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« Nous sommes dans la droite ligne de notre passé colonial »

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La France est-elle engagée dans un processus de repli sur elle-même ? L’historien Pascal Blanchard, qui publie « Le grand repli » avec Nicolas Bancel et Ahmed Boubeker, en est convaincu. Angoisses identitaires, néoracisme, stigmatisation des populations immigrées constituent pour lui autant de signes de cette logique mortifère, sur fond d’histoire coloniale mal digérée.
Qu’est-ce que ce « grand repli », titre de l’ouvrage que vous cosignez avec Nicolas Bancel et Ahmed Boubeker ?

Il se manifeste de mille et une manières et concerne toutes les strates de la société française. C’est un mouvement qui s’inscrit dans le temps, dont les différents aspects – que ce soit le discours néoréactionnaire, celui sur les politiques migratoires, le repli sur une forme de « blanchitude », mais aussi ce que l’on désigne par le « repli communautaire » ou une forme de nostalgie du passé colonial… – se rencontrent aujourd’hui dans un tout assez cohérent. Des gens sont désormais capables de voter au nom de leur communauté, voire de leur « couleur » de peau, à travers un slogan comme : « On est chez nous. ». Face à ce phénomène, la gauche n’a pas trouvé comment penser la question de l’immigration et de l’accueil de l’autre. Elle a laissé le champ libre à la droite et aux promoteurs de la question identitaire, avec un discours qui monopolise les médias. Attention, je ne dis pas que la notion d’identité n’existe pas. De fait, la France a une identité, mais elle est multiple. Surtout quand la situation internationale abonde dans le sens du « choc des civilisations » et de la peur. Celle-ci n’est jamais bonne conseillère pour prendre de la distance et engager le dialogue. On voit ainsi émerger la notion d’ennemi, au Moyen-Orient mais aussi dans nos quartiers. Et la figure emblématique de cet ennemi, à la fois intérieur et extérieur, c’est désormais le musulman, l’immigré postcolonial.

Ce qui se passe aujourd’hui serait la conséquence d’un retour du refoulé colonial ?

On a tendance à croire que la question coloniale n’a été qu’un épisode dans notre histoire. Mais en réalité, elle a conditionné une grande partie des rapports sociaux d’une société française qui se pense « blanche » et continue à avoir des réflexes issus de ce passé à l’égard d’une partie de sa population. Cet inconscient collectif s’exprime d’autant plus que nous souffrons de l’absence d’une véritable histoire coloniale, de son enseignement, de sa transmission. Celle-ci n’a pas été pensée, mais rappelons-nous que, en 1940, la France, le pays défenseur des droits de l’Homme, considérait encore que les trois quarts de sa population – les indigènes des colonies et les femmes – n’avaient aucun droit électoral. Nous héritons de cette incohérence, avec des effets collatéraux sur les relations sociales entre des groupes censés pourtant être égaux au regard de la citoyenneté. Les personnes issues des anciens pays colonisés portent le poids des stigmates de cette histoire qui a été celle de leurs parents et de leurs grands-parents. Nous avons cru que les gens oublieraient avec le temps, mais dans les quartiers populaires et les départements ultramarins, ils continuent à vivre dans des conditions difficiles, à être pauvres et finissent par se convaincre qu’ils sont exclus parce qu’ils sont noirs, asiatiques et arabes. Selon les propres mots de Manuel Valls, nous fabriquons une société d’apartheid. Il me semble que nous sommes, à cet égard, dans la droite ligne de notre passé colonial.

Vous affirmez que l’islam est passé dans la société française, en cinquante ans, du mépris au soupçon. C’est-à-dire ?

L’islam a été pendant longtemps un allié de la colonisation, même s’il était perçu historiquement comme un ennemi idéologique. Lorsqu’on a décidé de construire la grande mosquée de Paris, au lendemain de la Grande Guerre, il y avait alors de bonnes raisons politiques. La France s’est en outre toujours opposée, dans les pays du Maghreb, aux partis nationalistes menés par des laïcs, préférant négocier avec l’islam conservateur. Dans l’entre-deux-guerres, l’ennemi, c’était le « rouge », à la fois au sein de la société française, avec le Parti communiste, et à l’extérieur, avec la montée en puissance de l’Union soviétique. Mais avec la fin de la Guerre froide, le « péril vert » a remplacé le « péril rouge ». Depuis les années 1980, les raisons de craindre l’émergence de ce « nouvel ennemi » n’ont pas manqué, avec l’installation d’un islamisme d’Etat en Iran, la guerre civile en Algérie, la polémique sur le voile en France, les attentats en lien avec le Moyen-Orient puis l’Algérie… Les forces de l’ordre, les services de renseignement et l’armée l’ont d’ailleurs parfaitement intégré depuis une trentaine d’années, et l’opinion publique, à travers les médias, a fabriqué cet ennemi intérieur.

L’un des chapitres du livre s’intitule « La déferlante du néoracisme ». L’expression n’est-elle pas un peu forte ?

Des tendances racistes sont en sommeil dans la société française, mais prêtes à exploser à l’occasion de chaque nouvelle crise ou d’un moment de « peur identitaire ». Beaucoup de personnes continuent à penser le monde à travers le prisme de la « race ». Des chercheurs, notamment récemment, expliquent les difficultés d’intégration de certains groupes par leur « culture », sous-entendu par leur « race ». Il suffit de considérer l’animosité que suscite Christiane Taubira pour souligner ce « retour de la race ». Femme, noire et d’outre-mer, elle est jugée illégitime par une partie de la population. On peut penser que ce n’est pas très grave pour des politiques qui ont la peau dure. Mais c’est d’une violence incroyable pour des millions de personnes lambda dans le monde du travail et dans leur vie quotidienne. D’ailleurs, quelqu’un comme Eric ­Zemmour peut affirmer tranquillement que si les Noirs et les Arabes sont davantage contrôlés, c’est parce qu’ils sont des trafiquants, sans aucune analyse sociale ou contextuelle… Ce discours émerge à tous les niveaux de la société, et il n’est malheureusement pas possible, dans le temps médiatique, de développer une pensée complexe sur ces questions.

Ce « grand repli » n’est-il pas condamné d’avance dans une société inéluctablement métissée et mondialisée ?

Il faut se rappeler les leçons de l’Histoire. Il existait autrefois une société coloniale très métissée dans l’Inde britannique. Elle a été coupée en trois, avec la création du Bangladesh et du Pakistan après la Seconde Guerre mondiale et avec les indé­pendances. Entre 1954 et 1962, une séparation des populations s’est également produite au Maghreb : 1,5 million de personnes ont pris le bateau pour la métropole. Qui l’aurait imaginé ? De même, personne n’imaginerait que 7 millions de migrants post-coloniaux pourraient un jour quitter la France, mais est-on certain que nous n’allons pas vers une rupture de cet ordre ou, du moins, que certains n’y pensent pas ? Vivre dans une société en train de se métisser est compliqué. Il faut compter plusieurs générations pour apprendre à « vivre ensemble », surtout lorsqu’il faut vivre avec le poids de la colonisation. De ce point de vue, nous sommes au milieu du gué.

Vous faites état de votre pessimisme. Les récents attentats vous renforcent-ils dans cette conviction, ou peuvent-ils être de nature à provoquer un sursaut ?

On observe un sursaut à chaque événement dramatique, mais il ne dure hélas que quelques jours. Or comprendre pourquoi des jeunes peuvent s’embarquer dans un mouvement radicalisé et terroriste, cela prend du temps. Parmi ceux qui veulent partir en Syrie pour combattre du côté du djihad, plus de 50 % ne sont pas issus de familles musulmanes ou ont fait des études supérieures. La question sociale ou la marginalité n’expliquent pas tout. Ce n’est donc pas en surveillant uniquement les musulmans et les mosquées qu’on les repérera. Ce sont désormais des converti(e)s, très jeunes, qui reprennent le discours de Daesh afin de se construire une identité à travers la rhétorique de l’humiliation que développe ce mouvement. L’irrationalité apparente de leur démarche repose sur une rationalité à leurs yeux. On pourrait faire le parallèle avec les jeunes gens engagés dans les années 1940 dans la légion des volontaires français aux côtés des Allemands, pour aller combattre le bolchévisme. Eux aussi croyaient à ce voyage identitaire et ont plongé dans le crime et les massacres. Au final, je ne suis pas sûr que les attentats déclencheront un réel processus de réflexion. Pas plus que les émeutes dans les quartiers populaires en 2005, en dehors de quelques chercheurs et responsables politiques. C’est pourtant la seule alternative pour mener ce qui est devenue une « guerre ». Encore une fois, la peur est très mauvaise conseillère, dans la mesure où elle n’interroge pas le pourquoi et pense que seule la réponse sécuritaire va résoudre le crise du moment. On oublie que ces crises ont une histoire, des racines, sont le fruit d’un ­processus.

Repères

L’historien Pascal Blanchard est chercheur au CNRS au sein du Laboratoire communication et politique (LCP). Il codirige également le groupe de recherche ACHAC. Avec Nicolas Bancel et Ahmed Boubeker, il publie Le grand repli (Ed. La Découverte, 2015).

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