loi du 11 octobre 2010, entrée en vigueur le 11 avril 2011. Ce texte interdit la dissimulation du visage dans l’espace public, sauf dans l’habitacle des voitures et aux abords des mosquées. Elle a été précédée d’un débat qui a duré plus de un an, à la suite des déclarations de Nicolas Sarkozy en juin 2009, affirmant que la burqa n’était pas la bienvenue sur le territoire français. A partir de là, tout le monde s’est emparé de ce qui n’était qu’un phénomène minoritaire, et une commission d’enquête a été créée à l’Assemblée nationale, pilotée par le député PCF André Gérin. Désormais, la loi prévoit une amende de 150 € pour les contrevenantes et, le cas échéant, l’obligation de participer à un stage de citoyenneté. Mais je crois que cette dernière disposition n’a jamais été appliquée. Une femme voilée peut être contrôlée par la police, qui n’a cependant pas le droit de lui ôter son voile de force. Elle peut être emmenée au commissariat pour une vérification d’identité qui ne peut pas excéder une durée de quatre heures.

Cette loi a-t-elle effectivement été appliquée, et avec quels effets ?

En ce qui concerne les amendes, c’est très inégal. Certaines femmes n’ont jamais été inquiétées, tandis que d’autres, notamment à Nice, s’en sont vu infliger plus de dix. Environ 300 amendes sont notifiées chaque année pour une population estimée entre 1 000 et 2 000 femmes qui portent le voile intégral… Ce qui fait quand même beaucoup en proportion. Le bilan global de la loi de 2010 me semble négatif dans la mesure où, à partir de sa mise en application, on a observé une hausse du nombre des femmes intégralement voilées, même si beaucoup l’ont enlevé ensuite. Elle a en outre contribué à radicaliser une partie de la communauté musulmane en gonflant un phénomène très minoritaire. On ne pensait pas que cette loi aurait une telle répercussion. D’une certaine façon, on a créé le monstre que l’on voulait éviter.

Qui sont ces femmes portant le niqab ?

Avant 2011, il s’agissait de femmes assez réservées. Lorsque je les abordais dans les cités de certaines banlieues ou aux abords des mosquées salafistes, elles étaient assez réticentes à me répondre. Après la mise en œuvre de la loi, celles-ci sont souvent restées cloîtrées chez elles. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes lorsqu’elles ont des enfants en âge scolaire. Les femmes qui ont commencé à porter le voile intégral après 2011 sont en revanche beaucoup plus dans la revendication. Elles sont souvent assez jeunes et d’abord dans une recherche identitaire. Elles trouvent dans le niqab une forme d’expression, une façon d’envoyer balader la société. Elles pensent aussi, grâce au voile, trouver le conjoint parfait, religieux et sérieux, qui va les respecter. Evidemment, ce n’est pas aussi simple, car les mariages contractés par le biais des réseaux salafistes ne sont pas toujours des réussites. Qu’elles soient d’origine musulmane ou converties, elles viennent en général de familles non religieuses. Certains parents musulmans ont tellement voulu s’intégrer qu’ils ont fait l’impasse sur la question de l’identité religieuse et, à l’adolescence, leurs filles se trouvent confrontées à la difficulté de porter un nom musulman sans en avoir la culture. Elles cherchent alors à redonner du sens à cette identité, mais de façon excessive. On trouve aussi des femmes plus âgées, autour de la trentaine, qui ont souvent eu une vie un peu chaotique. La plupart ont des enfants, souvent de pères différents. Elles veulent « se racheter une conduite » et le voile leur apparaît comme une page blanche sur laquelle elles réécrivent leur histoire.

Dans vos documentaires, beaucoup d’entre elles se réclament paradoxalement d’un certain féminisme…

En effet, elles affirment souvent être libres et tiennent des propos tels que : « mon corps m’appartient », « je le montre à qui je veux », etc. La plupart n’ont pas de partenaire ou de façon épisodique, et elles divorcent facilement. Ce qui est certain, c’est que, contrairement à ce que prétendent certains responsables politiques, je n’ai jamais rencontré une femme intégralement voilée qui admette que le port du voile intégral lui a été imposé par son mari ou son entourage. J’ai pourtant fait des centaines d’entretiens depuis huit ans, mais je crois que sur cette question, on est en France dans le domaine du fantasme. On me rétorque parfois que les femmes forcées à se voiler ne sont pas visibles parce qu’elles restent chez elles, mais c’est un contresens. Si elles ne sortent pas de chez elles, elles ne sont pas voilées. Les femmes portant le niqab ont, par définition, accès à l’espace public et le font de leur propre volonté. Je vois là une vision de la femme musulmane héritée directement de notre passé colonial.

Elles disent aussi que le voile est une protection contre le regard des hommes…

C’est pour cette raison que je pense que leur discours est proche d’un féminisme pur et dur qui considère que les hommes sont fondamentalement des prédateurs pour les femmes. Il s’agit d’une forme de revanche face à un harcèlement permanent qu’elles ne supportent plus. L’une d’elles l’affirme dans l’un de mes documentaires : « Je ne suis pas un bout de viande. » C’est aussi, d’une certaine façon, une réaction à la marchandisation du corps de la femme. Le voile intégral devient une revanche de ces femmes contre le machisme et l’injonction qui leur est faite de se montrer, d’être toujours séduisantes. Lors d’un voyage en Malaisie, j’ai porté le voile intégral, et ce que l’on ressent, ce n’est pas du tout de la soumission mais plutôt une forme de toute-puissance, la sensation d’être au-dessus des autres. Plus besoin de se composer un masque social. En même temps, ces femmes sont pour la plupart très narcissiques. Elles veulent être au-dessus des autres, et plus on les agresse, plus elles se sentent fortifiées mais s’automarginalisent. En réalité, ce sont des filles tout à fait banales, et le voile intégral est une façon pour elles d’attirer le regard, quitte à choquer les passants.

Faut-il, selon vous, revenir sur l’interdiction du port du voile intégral ?

J’y suis favorable, mais le mal a été fait. A mon avis, le seul argument valable pour justifier l’interdiction du port du voile intégral était celui de la sécurité. Si le législateur s’en était tenu là, il aurait été possible de trouver un compromis en faisant appel au sens civique de ces femmes. Mais on ne les a pas considérées comme des sujets, en confisquant systématiquement leur parole. La seule femme voilée entendue par la commission parlementaire a fait l’objet d’une citation de seulement dix lignes dans le rapport final… Il y a, en outre, dans les réactions d’hostilité qu’elles suscitent une forme de misogynie de bas étage. Les insultes qui leur sont adressées sont presque toutes liées à la sexualité ou à la prostitution. Les gens ne supportent pas qu’elles échappent au regard commun. Elles sont pourtant demandeuses d’échange et de reconnaissance, et mon travail a justement consisté à entendre leur discours en travaillant sur leur propre subjectivité.

Quels conseils pourriez-vous donner à un travailleur social ayant à accompagner une femme portant le voile intégral ?

Le mieux serait d’abord de l’écouter, et surtout de ne pas poser d’emblée une injonction à retirer son niqab. Il ne faut pas contraindre ces femmes à retirer leur voile car on ne sait pas ce qu’elles ont vécu. Elles peuvent, par exemple, avoir de véritables problèmes physiques. Parmi celles que j’ai rencontrées, certaines avaient ainsi des dents cassées qu’elles ne pouvaient pas faire soigner. Peut-être préféraient-elles que cela ne se voit pas… D’une façon générale, elles sont davantage dans des situations de marginalisation que dans une véritable démarche religieuse. Il faut laisser faire, essayer de les comprendre et éventuellement les aider à évoluer.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Agnès De Féo est sociologue et documentariste. Elle a réalisé notamment Sous la burqa(1) en 2010 et Niqab hors-la-loi(2) en 2012. Elle prépare un nouveau documentaire, Voile interdit.

Notes

(1) www.youtube.com/watch?v=jj7cB6DrJ6E.

(2) www.youtube.com/watch?v=oVjKZdNg2WU.

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