En institution, l’intimité des résidents est souvent mise à mal. Pour David Grand, chercheur au laboratoire Espace scientifique et praticien en action sociale et en santé (Espass) de l’Institut régional et européen des métiers de l’intervention sociale (IREIS) Rhône-Alpes, la situation n’est pas forcément meilleure, à cet égard, au domicile. En tout cas, s’agissant des situations de personnes âgées ou handicapées qu’il a pu étudier. Ainsi, « depuis son lit médicalisé installé dans le salon, Jeanine, plus de 90 ans, observe quasiment tous les jours le même bal », explique le sociologue(1). Une aide à domicile vient de bonne heure donner son petit-déjeuner à la vieille dame, puis c’est le tour d’une infirmière pour sa toilette. Une deuxième aide à domicile arrive en milieu de matinée afin de faire le ménage et de préparer le déjeuner. En début d’après-midi, c’est le tour du kinésithérapeute, chargé de stimuler l’intéressée. L’infirmière revient vers 17 h 30, heure d’« une petite toilette », et peu de temps après une dernière aide à domicile intervient pour le dîner. Cinq professionnels différents et six passages dans la journée, donc. « C’est comme si l’institution avait pris possession des lieux et de la personne » de Jeanine, commente David Grand, qui invite à ne pas opposer trop vite établissement et domicile. Dans cette situation, en effet, l’institution est bel et bien sortie de ses murs, mais pour « se recomposer au domicile en déployant ses équipements ou dispositifs techniques, en orchestrant les acteurs, autrement dit en distribuant les rôles et les horaires de passage ». Cependant, même contraignante, la présence des intervenants a du bon puisqu’elle permet à la vieille dame de rester vivre à son domicile et, « à défaut de sortir, de voir le “dehors” chez elle », souligne le chercheur.
Cette sociabilité semble être une contrepartie essentielle à l’intrusion dans l’intimité. Héléna, 65 ans, devenue tétraplégique à la veille de la retraite après une chute dans les escaliers, s’insurge d’en être parfois privée. « Je hais cela, je ne peux pas supporter quand quelqu’un arrive chez moi, me regarde, fait son travail et s’en va », confie-t-elle au chercheur(2). « Finalement, ça devient comme un travail à la chaîne, mais je suis un être humain et l’être humain a besoin de communiquer ! » Sans s’expliquer les raisons de ce type d’attitude – usure des aides à domicile due aux contraintes organisationnelles ? à l’importante demande de proximité des usagers ? –, David Grand insiste sur le fait que, dans ce cas, une inversion des règles régissant les relations interpersonnelles à domicile se produit : alors que, théoriquement, le maître de maison est l’usager, ce dernier est ici présent, tout en n’étant pas considéré comme vraiment là. « Faut-il être bien portant pour être respecté ? », interroge-t-il.
D’autres professionnels trouvent le moyen de concilier les dimensions technique et relationnelle de leur intervention. « Bien que pressée, une intervenante explique prendre le temps de la pause-café avec l’usager, rituel destiné à […] parler de tout et de rien, comme pour confirmer le lien. » La même aide à domicile préférera passer le balai plutôt que l’aspirateur pour pouvoir poursuivre la conversation engagée. « Le tact et la ruse sont aussi mobilisés pour activer les ressources des usagers, aussi infimes soient-elles », développe le chercheur. Ainsi, l’intervenante qui pourrait effectuer seule les tâches ménagères accepte que l’usager volontaire lui prête main forte pour faire la poussière. Ce n’est « pas pour se délester d’une part de son travail, mais pour permettre à l’usager de se maintenir en forme, de sortir de ce rôle permanent de spectateur et de se sentir utile », analyse David Grand.
(1) Lors de la journée de restitution de la recherche sur l’intervention sociale hors les murs, organisée à Lyon le 21 octobre.
(2) Tous les témoignages de professionnels sont extraits de la recherche.