« En nous regroupant, nous avons pu remporter le marché d’entretien des espaces verts de la CNR [Compagnie nationale du Rhône]. Et nous n’avons cessé de coopérer, de nous entraider, pour répondre à toutes les demandes de notre client. Cela a créé une dynamique positive et des liens de confiance solides », se réjouit Thierry Maroteaux, responsable d’activités et de services de la société Messidor Drôme(1). Celle-ci est l’une des six entreprises relevant du secteur protégé et du travail adapté qui, depuis 2009, assurent pour le compte de la CNR l’entretien paysager aux abords des ouvrages aménagés sur le Rhône, entre Tain-l’Hermitage et Montélimar-Sud. Messidor s’est allié avec Les Compagnons de la Drôme, La Teppe, Adefi et deux sites de la Croix-Rouge française, à Montélimar (Drôme) et à Beauchastel (Ardèche), qui gèrent tous des établissements et services d’aide par le travail (ESAT) ou des entreprises adaptées (EA).
Cette collaboration a si bien fonctionné que, depuis 2014, la CNR leur a confié également l’entretien des jardins de ses logements de la Drôme, ainsi que des travaux destinés à préserver l’environnement : la création et l’entretien d’un site dédié aux abeilles et autres insectes pollinisateurs, l’arrachage de plantes invasives, l’aménagement de digues et de barrages pour que des moutons viennent pâturer, etc. De 160 000 € en 2009, le marché a presque doublé, pour atteindre cette année un montant d’environ 300 000 €. Au total, 35 travailleurs handicapés et sept encadrants, employés par les six partenaires, travaillent aujourd’hui pour la CNR. Une initiative nominée aux « Trophées GESAT pour des prestations HandiResponsables », dont la remise aura lieu le 15 décembre.
Pourtant, il y a quelques années, sortir des rivalités habituelles et trouver un terrain d’entente n’allaient pas de soi. La première étincelle est venue de l’extérieur. En 2007, Directh Idée, une association émanant du Medef dont l’objectif est de mettre en relation le secteur marchand et le secteur protégé, proposait à une entreprise adaptée, Les Compagnons de la Drôme, de travailler pour la CNR – un groupe implanté à Lyon qui exploite 19 centrales hydroélectriques et emploie 1 300 personnes. Mission : entretenir la végétation aux abords des ouvrages aménagés sur le Rhône. « J’ai décliné, car c’était trop grand pour nous », se souvient Guy Seiller, directeur des Compagnons de la Drôme. Mais il ne renonce pas pour autant. Membre d’un collectif qui réunit une quinzaine de directeurs d’ESAT et d’entreprises adaptées du département, il décide de leur présenter le projet. « Je ne voulais pas laisser passer ça, il fallait se regrouper. Le plus difficile, c’était de convaincre mes collègues de l’opportunité d’un projet commun, car nous étions jusque-là des concurrents », confie le directeur de l’entreprise adaptée.
Après deux ou trois réunions et plusieurs échanges téléphoniques, Guy Seiller emporte l’assentiment de quelques directeurs, membres du collectif. Au côté des Compagnons de la Drôme, cinq structures se lancent dans l’aventure : Messidor Drôme, dont l’ESAT et l’entreprise adaptée (auxquels s’ajoute un ESAT hors les murs) emploient des travailleurs handicapés atteints en majorité de troubles psychiques ; de même qu’Adefi avec son entreprise adaptée et son ESAT hors les murs ; La Teppe, qui a deux ESAT et une entreprise adaptée spécialisés dans l’accompagnement d’anciens épileptiques ; et enfin les deux ESAT de la Croix-Rouge de Montélimar et de Beauchastel, qui accueillent des personnes ayant différents types de handicaps, principalement des déficients intellectuels. Au total, les six entités affichent un effectif de 349 travailleurs handicapés aux activités diverses : blanchisserie, conditionnement, nettoyage, restauration, maçonnerie, etc. Hormis La Teppe, avant de s’engager dans cette coopération, tous possédaient déjà des compétences en matière d’entretien des espaces verts.
Au cours de ces premières discussions, la difficulté a été de trouver un accord sur trois points essentiels. En premier lieu, la CNR exigeait d’avoir un seul correspondant auquel envoyer les bons de commande et payer les travaux effectués. Les Compagnons de la Drôme se sont alors engagés à assurer la gestion et la coordination administrative et financière. Deuxième question, plus sensible : le prix auquel serait facturé l’entretien des espaces verts pour la CNR. « Nous pratiquions des prix différents, les uns plus bas, d’autres plus élevés, résume Thierry Maroteaux. Nous avons harmonisé nos prix. Notre objectif était d’être dans le prix du marché. » Un dernier point : la répartition géographique des sites le long de 80 km de fleuve, à proximité de l’implantation de chacun : Les Compagnons de la Drôme et La Teppe vers le nord du département, Messidor du côté de Valence et Montélimar, Adefi et la Croix-Rouge vers le sud.
Sur le plan juridique, la coopération a pris une forme légère. Pas un groupement momentané d’entreprises (GME), mais un simple document écrit, signé par chacun. « La coopération prend souvent une forme très simple, commente Gérard Zribi, président d’Andicat (Association nationale des directeurs et cadres d’ESAT). Les partenaires signent une charte de valeurs, de bonne conduite, pour préciser les modalités d’organisation et s’assurer que tous respecteront les règles. » La charte précise les points essentiels de la coopération : le nom de l’entreprise qui reçoit les bons de commande de la CNR et assure la gestion des plannings ; sa rémunération à ce titre ; la répartition géographique des interventions ; et le fait que chaque entreprise est responsable de son personnel, de ses chantiers, de la qualité et de la sécurité.
Mais l’une des principales clés de la réussite de cette coopération est ailleurs : elle tient au temps que s’est accordé le donneur d’ordre, soucieux de remplir ses obligations d’emploi de travailleurs handicapés, pour préparer et organiser le travail. « Nous souhaitions contractualiser quelque chose de durable, nous assurer de la capacité des ESAT et des entreprises adaptées à répondre à nos exigences en matière de sécurité et de qualité », explique Valéry Blachon, chargé d’affaires à la CNR. Après avoir expliqué précisément ce qu’elle attendait des sous-traitants, la CNR a organisé un test, pendant une semaine, sur trois chantiers. Au programme : tonte, taille et débroussaillage. Les Compagnons de la Drôme, Messidor et La Teppe ont fait leurs preuves. « Nous les avons mis en situation. On voit tout de suite si un chantier est bien organisé. Les essais étaient concluants. On a signé le contrat en 2008 et le travail a commencé début 2009 », rappelle Valéry Blachon.
Pour les entreprises adaptées et les ESAT engagés dans une telle coopération, cette phase préparatoire s’est révélée très utile. « D’habitude, on répond à un appel d’offres et on a un mois ou deux pour envoyer un dossier, observe Thierry Maroteaux. Mais cette fois, il n’y avait pas de mise en concurrence, et nous sommes passés par une phase de préparation. Cela nous a donné le temps de nous mettre d’accord, d’échanger, de recruter et d’investir. »
Autre facteur de réussite : la cohésion assurée au fil des années par les principaux acteurs du contrat. Ainsi, la CNR ne se contente pas d’envoyer ses bons de commande aux entreprises. Elle fait un point régulier lors de réunions trimestrielles auxquelles sont conviés tous les établissements, de même que le maître d’œuvre, l’Office national des forêts (ONF), qui assure le suivi technique. S’y ajoute une réunion annuelle pour établir le plan de prévention des risques. En 2010, la compagnie a accepté de changer d’interlocuteur, Les Compagnons de la Drôme jugeant la charge trop lourde. Depuis, Messidor a repris le flambeau. L’association, rémunérée à hauteur de 3 % par ses partenaires pour cette tâche, assure la coordination et le suivi administratif, des plannings jusqu’à la facturation, en passant par un compte rendu mensuel à la CNR.
A en croire les six partenaires, les bénéfices de la coopération sont incalculables. Elle a d’abord été le moteur d’un rapide développement économique. Les entreprises ont investi et créé des emplois pour être en mesure de remplir leur contrat. Plusieurs ont acheté du matériel adapté au nouveau volume d’activité : des tondeuses tractées et autoportées, plus puissantes, des débroussailleuses, des remorques ou encore des taille-haies thermiques. Quatre entreprises sur six ont étoffé leurs équipes. Les deux ESAT de la Croix-Rouge ont embauché un encadrant et 12 travailleurs handicapés, plus de la moitié à l’extérieur, les autres en interne, en provenance d’un autre ESAT. L’entreprise adaptée d’Adefi a recruté quatre personnes. Pour son homologue de La Teppe, c’était l’occasion attendue de créer une équipe dédiée aux espaces verts. « J’avais le projet de me lancer dans cette activité, raconte Claude Ducourthial, qui dirige les structures de La Teppe. J’ai recruté un chef d’équipe encadrant, qui était un professionnel des espaces verts, et quatre salariés, dont deux venus de l’un de nos ESAT. » Pour les deux travailleurs handicapés issus du secteur protégé, dont le statut était celui d’usager d’une structure médico-sociale, l’embauche dans une entreprise adaptée constitue un changement majeur : ils entrent dans le milieu ordinaire. « C’est une promotion, souligne Claude Ducourthial. Ils deviennent des salariés comme les autres, avec les mêmes droits, les mêmes horaires, une convention collective, des représentants du personnel… même si c’est un milieu adapté aux difficultés psychiques, avec un accompagnement par une chargée d’insertion. C’est aussi un tremplin, car les exigences en termes de production, de régularité, sont plus grandes et permettent de se préparer aux normes des entreprises classiques. »
Un autre défi attendait les six partenaires : faire monter en compétences les équipes. Car la CNR s’est révélée particulièrement exigeante, les normes imposées en matière de qualité et de sécurité étant rigoureuses. Il fallait accentuer la professionnalisation du personnel, tout d’abord en le formant à de nouvelles techniques : les salariés ont ainsi appris la taille en hauteur, qui exige le montage d’un échafaudage. Ensuite, en validant les compétences acquises dans l’entretien des espaces verts, grâce à la reconnaissance des savoir-faire professionnels (RSFP), un dispositif de l’Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA). « Quand l’encadrant juge qu’un travailleur handicapé est prêt, il lui fait passer un entretien. A l’AFPA, il est mis en situation, ses gestes techniques sont observés par des gens du métier qui valident ce qui est correctement acquis. Lors de la remise de la RSFP, il y a une petite cérémonie, comme pour un diplôme. Le dispositif est très valorisant », estime Romuald Duarte-Savarès, directeur d’Adefi. Au cours de l’année 2009, la CNR a décidé d’abandonner les produits phytosanitaires. Un changement qui a obligé une partie des équipes à revoir leurs pratiques professionnelles. La part du travail manuel s’est accrue. « Quand on arrive sur une prairie, on prend le temps d’étudier la végétation. La consigne est de ne pas tondre chaque fois, on laisse pousser l’herbe. Le personnel désherbe à l’aide d’outils manuels. On regarde aussi si c’est le moment de tailler un arbre », explique Guy Seiller.
Les entreprises ont également formé leurs équipes dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail. A la demande de la CNR, l’ensemble des mesures prévues est consigné chaque année dans un plan de prévention des risques. Ainsi, plus question d’oublier les équipements individuels de protection, obligatoires en cas d’utilisation des différents engins de jardinage : chaussures de sécurité, gants, protections auditives, etc. Plusieurs sont devenus sauveteurs secouristes du travail, pour être en mesure d’aider un collègue accidenté ou de mieux identifier et prévenir les situations dangereuses. Ils ont également suivi des formations aux gestes et postures destinés à éviter les lombalgies et autres douleurs musculosquelettiques à l’origine d’une partie des accidents du travail.
Enfin, les personnels ont appris à prendre des mesures de sécurité pour faire face à des conditions plus périlleuses. Au bord des voies de circulation, ils doivent afficher un arrêté de voirie, installer des panneaux de signalisation et s’équiper de gilets fluorescents. « Cela nous oblige à être rigoureux et stricts sur tous ces points. Le niveau d’exigence d’un groupe comme la CNR est bien supérieur à ce que nous connaissions auparavant, reconnaît Johann Aubery, contremaître d’Adefi. Le fait d’avoir coopéré pour décrocher ce contrat de grande envergure nous a permis à tous de progresser. » Ce que vient compléter Jean-Michel Aureille, directeur adjoint des Ateliers Sud Rhône-Alpes de la Croix-Rouge : « Le fait de mieux maîtriser leur métier, de respecter des règles de sécurité est bénéfique pour les travailleurs handicapés, parce que cela les valorise. »
Autre bénéfice majeur de la coopération : l’entraide et les échanges à tous les niveaux. Quand une équipe est défaillante, d’autres prennent le relais. « Si on a un problème de sécurité ou de planning, on dit “help !”, on en parle aux autres, on demande de l’aide », confie Guy Seiller. De même, si une équipe plus expérimentée a des compétences dans un domaine que n’ont pas ses confrères, ils lui confient le chantier, même s’il n’est pas dans son secteur géographique. « Un jour, il fallait poser un grillage entre deux lotissements, mon équipe ne savait pas faire, alors que celle de Messidor avait le savoir-faire. Elle s’en est chargée », raconte Johann Aubery. Mais celui-ci apprécie avant tout les échanges avec les autres chefs d’équipe, que ce soit pour parler des difficultés d’un travailleur handicapé ou des questions soulevées par le code du travail, ainsi qu’avec les agents de l’ONF quand il faut s’occuper des arbres. « Nos chefs d’équipe ont échangé sur les bonnes pratiques, le matériel et l’organisation, souligne Guy Seiller. Il arrive aussi que les travailleurs handicapés des différentes structures travaillent ensemble et partagent leur pique-nique. »
Au fil des années, cette bonne entente entre les six structures a fait boule de neige. « On a le réflexe de faire appel les uns aux autres pour nos clients, quand le volume du marché, les compétences demandées dépassent les possibilités d’un seul établissement », se félicite Patrick Barba, directeur de Messidor Drôme. En effet, la coopération s’est prolongée et renforcée, favorisant le développement de l’activité. « Avec Messidor, La Teppe et Adefi, nous avons remporté il y a trois ans un appel d’offres pour l’entretien des espaces verts de La Poste. Quand nous sommes trop chargés, Les Compagnons de la Drôme viennent en renfort », précise Jean-Michel Aureille.
« Les ESAT et les entreprises adaptées tissent des partenariats sur leur territoire, se rapprochent des entreprises d’insertion. Ils coopèrent pour partager des marchés ou, par exemple, pour développer la formation professionnelle », affirme Gérard Zribi, président d’Andicat (Association nationale des directeurs et cadres d’ESAT). Le rapport de 2009 sur les ESAT commandé par la direction générale de la cohésion sociale(2) précise que, « en cas d’impossibilité de répondre seul à un marché », 35 % répondent en commun, 39 % renvoient sur un autre ESAT ou une entreprise adaptée, et les autres refusent le marché. Si la tendance est positive, elle est encore timide. « Les coopérations sont trop peu fréquentes, estime Béatrice Amsellem, directrice du Réseau national du travail protégé et adapté (Réseau GESAT). Pourtant, c’est une voie de développement majeure. »
(1) Association Messidor : 16, avenue Gaston-Vernier – 26200 Montélimar – Tél. 04 78 78 00 78 –
(2) « Appui des services de l’Etat à la modernisation et au développement des ESAT dans leurs missions médico-sociale et économique », rapport final de la DGCS, novembre 2009.