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Revivre après l’horreur

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Situé à Paris, le centre Primo-Levi souffle cette année ses vingt bougies. Dans cette structure associative qui soigne les victimes de torture, la pluridisciplinarité et la prise en compte des conditions matérielles d’existence sont au cœur de la démarche de soins.

Mardi matin, 9 h 45, un quart d’heure après l’ouverture, la salle d’attente du centre Primo-Levi(1) est déjà pleine. Originaires d’Afrique subsaharienne, du Caucase, du Sri Lanka, des hommes et des femmes attendent leurs rendez-vous avec le médecin, le psychologue, l’assistant social ou la juriste. Du thé, du café et des petits gâteaux les aident à patienter. Depuis vingt ans, cette structure pluridisciplinaire accueille et soigne gratuitement les victimes de la torture et des violences politiques, quel que soit leur statut administratif – réfugiés, en cours de demande d’asile ou déboutés(2).

En 1995, plusieurs associations (Médecins du Monde, Amnesty International, Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, Juristes sans frontières…) se sont regroupées pour créer cette structure permettant la prise en charge de ce public particulier. Sibel Agrali, directrice du centre de soins, a fait partie de l’équipe fondatrice. « Le système de santé n’est pas adapté pour ces patients, les médecins ne sont pas formés à l’impact des tortures et le temps de consultation est insuffisant. En outre, les patients sont confrontés à des problèmes sociaux et administratifs en face desquels les professionnels de santé sont perdus », explique-t-elle. A Primo-Levi, si le médecin ou le psychologue constituent la première ligne, juristes et assistants sociaux ont d’emblée été associés à cette prise en charge pluridisciplinaire. Impossible, en effet, de mener à bien une démarche de soins quand l’incertitude plane sur sa situation administrative ou que l’on est confronté à des problèmes de logement.

L’accueil, poste sensible

En ce début de matinée, les deux accueillantes sont sans cesse sollicitées, le téléphone sonne en permanence, interprètes et soignants passent pour se rendre dans la salle de réunion qui sert aussi de lieu de pause, avant de repartir en consultation. La matinée du mardi est la plus chargée de la semaine. Les deux médecins, les deux assistants sociaux, la juriste et quatre psychologues sur six sont présents en même temps. « Durant cette seule matinée, nous accueillons entre 50 et 60 personnes, note Déborah Caetano, responsable de l’accueil, soit près du tiers des personnes reçues dans la semaine.[3] » Le rôle des deux accueillantes est primordial. Toutes les demandes transitent d’abord par elles. « Je m’assure que la personne correspond bien à notre mandat – l’accompagnement des victimes de violences politiques – et qu’elle est en demande de soins. Parfois, ceux qui nous contactent sont plutôt à la recherche d’une aide juridique ou sociale. Je les réoriente alors vers une structure plus adaptée, il n’est pas question de les laisser repartir sans rien. J’en profite aussi pour leur présenter notre activité. Il est arrivé à plusieurs reprises que des personnes nous recontactent un ou deux ans après quand elles se sentent prêtes à entamer une démarche de soins », détaille Déborah Caetano.

Si des patients contactent directement le centre Primo-Levi, nombreux sont ceux qui sont orientés par des professionnels. Malheureusement, seule structure de ce type en Ile-de-France, le centre est parfois obligé de clore sa liste d’attente. « Faute de places, nous n’adressons à Primo-Levi que les personnes pour lesquelles nous pensons qu’un suivi psychologique classique n’est pas suffisant, précise Anne Perrin, infirmière au centre d’hébergement et de réinsertion sociale Buzenval, à Paris. Une de nos résidentes aurait besoin d’un suivi. Nous appelons tous les deux ou trois mois pour savoir si une place se libère. » Si les adultes doivent souvent patienter de trois à six mois avant de pouvoir commencer un travail, le centre reçoit en revanche les jeunes le plus rapidement possible. « Quand un enfant ou un adolescent est en souffrance, il est indispensable d’agir vite », confirme Armando Cote, psychologue responsable de l’espace enfants-adolescents. Dès qu’une place se libère, un rendez-vous d’« accueil » est fixé. L’accueillante peut se faire accompagner pour cela d’un interprète. Ces entretiens sont souvent longs, de trois quarts d’heure à une heure, et émotionnellement très forts. « C’est souvent la première fois que la personne reparle de ce qui lui est arrivé, raconte Déborah Caetano. Beaucoup pleurent. » Celle-ci veille néanmoins à rester dans la limite de sa fonction. « Quand la personne commence à s’épancher, je dois la contenir, sinon, lorsqu’elle rencontrera le médecin ou le psychologue, elle risque d’avoir le sentiment d’avoir tout dit. » Enfants et adolescents rencontrent, quant à eux, directement le psychologue.

En milieu de matinée, une dame sri lankaise vient reprendre rendez-vous. Pris par leurs préoccupations quotidiennes de survie ou du fait de défaillances de mémoire liées à ce qu’ils ont vécu, nombreux sont les patients qui oublient leurs rendez-vous. Face à cet absentéisme, le centre est obligé de faire preuve de souplesse. L’accueillante se plonge dans l’agenda : il faut que le praticien soit disponible, mais également un interprète. La semaine suivante, aucun en langue tamoul ne sera présent. « Un entretien est-il possible en anglais ? » demande-t-elle.

L’importance des interprètes

Au centre Primo-Levi, 55 % des consultations ont lieu en présence d’un interprète. Comment, en effet, pouvoir dire l’indicible dans une langue que l’on ne maîtrise pas ? Ces professionnels font partie intégrante du dispositif de prise en charge. Pas question de faire appel au conjoint, au compatriote, voire à l’enfant qui maîtrise mieux le français. L’interprétariat téléphonique est lui aussi proscrit. La disposition du mobilier marque cette importance donnée aux interprètes : dans les cabinets de consultation médicale ou psychologique, pas de bureau en face à face, mais trois fauteuils. « Nous essayons que ce soit la même personne qui traduise tout au long de la prise en charge et dans ses différents aspects (médecin, psychologue, assistant social ou juriste). Quand plusieurs personnes d’une même famille sont suivies individuellement, nous nous efforçons d’avoir plusieurs interprètes », explique Sibel Agrali, qui a elle-même été interprète en langue turque et porte un grand intérêt à la place des traducteurs. « Contrairement à d’autres structures, nous disposons ici d’un espace pour attendre entre deux rendez-vous, apprécie Kibar Ay Yildiz, interprète en langues turque et kurde depuis vingt ans au centre. Dans les hôpitaux, les services sociaux, les PMI, en revanche, nous attendons le plus souvent dans la salle d’attente avec le public. Cela pose souvent des problèmes : le patient vous demande d’où vous venez, commence à vous raconter son histoire et vous ne pouvez pas le couper. Lors du rendez-vous avec le professionnel, il se dit qu’il vous a déjà raconté son histoire. »

Le russe, le tamoul et le turc sont les langues les plus utilisées par les patients du centre, mais la liste des langues parlées par les interprètes est longue : anglais, arabe, kurde, ourdou, farsi, sousou, etc. Il arrive aussi que certains patients qui ont besoin d’un interprète ne souhaitent pas s’exprimer dans leur langue maternelle, tant celle-ci est associée au souvenir des traumatismes subis. Ils ont alors la possibilité d’en choisir une autre. Ludmila Antonova est interprète en langue russe et intervient au centre depuis plus de quatre ans, principalement avec des patients originaires du Caucase (Tchétchénie, Ingouchie, Géorgie). Pour eux, la langue russe, qu’ils ont apprise à l’école, est aussi celle des soldats des troupes d’occupation, ce qui peut poser problème. « La plupart des patients tchéchènes me demandent d’où je viens, précise-t-elle. Quand je leur dis que je ne suis pas russe mais moldave, ils sont soulagés et je peux commencer à traduire sans problème. »

Travailler avec des interprètes est une nouveauté pour la plupart des soignants de Primo-Levi. Jonas Bessan, médecin généraliste à la retraite, y consulte deux jours et demi par semaine : « Auparavant, je n’avais jamais travaillé avec un interprète, et ce n’est pas évident. C’est plus ou moins facile selon l’interprète. Il doit traduire mot à mot, et ce n’est pas toujours le cas. J’ai parfois l’impression qu’il ne traduit pas exactement ce que j’ai dit ou demandé. » A l’issue des entretiens, soignants et interprètes sont souvent amenés à échanger. « Ces temps de débriefing ont lieu principalement avec les médecins ou les psychologues. J’échange aussi beaucoup avec Déborah à l’issue des premiers entretiens d’accueil, qui peuvent être très longs », détaille Kibar Ay Yildiz, l’interprète. Outre l’éclairage pertinent qu’ils peuvent apporter au praticien, ces échanges permettent aussi de ne pas laisser seuls les interprètes avec des récits souvent très durs. « Nous sommes les premiers à les entendre et, au début, nous n’y sommes pas préparés, nous prenons ces histoires comme une éponge, confie Ludmila Antonova. Emotionnellement, c’est si dur qu’à un moment donné j’ai dû demander à réduire ma présence au centre. » Pendant plusieurs années, les interprètes pouvaient participer une fois par mois à la réunion de synthèse hebdomadaire. « Cela m’aidait beaucoup d’échanger avec le reste de l’équipe. Je me sentais moins isolée », se souvient Kibar Ay Yildiz. « Pour des raisons budgétaires, nous avons dû arrêter de faire venir les interprètes aux réunions de synthèse, car cela nécessitait de financer des vacations supplémentaires », regrette Sibel Agrali. Doté d’un budget de 1,4 million d’euros, le centre Primo-Levi diversifie au maximum ses financements : 25 % proviennent de fonds publics (Etat, Mairie de Paris, agence régionale de santé), 25 % du Fonds asile migration et intégration, 25 % de fondations entreprises, 25 % de donateurs individuels). « Trois personnes à temps plein sont occupées à cette recherche de financements. Cette diversification nous permet de protéger nos ressources », souligne Eléonore Morel, directrice générale.

Si certains patients demandent dès le départ à rencontrer un psychologue, d’autres souhaitent d’abord voir le médecin généraliste. Maux de tête, pertes de mémoire, troubles du sommeil figurent parmi les premiers motifs de consultation. « De nombreux patients font des examens d’IRM, de scanner, tous normaux, mais leurs symptômes persistent. Quand un médecin voit une personne encore jeune qui souffre de perte de mémoire, il soupçonne des troubles neurologiques », explique Jonas Bessan. En ville, les consultations dépassent rarement un quart d’heure. L’évocation des violences vécues est alors presque impossible, surtout en l’absence d’un traducteur. Sans compter que la figure du médecin peut susciter l’angoisse. « Dans certains lieux, des médecins étaient présents lors des séances de torture », rappelle le praticien. Pour pouvoir soigner ces patients très meurtris, il est indispensable de gagner progressivement leur confiance. Pas question de demander de but en blanc à une personne qui a été torturée de se déshabiller et de s’allonger sur une table d’examen ! « Lors du premier rendez-vous, je me contente de poser des questions et d’écrire. Tout juste puis-je éventuellement prendre la tension de la personne à travers ses vêtements », précise le médecin. Soigner des personnes victimes de torture impose une clinique différente. « Il faut être médecin et, en même temps, se retenir de faire ce qui fonde notre identité professionnelle », insiste Agnès Afnaïm, l’autre médecin du centre. Les gestes invasifs, comme les endoscopies, sont proscrits. Même une radio ou un électrocardiogramme sont difficilement envisageables, tant ils peuvent évoquer des souvenirs traumatiques. « Quand je dois orienter des patients vers des spécialistes, j’écris beaucoup. Je précise que la personne a été victime de tortures, violée, qu’il convient donc de faire très attention », ajoute Jonas Bessan.

Un suivi également social et juridique

Soigner ces patients implique bien sûr de tenir compte de ce qu’ils ont enduré, mais aussi de ce qu’ils vivent actuellement, et notamment de leurs conditions d’hébergement. « Parmi nos patients hébergés, beaucoup sont en hôtel. Ils sont trimballés d’un bout à l’autre de la région parisienne, et il n’est pas rare que des médicaments se perdent. » Les deux praticiens sont obligés d’en tenir compte dans leurs prescriptions. « Comment prescrire des psychotropes à quelqu’un qui n’a pas de logement ? », s’interroge Agnès Afnaïm. Les médecins doivent aussi éviter les ruptures de traitement, notamment en cas d’expiration de l’aide médicale d’Etat. Pour cela, le centre s’est doté d’une importante pharmacie et les soignants travaillent en collaboration étroite avec les assistants sociaux, qui constituent un repère très fort. « J’oriente la plupart de mes patients qui suivent un traitement chronique vers l’assistante sociale », confirme Jonas Bessan.

À la croisée des métiers

Olivier Jégou, l’un de ces assistants sociaux, était auparavant à la Coordination de l’accueil des familles demandeuses d’asile (CAFDA). « Lorsqu’une personne était déboutée, elle devait sortir du dispositif. Vous deviez l’accueillir, mais aussi la faire sortir. A la longue, cela me devenait insupportable », raconte-t-il, avant de pointer : « Ici, nous accueillons de manière inconditionnelle, sans tenir compte du statut administratif. Les situations sont très diverses : personnes ayant obtenu le statut de réfugié, déboutées devenues sans-papiers, etc. J’ai le temps de bâtir des accompagnements. » L’assistant social œuvre en collaboration étroite avec Aurélia Malhou, juriste – une autre pièce maîtresse du dispositif. « Je peux me recentrer sur le social. Contrairement à l’époque de la CAFDA, je ne travaille plus sur les “récits de vie”, ce qui me permet de me protéger. »

La juriste intervient à la demande du médecin ou du psychologue. « L’incertitude administrative envahit parfois tout l’espace psychique de la personne », explique-t-elle, avant de préciser que, pour certains patients, deux ou trois rendez-vous sont suffisants : « Pour les mineurs isolés, souvent, j’ai seulement besoin de faire le lien avec les éducateurs à l’approche de la majorité. » D’autres patients nécessitent un suivi plus régulier et la juriste peut, par exemple, être sollicitée pour aider à élaborer le récit soumis à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), lors de la procédure d’appel devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). « J’accompagne aussi à la préfecture des personnes déboutées du droit d’asile qui n’osent plus sortir de chez elles », poursuit Aurélia Malhou. Juristes et psychologues travaillent de concert, car raconter son histoire à un officier de protection de l’OFPRA n’est pas neutre d’un point de vue psychologique : cauchemars et réminiscences peuvent être provoqués par cette évocation du passé. « Pour ces personnes, l’entretien à l’OFPRA peut d’autant plus être vécu comme un interrogatoire que l’officier de protection les regarde peu, car il doit prendre des notes. Un des patients a ainsi pu parler de son angoisse au psychologue : il ne savait pas s’il allait être capable de prononcer un mot. » En outre, chez les victimes de lourds traumatismes, des incohérences ou du flou dans la chronologie des événements sont fréquents « Nous sommes malheureusement confrontés à une sentiment de suspicion généralisée et beaucoup de rejets sont motivés par des récits incohérents », dénonce la juriste.

Sur l’ensemble des patients qui consultent le centre et qui, tous, ont subi des tortures, 20 % sont déboutés de leur demande du statut de réfugié et renvoyés à la clandestinité. « Pour eux, c’est une nouvelle persécution, ils se sentent abandonnés de tous », s’exclame Kibar Ay Yildiz, l’interprète. Originaire de Tchétchénie et mère de cinq enfants, Mme Y. a ainsi appris quelques jours auparavant le rejet de son réexamen, et a épuisé tous les recours. Ce matin, elle a raté son rendez-vous et son mari, malade, a annulé le sien la veille avec le psychologue. L’équipe s’inquiète pour leur avenir et la poursuite de leurs démarches de soins. En effet, après avoir été déboutés, alors même que, souvent, les symptômes post-traumatiques s’aggravent à nouveau, nombreux sont les patients qui sont contraints par l’urgence matérielle à cesser leur suivi.

Notes

(1) Centre Primo-Levi : 107, avenue Parmentier, 75011 Paris – www.primolevi.org. Outre un centre de soins, l’association Primo-Levi est aussi un centre de formation.

(2) Voir aussi notre « Décryptage » sur la prise en charge de victimes de torture dans les ASH n° 2847 du 14-02-14, p. 26.

(3) Le centre suit en file active entre 300 et 350 personnes.

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