« Comme chaque fois qu’il se produit un événement dramatique dans notre pays, les différentes autorités relayées par les médias vont demander des comptes ; et comme chaque fois que l’on touche à la sécurité des biens et des personnes, l’ensemble des institutions publiques vont être interpellées : qu’avez-vous fait pour éviter cela ? En tant qu’acteurs majeurs des politiques sociales et en première ligne lorsqu’il s’agit de traiter les questions de désaffiliations, les travailleurs sociaux, et notamment les éducateurs et les animateurs, vont être sommés de s’interroger sur leurs pratiques et les mesures qu’ils comptent prendre pour répondre aux nouveaux défis de l’intervention sociale.
Pourtant, s’il semble indispensable de s’interroger sur ces pratiques, l’émotion face à ce que nous venons de vivre ne peut justifier des mesures trop souvent prises dans l’urgence et oubliées sitôt que la pression retombe. Par conséquent, avant d’agir, essayons de mieux comprendre ce qui nous arrive et de nommer à la fois ce que nous cherchons à combattre mais aussi à protéger.
Selon les enquêtes que nous menons depuis plusieurs années(2), les travailleurs sociaux confrontés aux faits religieux oscillent entre deux postures. D’une part, ils semblent prêts, pour maintenir la relation de confiance qui les lie aux personnes accompagnées, à prendre en compte leurs convictions religieuses tant que celles-ci ne viennent pas faire obstacle à la relation d’aide. Car il arrive en effet que des usagers mobilisent la composante religieuse de leur identité pour résister à une mesure sociale, refuser un logement, un stage, un travail, des loisirs pour leurs enfants ou encore des soins médicaux. Ces situations sont très mal vécues par les travailleurs sociaux, qui ne comprennent pas que des superstitions ou des croyances puissent faire obstacle au travail d’accompagnement, alors même qu’il est si difficile d’apporter des solutions aux bénéficiaires des politiques sociales et socio-éducatives.
D’autre part, certains travailleurs sociaux défendent, au risque d’un glissement culturaliste, l’idée d’asseoir de nouvelles formes de travail social communautaire sur les spécificités culturelles des populations. “Largement ignorées en France, mais développées dans le monde anglo-saxon et dans des pays émergents, écrivait récemment Jean-Claude Sommaire dans ces mêmes colonnes(3), les ‘interventions sociales communautaires’ partent du principe que les hommes vivent au sein de ’communautés’ multiples (famille, quartier, église, associations, collectifs de travail, etc.) au sein desquelles ils se réalisent en tant qu’individus. Une utilisation plus systématique de ce lien ‘communautaire’ par les équipes de prévention spécialisée, y compris quand il s’exprime au plan ethnique, culturel, ou religieux, pourrait aider beaucoup d’adultes, actuellement dévalorisés, à reconquérir l’autorité que les jeunes leur ont confisquée dans les quartiers ghettoïsés et à retrouver ainsi une place de citoyen. Ce serait aussi un moyen efficace de contrer le développement du fondamentalisme islamique aujourd’hui à l’œuvre dans beaucoup de cités.”
Si les travailleurs sociaux semblent prêts, dans certaines conditions, à ajuster leurs pratiques à la diversité des personnes qu’ils accompagnent, il en est tout autrement des usages religieux ostensibles de leurs collègues qui peuvent être sources de conflits, soit parce que les travailleurs sociaux non croyants ou agnostiques réfutent ces usages, soit que ceux-ci introduisent des différences de traitement (absences pour fêtes religieuses, usages alimentaires, collusion supposée ou réelle avec certaines personnes accompagnées en raison de leur proximité culturelle ou ethnique, prosélytisme…) qui menacent, selon eux, l’égalité entre salariés et perturbent le “vivre-ensemble”(4). La socialisation sécularisée de la plupart des travailleurs sociaux aujourd’hui et leur appartenance aux générations qui ont porté les valeurs d’émancipation de mai 68, du féminisme aux droits de l’homme, les prédisposent à une certaine hostilité à l’égard des religions en général, communément considérées comme un “opium du peuple”, selon la formule de Karl Marx, et de l’islam en particulier qui fait l’objet d’un préjugé régressif par rapport aux droits des femmes et à la reconnaissance des minorités sexuelles. Cette posture est aggravée par une conception dévoyée de la laïcité, trop souvent méconnue dans ses principes, et appréhendée comme une sorte d’instrument de répression de l’expression religieuse alors même qu’elle la protège. Nous avons enfin constaté que l’encadrement dans les collectivités territoriales et les associations n’était pas toujours en mesure de proposer des orientations légitimes aux travailleurs sociaux et que le manque de cadrage institutionnel aboutissait trop souvent à des improvisations qui alimentent les conflits internes et ne garantissent ni la laïcité, ni l’expression religieuse que la laïcité est censée protéger.
Certains travailleurs sociaux, surtout en prévention spécialisée et dans l’animation, peuvent aussi être partagés entre les missions qui leur sont confiées et leur identité disqualifiée qui tend à les rapprocher des jeunes ou des familles dont ils s’occupent au point parfois de se convertir eux-mêmes en entrepreneurs de morale religieuse. Dans son dernier ouvrage, qu’elle consacre aux faits religieux et à la laïcité dans le secteur social(5), Faïza Guélamine rapporte l’anecdote suivante : “Une éducatrice de prévention spécialisée est interpellée par un jeune qui lui demande si c’est harâm – péché – ou pas d’avoir des relations sexuelles hors mariage. ‘Il savait, explique-t-elle, que vu mon prénom, mon foulard, j’étais musulmane. Moi, je lui demandais s’il était protégé. Il insistait sans répondre à ma question, moi aussi j’insistais. A un moment, j’ai fini par lui dire que s’il se protège, c’est un demi-harâm !’” Cette anecdote révèle les dilemmes éthiques dans lesquels peuvent se trouver pris certains travailleurs sociaux qui exercent leur métier dans les quartiers populaires et les contradictions majeures qu’ils doivent essayer de résoudre lorsque leurs convictions morales ou religieuses viennent percuter les valeurs, les usages ou les pratiques professionnelles auxquelles ils ont été formés. L’anecdote laisse penser que l’éducatrice a réussi à trouver un compromis entre des convictions morales (ne pas avoir de relations sexuelles avant le mariage) et des valeurs professionnelles (protéger le jeune). Mais d’autres cas, marginaux au moment des enquêtes, témoignent d’une plus grande rigidité, comme ces étudiantes en service social de Bobigny déclarant que leurs croyances religieuses (chrétiennes ou musulmanes) ne leur permettraient pas de réaliser l’entretien psycho-social préalable à une demande d’avortement et qu’elles préféreraient alors céder le dossier à une autre collègue.
Dans le secteur de l’animation, Nathalie Kakpo rapporte aussi les propos amers d’un directeur de MJC, confronté à un animateur mobilisant le registre religieux pour intervenir auprès des jeunes : “Ce n’est pas possible de dire à un enfant, ‘ne blesse pas un arbre car tu blesses Allah’. On peut dire à un jeune qu’un arbre ’c’est un organisme vivant. Tu ne dois pas le frapper ou mettre des coups de couteau’. Il y a le côté scientifique et il y a le côté religieux. On ne peut pas mélanger les deux, surtout au sein d’une MJC parce qu’on n’est pas là pour ça”(6).
Pourtant, si nous observons bien une relative poussée d’affiliation religieuse dans les générations issues de l’immigration maghrébine et subsaharienne, il convient de ne pas en déduire que la piété ou l’intégrisme ont gagné l’ensemble de ces générations. Le recours au religieux ne débouche que très marginalement sur l’extrémisme et relève de motivations qui ne peuvent être comparables, sauf à considérer comme pathologique toute forme de sentiment religieux. Si nous devons nous intéresser ici aux jeunes qui se radicalisent, c’est que nombre d’entre eux ont eu des parcours chaotiques et ont été suivis par des travailleurs sociaux, que ce soit dans le cadre des services sociaux ou de la prévention spécialisée, et que l’évolution de ces jeunes a parfois plongés leurs éducateurs dans un grand désarroi.
Tout autre, en effet, est le processus de radicalisation que nous observons chez une fraction heureusement ultraminoritaire de jeunes. Si les travailleurs sociaux peuvent mieux s’équiper conceptuellement et pratiquement pour aborder le fait religieux dans le contexte de l’intervention sociale en se formant à l’histoire et à l’anthropologie religieuse et en maîtrisant mieux les trois piliers de la laïcité, il en va tout autrement pour le radicalisme qui mobilise des ressorts psychologiques, sociologiques et politiques complexes et relève de pathologies qu’il convient de réserver à des spécialistes.
La mission des travailleurs sociaux n’est pas, en effet, de se substituer aux auxiliaires de police ou aux renseignements territoriaux, encore moins aux psychopathologistes ou autres “déradicalisateurs” comme l’équipe de Dounia Bouzar, mais de contribuer à la protection de l’enfance et de l’adolescence. Vouloir faire évoluer les fonctions des éducateurs ou des assistantes sociales dans un sens plus répressif en leur demandant, par exemple, d’alerter sur les éventuels risques de radicalisation des personnes qu’ils accompagnent, c’est entraîner leur rejet massif et condamner à moyen terme ces professions à ne plus pouvoir intervenir dans les quartiers populaires, alors même qu’il leur est parfois déjà difficile d’y travailler sereinement. L’accompagnement des personnes vulnérables suppose un lien de confiance sur lequel aucun soupçon ne doit peser. Dans le cas de la radicalisation pseudo-religieuse, synonyme de conduites à risques pour des adolescents en situation de vulnérabilité, il n’est pas inconcevable qu’un travailleur social puisse se tourner, en dernier recours, vers les institutions répressives, mais cela doit rester l’exception et obéir avant tout à une logique bienveillante de protection de la personne accompagnée et évidemment de ceux qu’elle menace éventuellement.
On sait maintenant que l’isolement, le repli sur soi, la rupture des liens sociaux initiaux, la fréquentation quotidienne de sites complotistes islamistes ou encore la soudaine conversion idéologique sont autant de signaux susceptibles d’alerter sur une possible dérive sectaire. Mais ceux-ci ne sont pas exhaustifs, et se révèlent probablement inappropriés dans certains cas. Les travailleurs sociaux n’ont donc pas de “recettes magiques” pour lutter contre des phénomènes qui sont souvent le produit d’évolutions peu perceptibles ou de pathologies dissimulées. Cependant, si on les écoutait plus attentivement lorsqu’ils alertent les pouvoirs publics sur la dégradation des conditions de vie des jeunes et des familles dont ils s’occupent, il est probable que des mesures socio-éducatives et de protection plus appropriées pourraient être engagées avant qu’il ne soit trop tard.
Quiconque s’intéresse aux parcours des auteurs français d’actes terroristes ne peut manquer de constater les récurrences biographiques marquées par un manque cruel de “care” c’est-à-dire de sollicitude, mais aussi, chez les enfants des classes moyennes qui se convertissent non pas à l’islam mais au radicalisme(7), une demande d’orthopraxie dont ils ont manifestement manqué dans leur éducation. Ce ne sont pas les travailleurs sociaux qui ont échoué à déjouer la dérive sectaire d’une fraction très minoritaire de jeunes, mais bien les politiques publiques qui se sont montrées sourdes aux nombreuses alertes qui, depuis plus de 30 ans, émanent des spécialistes de toutes disciplines et des travailleurs sociaux eux-mêmes. Les pratiques clientélistes de saupoudrage de subvention, la politique de recrutement au faciès dite “des grands frères”, la tolérance aux discours salafistes “pour ne pas heurter la sensibilité des musulmans”(8), la gestion plus qu’incertaine des financements de la politique de la ville, ajoutées à la ségrégation scolaire, raciale et territoriale ont contribué à faire le lit des crispations identitaires et même à dévoyer des métiers comme ceux de l’animation.
En produisant ainsi de façon perverse et souterraine une ségrégation territoriale et scolaire, en fabriquant involontairement du décrochage et de l’échec, nous avons fait le lit de la désocialisation démocratique et épuisé notre crédibilité républicaine au point que les discours politiques sur les valeurs laïques sont devenus une catéchèse inaudible pour tous ceux qui vivent à l’école ou dans les institutions publiques la discrimination et le racisme. Un sentiment d’injustice pousse paradoxalement certains de mes étudiants de Paris-13 à adhérer aux thèses racialisantes de Dieudonné qui excite les identités meurtrières et les affrontements mémoriels. Les identités juifs-chrétiens-musulmans ne désignent plus des pratiques religieuses, mais des rapports de domination naturalisés qui, infondés scientifiquement, n’en possèdent pas moins la force de représentations collectives. En laissant s’installer des lieux de relégation sociale qui encouragent le repli communautaire et les intégrismes de tous bords, nous avons aussi autorisé l’émergence de nouveaux populismes qui peuvent aisément s’épanouir sur le terreau des peurs suscitées de fait par une fraction très minoritaire mais très active de ces acteurs désaffiliés prêts à tout pour regagner un peu d’estime d’eux-mêmes en mobilisant les valeurs sacrées mais illusoires d’une pseudo-religion et justifier ainsi leurs exactions meurtrières. L’éducation et le travail social restent l’entreprise publique majeure, et c’est par une refonte significative de nos politiques socio-éducatives qu’il faut commencer si l’on veut endiguer le flot de catastrophes sociales qui sont déjà à l’œuvre dans la société française. »
(1) Cette tribune s’inspire d’une conférence dispensée lors du colloque « Identités meurtrières-affiliations meurtrières, résister aux radicalisations », organisé par l’UTRPP et l’université Paris-13 le 19 juin dernier à Bobigny, et dont le texte intégral sera publié dans la revue Soins et psychiatrie en 2016.
(2) Daniel Verba, Faïza Guélamine (dir.), Interventions sociales et faits religieux – Ed. de l’EHESP, 2014 ; D. Verba, « Les éducateurs de jeunes enfants à l’épreuve de la question religieuse » – Revue française des affaires sociales, juin 2014 ; F. Guélamine, Faits religieux et laïcité : le travail social à l’épreuve – Ed. ESF, 2014 ; D. Verba, « Le paradoxe identitaire » – Lignes, mars 2015 ; D. Verba, « Retour du religieux ou recours au religieux dans le travail social » – Soins et psychiatrie (à paraître en 2016).
(3)« Une opportunité et un défi pour la prévention spécialisée » – Voir ASH n° 2895 du 30-01-15, p. 36.
(4) Voir la tribune libre de Faïza Gélamine et Daniel Verba, « Le travail social à l’épreuve des “identités meurtrières” » dans les ASH n° 2893 du 16-01-15, p. 30.
(5) Faïza Guélamine – Op. cit – Voir ASH n° 2893 du 16-01-15, p. 32.
(6) L’islam, un recours pour les jeunes – Nathalie Kakpo – Ed. Presses de Sciences Po, 2007.
(7) Un travail sémantique devrait être engagé par les chercheurs et relayé par les politiques pour éviter les amalgames catastrophiques entre islam et islamisme, entre religion et idéologie totalitaire.
(8) Alors même que ce sont d’abord les musulmans français qui souffrent des propos et des agissements de ces prédicateurs malveillants.