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Accueillir en situation de crise

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Le 9 septembre dernier, une centaine de réfugiés syriens et irakiens étaient accueillis en urgence dans un centre de séjour à Cergy-Pontoise. Depuis, deux assistantes de service social de la ville les accompagnent dans leurs démarches d’intégration. Une mission passionnante, mais éprouvante.

Comme à chacune de leurs visites, il a suffi que les assistantes de service social (AS) commencent à s’installer dans le bâtiment d’accueil du centre de séjour Hubert-Renaud, à Cergy (Val-d’Oise), pour qu’un groupe d’hommes impatients se forme à la porte. Poussant des tables, tirant des chaises, les deux professionnelles aménagent un bureau d’entretien provisoire – tant pis pour la confidentialité… « C’est sûr, ce n’est pas idéal, reconnaît Marie-Claude Rolland, l’une des AS. Mais au moins on n’est plus entourées par l’agitation des premiers jours, on peut travailler plus au calme. De toute façon, dès qu’on s’assied pour recevoir quelqu’un, les autres réfugiés viennent s’installer à côté. On a beau leur assurer qu’ils seront bien entendus, qu’on verra tout le monde chacun son tour, ils préfèrent rester dans les parages. Comme s’ils avaient peur de perdre leur place. » Qu’importe, Marie-Claude Rolland et sa collègue Nathalie Vailhe s’adaptent. Car les usagers qu’elles reçoivent ce jour-là ne sont pas leur public habituel : ce sont des réfugiés syriens et irakiens, transférés d’Allemagne au début septembre. Quelques-uns – parmi les plus chanceux, sans doute – de ces milliers de migrants dont la communauté internationale ne sait plus comment endiguer le flot, et qu’elles accompagnent dans leur parcours d’intégration en France.

Le centre de séjour, une solution idéale

Depuis le 9 septembre, le centre de séjour Hubert-Renaud de l’Ile de loisirs de Cergy-Pontoise accueille une centaine de ces réfugiés, arrivés en car depuis Munich, en Allemagne. Deux jours plus tôt, le président François Hollande avait annoncé que la France acceptait, au titre de la solidarité avec l’Allemagne, de prendre en charge 1 000 réfugiés dans des centres d’accueil franciliens. Une réunion d’urgence s’était alors tenue à la préfecture du Val-d’Oise. « Le préfet avait sollicité le président de l’agglomération de Cergy-Pontoise, car l’Etat avait ciblé l’équipement du centre de séjour », raconte Isabelle du Couëdic, directrice des solidarités de la ville de Cergy. D’une capacité de 160 lits répartis en petits dortoirs, entouré de verdure et situé à l’écart de l’agglomération, le centre apparaît en effet comme une solution d’hébergement idéale. Elus locaux, agence régionale de santé, Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), Education nationale, protection civile, pompiers, Croix-Rouge, Cimade, Secours populaire, Secours catholique… Tous les partenaires potentiels sont mobilisés. La ville de Cergy s’engage à mettre à disposition un véhicule ainsi qu’un travailleur social à temps plein. « Nous avons décidé de positionner plutôt un binôme de professionnels, explique Frédérique Pons, responsable du pôle « solidarités » du centre communal d’action sociale. D’abord, parce que c’est le modèle que nous privilégions pour favoriser les regards croisés sur les situations. Ensuite, parce qu’il aurait été très compliqué de détacher complètement un membre de l’équipe sur le suivi des réfugiés. En proposant à deux AS – sur six – de s’y consacrer à mi-temps, il est plus facile de continuer à assurer nos missions habituelles. » Nathalie Vailhe, assistante sociale, et Marie-Claude Rolland, engagée dans une démarche de validation des acquis de l’expérience d’assistante sociale, se portent volontaires. « Le jour où cette proposition a été formulée, je n’étais pas là, rectifie Marie-Claude Rolland. Mais les collègues se sont doutées que je voudrais en être. Elles connaissent mon intérêt pour l’actualité et la géopolitique. » De plus, c’est déjà en binôme que les deux professionnelles assurent au quotidien l’accompagnement socioprofessionnel des personnes qu’elles suivent.

A peine quarante-huit heures après le briefing en préfecture, la nouvelle tombe : un car a quitté Munich la veille au soir, son arrivée est imminente. Branle-bas de combat sur l’Ile de loisirs. En début d’après-midi, le véhicule en provenance d’Allemagne se gare devant le centre de séjour. « Je crois que je m’en souviendrai toute ma vie, raconte Isabelle du Couëdic. Quand on a vu les réfugiés descendre, la plupart n’avaient rien du tout, à peine un sac et leurs vêtements sur le dos. Ils semblaient épuisés, comme hébétés, et si inquiets… Pour nous, c’est vraiment une image qui restera. » Pour les équipes françaises, la situation est inédite. « Intervenir auprès de personnes démunies, ça fait partie de notre stratégie, mais une telle situation de crise, avec des besoins aussi importants, est rarissime en France », confirme Florence Batori, coordinatrice de la mission France de l’association humanitaire Première urgence internationale, affectée à la prise en charge médicale. Tout l’après-midi, le médecin, l’infirmière et la sage-femme de l’association assurent des consultations médicales. Plaies diverses, blessures aux pieds, anémie, gale… La petite équipe pare au plus pressé, concentrant ses attentions sur les plus faibles (une jeune accouchée, deux bébés de 2 et 7 mois, une douzaine d’enfants…), et repère quelques pathologies plus graves : « Un monsieur souffrait de diabète, et il fallait absolument éviter une rupture de traitement, un autre d’un cancer, un autre encore a dû être hospitalisé en urgence en cardiologie… », énumère Florence Batori. En lien avec la permanence d’accès aux soins de santé (PASS) de l’hôpital René-Dubos de Pontoise et avec la protection maternelle et infantile (PMI), l’association contacte les spécialistes et organise les prises de rendez-vous. Les assistantes sociales, elles, jouent un rôle de « facilitateur ». Aidées de traducteurs bénévoles, elles rassurent, expliquent et accompagnent les 98 réfugiés dans leurs déplacements à l’extérieur. « Au début, on a beaucoup observé, et surtout fait le taxi », plaisante Nathalie Vailhe.

Une montée de l’agressivité chez les usagers

A l’hôpital, les deux professionnelles découvrent que tout est prévu pour la prise en charge administrative et financière des soins. En moins d’une semaine, les hébergés ont été affiliés à la couverture maladie universelle (CMU) en vertu de leur statut de demandeur d’asile. Ils disposent d’attestations de droits datées du jour de leur arrivée. Chaque institution s’est mobilisée à la hauteur de l’enjeu : les demandes d’asile ont été recueillies sur place par des agents de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), des référents pour les réfugiés ont été désignés à la caisse primaire d’assurance maladie et à la caisse d’allocations familiales, l’hôpital a fourni du matériel de puériculture, l’Education nationale s’est déplacée pour évaluer le niveau des enfants, la ville de Cergy a inscrit tous les élèves dans le même groupe scolaire et pris en charge le paiement de la demi-pension… Parallèlement, des habitants se sont manifestés pour proposer leur aide. La municipalité, en lien avec l’association Le Maillon, qui propose notamment des espaces de vente solidaires, a organisé une collecte de vêtements, de jouets et d’articles de puériculture. L’élan de générosité a été tel qu’un gymnase de la ville a dû être réquisitionné.

Entre-temps, un deuxième car a conduit dans le Val-d’Oise un nouveau groupe de réfugiés, une cinquantaine de personnes installées dans les locaux désaffectés de la maternité de Montmorency. A l’accueil social de la mairie, les usagers ont commencé à grincer des dents. « Très vite, nous avons perçu une montée de l’agressivité, témoigne Frédérique Pons. A Cergy, nous accompagnons beaucoup de personnes dans des situations très difficiles, à la rue, en attente d’une place d’hébergement… Et même si le pourcentage de logements sociaux est élevé [43 %, NDLR], le rythme des attributions semble toujours trop lent aux demandeurs. » Inquiets de cette mobilisation autour des réfugiés syriens et irakiens, certains « se sont manifestés de façon vive » auprès des agents, rapporte la responsable du pôle « solidarités ». En réaction, le service « a accompagné l’équipe d’accueil social en lui donnant un bon niveau d’information sur le déroulement des opérations, en précisant que les éventuels relogements ne se feraient pas sur le parc de logement social, mais plutôt dans le patrimoine communal, et surtout en insistant sur le caractère exceptionnel de la situation ».

La pression, depuis, est un peu retombée et les assistantes sociales ont repris un accompagnement plus administratif. A tour de rôle, en fonction des disponibilités des interprètes bénévoles et des obligations liées à leurs autres missions, elles assurent des permanences régulières au centre de séjour. Cet après-midi-là(1), l’essentiel de la permanence est consacré à la vérification des documents d’état-civil établis par l’OFPRA, après l’obtention officielle du statut de réfugié. Plusieurs hommes souhaitent en effet signaler des erreurs de transcription. Laborieusement, avec l’aide de l’interprète, Marie-Claude Rolland compare les documents numérisés par les réfugiés sur leur smartphone avant leur départ et ceux qui sont délivrés par l’administration française. « Je ne comprends pas, quelle est la date de son mariage ?, interroge-t-elle, perplexe, le livret de famille d’un jeune homme à la main. Il est bien marié depuis le 1er janvier 2012 ? Parce que lui me parle de 2011. » Coordinateur sur le centre de séjour, Adil Aakram intervient : « La cérémonie a dû avoir lieu en 2011, et la date du 1er janvier 2012 doit correspondre à l’enregistrement de l’acte par le tribunal islamique », explique-t-il. Salarié de l’Ile de loisirs, Adil Aakram est présent sur place au quotidien, en binôme avec un collègue, Abderahim Lasri. Arabophones tous deux, ils constituent des relais précieux : « Comme nous ne pouvons pas venir tous les jours, il leur arrive d’effectuer les démarches simples qui ne peuvent pas attendre », souligne Marie-Claude Rolland. Avant de soupirer : « Bon, tu leur dis que chaque fois qu’ils me signalent quelque chose d’incorrect, j’écris à l’OFPRA. Mais j’ai peur qu’on soit obligé de faire rectifier directement par le procureur de la République de Paris. En théorie, il est le seul à pouvoir modifier les actes. »

D’autres procédures, de nouveaux partenaires

Ces subtilités juridico-administratives, les deux assistantes sociales ne les soupçonnaient pas avant de rencontrer les réfugiés. « C’est sûr, c’est assez différent de nos accompagnements habituels, reconnaît Nathalie Vailhe. Nous découvrons d’autres procédures, de nouveaux partenaires. C’est ce qui rend l’exercice intéressant. » Pour sa collègue, la différence réside surtout dans la nature du lien noué avec les usagers : « Au service, on est beaucoup dans l’administratif ; pour le reste, on oriente vers les partenaires. Là, nous nous côtoyons souvent, nous sommes présents aux rendez-vous médicaux, nous recueillons leurs angoisses. En deux mois, nous avons vécu et partagé beaucoup de choses ensemble, au-delà du domaine strictement professionnel. » Sans être directement en contact avec les réfugiés, les collègues de la mairie se sentent également investis dans la mission, insiste Frédérique Pons : « Pour que le service tourne, le détachement de deux professionnelles nécessite la participation de toute l’équipe. Et puis chacun perçoit désormais différemment ce qu’il entend aux actualités. »

Pour tromper l’attente, certains réfugiés sortent fumer une cigarette. La plupart pianotent sans interruption sur l’écran de leur téléphone. « Look ! », interpelle un jeune homme. Il a pris en photo l’article du quotidien local dans lequel il raconte son histoire. Agé de 20 ans, il a quitté l’Irak après l’enlèvement de sa sœur aînée par Daesh, en représailles, pense-t-il : « Baba, policeman, and me, policeman », explique-t-il en montrant une photo de son père vêtu de l’uniforme de la police irakienne ainsi qu’un cliché de lui avec ses collègues artificiers. Assis sur une table, son voisin raconte avoir fui le Kurdistan syrien par la Turquie avec trois de ses frères, après qu’une bombe – celle de trop – a frappé leur quartier. Sur les quatre, trois sont hébergés à Cergy. Le dernier est resté en Allemagne. Le quatuor visait les Pays-Bas, mais le plus jeune, blessé à la jambe par une explosion, était arrivé au bout de ses forces. Un chirurgien orthopédiste de l’hôpital de Pontoise doit l’opérer dans quelques jours. Peut-être pourra-t-il remarcher normalement, se débarrasser de ses béquilles pour accueillir son épouse et sa fille, dont il espère qu’elles le rejoindront bientôt. Car à présent que les hommes ont obtenu leurs papiers, tous ont formulé des demandes de regroupement familial. « C’est un sujet qui les préoccupe beaucoup, certains ont très peu de nouvelles de leur famille, qu’ils ont laissée dans des pays en guerre, souligne Nathalie Vailhe. Mais nous sommes obligées de leur dire que l’issue d’une démarche n’est jamais garantie, surtout quand les enjeux politiques s’en mêlent. »

Alors que la préfecture avait annoncé une occupation du site pendant huit semaines environ, une centaine de réfugiés se trouvaient toujours sur l’Ile de loisirs à la mi-novembre. Certains d’entre eux y ont été transférés depuis le centre d’hébergement de Montmorency, fermé sous la pression d’une municipalité hostile, et ont été installés dans les dortoirs laissés vides par les familles déjà relogées. Une procédure d’orientation entièrement gérée par l’OFII, et dont les critères semblent bien mystérieux. « Nous, nous avons établi des demandes de logement en fonction de la composition de la famille supposément regroupée, explique Marie-Claude Rolland. Mais j’ai l’impression que les familles n’ont pas beaucoup le choix. »

Un désengagement progressif

D’après le livret d’information édité en direction des maires par le ministère de l’Intérieur, les communes désireuses de « participer à l’effort de solidarité » en mettant à disposition des logements vacants dans le parc social ou du foncier disponible sont invitées à se manifester auprès du correspondant « réfugiés » de leur préfecture. A Cergy, les familles avec enfants ont été les premières à se voir attribuer un logement : trois dans le Val-d’Oise, une dans une localité du Doubs. A chaque fois, les assistantes sociales ont cherché un contact sur place afin d’assurer le relais. A Courdimanche, c’est une élue arabophone qui se charge d’épauler la famille ; dans le Doubs, c’est la travailleuse sociale d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA). « C’était important de lui signaler sans tarder les problèmes de santé du petit garçon, ainsi que les soins qui avaient déjà été dispensés », souligne Marie-Claude Rolland. Objectif : se désengager peu à peu afin de laisser chacun rejoindre le droit commun. Un soulagement pour certains – « La plupart sont assez autonomes, et l’accompagnement commence à leur peser » – et, pour d’autres, peut-être le risque de quelques déconvenues futures. « Jusqu’à présent, ils ont bénéficié d’une prise en charge exceptionnelle, résume Isabelle du Couëdic. Désormais, ils vont se retrouver confrontés à la vie réelle. »

Qu’importe, pour Mohammad Rateb Abouzeid Agha, « la vie réelle, c’est la vie ». Et la garantie d’un avenir pour ses trois filles de 13, 16 et 18 ans et son fils de 8 ans. Ingénieur à la centrale électrique d’Alep, en Syrie – objet d’une lutte âpre entre Daesh et l’armée de Bachar el-Assad –, Mohammad s’était enfui à Cuba, le pays de son épouse chrétienne, pour mettre sa famille à l’abri. Cuba lui ayant refusé le statut de réfugié, ce qui le condamnait à l’oisiveté, il était d’abord retourné clandestinement à Alep pour faire redémarrer la centrale… avant de découvrir sur place qu’elle avait été bombardée. Mohammad s’était alors remis en route, direction l’Europe ; la Suède, peut-être, pour rejoindre sa sœur. Ce sera finalement la France, après avoir croisé l’OFPRA à Munich. Deux mois à peine après son arrivée, alors qu’il ne parlait pas un mot de français, Mohammad maîtrise suffisamment la langue pour une conversation courante. Grâce aux cours d’alphabétisation et au Bescherelle pour enfants qu’il a téléchargé sur son mobile, il parvient à effectuer lui-même ses démarches et espère trouver rapidement un emploi, quel qu’il soit. Le week-end, appareil photo en main, il parcourt Paris, raconte à ses enfants par textos la tour Eiffel, les bateaux-mouches et le musée du Louvre. Alors qu’il cherchait à se renseigner sur les études de médecine, sa fille aînée lui a annoncé qu’elle préférerait dessiner et peindre. Mohammad hausse les épaules. « Pareil pour tous les papas du monde, non ? », plaisante-t-il. Avant d’interroger, sérieux : « Bonne école d’art, à Paris ? »

Notes

(1) Le reportage a été réalisé le 5 novembre.

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