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L’invisibilité sociale : un effet pervers des dispositifs ?

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Dans le cadre des travaux menés par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, des travailleurs sociaux ont été interrogés sur leur perception des personnes « invisibles ». Un phénomène qu’ils attribuent essentiellement au fonctionnement des institutions.

Comment les travailleurs sociaux perçoivent-ils les populations « invisibles socialement » ? C’est ce qu’a cherché à savoir le bureau d’étude FORS-Recherche sociale, qui rend public un rapport réalisé dans le cadre des travaux lancés en 2014 par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) sur l’invisibilité sociale(1). Trois groupes d’une dizaine de professionnels – éducateurs spécialisés, assistants de service social, conseillers en économie sociale et familiale (CESF), médecin, directeurs… –, exerçant dans différents types de structures ou institutions – conseil départemental, centres communaux d’action sociale, associations gestionnaires de centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), de centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) ou de services de prévention spécialisée… – ont été constitués dans trois régions pour permettre « une appréhension élargie et nuancée des réalités vécues par les travailleurs sociaux ».

Profils types

Deux demi-journées d’échanges ont permis de définir quelques profils types. Pour les travailleurs sociaux, ce public est composé d’étrangers en situation irrégulière, de femmes victimes de prostitution, de personnes non domiciliées hébergées chez un tiers, de jeunes de 16-20 ans, notamment les sortants de l’aide sociale à l’enfance ne bénéficiant pas d’un contrat jeune majeur. Dans cette liste figurent aussi des jeunes « travellers » chassés des agglomérations qui « sont parfois dans une posture idéologique », des travailleurs saisonniers et néo-ruraux, des auto-entrepreneurs et des travailleurs pauvres. Autant de situations qui montrent la grande diversité de ce public « qui ne constitue pas une classe sociale homogène ni ne forme en soi une nouvelle catégorie d’action pour l’intervention sociale ». Les professionnels ont mis en avant « les solidarités privées – familiales, amicales, communautaires – qui camouflent les défaillances des institutions » et permettent à ces publics de survivre.

Interrogés sur les raisons de l’invisibilité, les travailleurs sociaux soulignent « les effets pervers des dispositifs sur la relation d’accompagnement et les finalités du travail social ». En premier lieu, l’intervention sociale reste encore « calquée sur le modèle de l’intégration et l’insertion par l’emploi, laissant de côté les moins “insérables” ». Ainsi, le passage du RMI au RSA a contribué à rendre invisible une population qui était très éloignée de l’emploi. Les professionnels mettent aussi en cause le contexte de rationalisation budgétaire et « l’injonction à l’efficience et à l’évaluation ». « Cette nouvelle manière de penser l’action sociale » les amène à faire de plus en plus de travail administratif au détriment de l’accompagnement et « conduit à des prises en charge inadaptées où on se focalise sur certaines dimensions en en occultant d’autres ». A cela s’ajoutent la simplification administrative et le processus de dématérialisation du service public qui complexifient les démarches pour les personnes et suppriment les lieux d’accueil du public. Pour des raisons de coûts, les institutions « n’encouragent plus vraiment les visites à domicile », alors que « chacun reconnaît qu’elles sont un moyen de lutte efficace contre l’invisibilité », relèvent aussi les auteurs.

Découpage des publics

En cause aussi, une segmentation des accompagnements qui conduit à « un découpage » des publics, obligeant les personnes à répéter leur histoire à différents interlocuteurs qui ne coordonnent pas forcément leur action. L’accompagnement devient alors « incompréhensible » et peut « susciter des résistances » de la part des personnes. Enfin, « la superposition des échelles d’intervention renforce la tendance de chacun des acteurs professionnels à reporter sur les autres la responsabilité de certaines prises en charge », ce qui conduit à des ruptures de parcours. Un meilleur partage d’informations entre professionnels semble « l’enjeu majeur » pour les auteurs, qui rapportent que certaines institutions refusent désormais que les travailleurs sociaux participent à des instances de coordination, faute de temps.

Au final, le fonctionnement institutionnel « qui pousse à faire entrer les gens dans des cases » est perçu comme « maltraitant », pour les personnes accompagnées comme pour les travailleurs sociaux, qui « se sentent tiraillés entre leur éthique professionnelle d’une part et la réalité de leur pratique et de leur cadre d’intervention d’autre part ». L’invisibilité « institutionnelle » ne se réduirait pas au non-recours, mais renverrait plutôt au non-traitement de certaines situations par les institutions, qui, par leur mode fonctionnement et d’organisation par dispositifs, « produiraient une invisibilité partielle et/ou momentanée des situations ».

Il ressort aussi de ces échanges que l’invisibilité n’est pas perçue uniquement de façon négative. Ce phénomène est appréhendé par certains travailleurs sociaux comme « le dernier espace de liberté ou d’autonomie pour des individus qui ne souhaitent pas ou plus être pris dans le maillage institutionnel et ses contraintes ». Devenue un des moyens utilisés par les professionnels pour « protéger l’individu contre la machine institutionnelle », l’invisibilité « protectrice ou stratégique peut être négociée dans le cadre d’une relation interpersonnelle entre le travailleur social et l’usager ». Les professionnels restent en effet souvent les premiers en capacité « de rendre visibles les usagers du fait de la connaissance qu’ils en ont », expliquent les auteurs. Ainsi, certains professionnels n’hésitent pas à taire des éléments de la situation qui, mis bout à bout, pourraient rendre la demande caduque.

Pour retrouver le sens du travail social, dont le but reste néanmoins « de ne pas maintenir [les personnes] dans l’invisibilité », les auteurs prônent la promotion d’une « approche globale de la situation et du parcours des personnes afin d’éviter toute stigmatisation ou prise en charge partielle, fondée sur la seule appréhension des symptômes ».

Le phénomène vu par les élus

Dans le cadre des travaux de l’ONPES, le cabinet d’études APEX a interrogé 14 élus nationaux et locaux – parlementaires, présidents de conseils départementaux, maires et adjoints aux maires – de différents territoires, pour connaître leur représentation de l’invisibilité sociale. Pour ces élus, les principaux publics « invisibles » sont les jeunes précaires âgés de 18 à 25 ans, les personnes âgées pauvres, les familles monoparentales, les travailleurs pauvres, les étrangers en attente de décision ou en séjour illégal. Cette liste « correspond d’assez près aux thèmes les plus présents dans le débat public à propos des formes contemporaines de l’exclusion » et ne rejoint pas la conception de l’invisibilité de l’ONPES, qui définit ce phénomène comme des « groupes de population mal couverts par la statistique publique ». Pour les auteurs, ce décalage valide « le postulat de l’ONPES sur l’existence d’“angles morts” de l’action publique en matière de solidarité ». Parmi les politiques publiques présentées par les élus pour faire face au problème de l’invisibilité, certaines visent à faire reculer le non-recours en allant à la rencontre des usagers et en luttant contre les stigmatisations (mise en place de médiateurs sociaux ou d’éducateurs de rue), d’autres ont pour objectif de réorganiser l’accompagnement en simplifiant les échanges et les procédures. Reste que sur ce sujet de l’invisibilité sociale de certaines catégories de population, « l’absence apparente de retour sur investissements électoraux paraît maintenir [les élus] dans une position attentiste, à l’écoute surtout des causes, qui sont les plus vigoureusement défendues, et limiter les prises d’initiatives de leur part », concluent les auteurs.

Notes

(1) Après un prérapport sur ce sujet en 2014 (voir ASH n° 2866 du 27-06-14, p. 8), l’ONPES consacrera son prochain rapport annuel, prévu pour mars 2016, au thème de l’invisibilité sociale – www.onpes.gouv.fr.

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