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« Habiter, ce n’est pas simplement avoir un toit, mais c’est aussi s’inscrire dans un réseau local »

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En France, 85 000 personnes vivent dans des habitations de fortune et 100 000 dans des campings. Cette population précaire reste pourtant mal connue. Déjà auteur d’une enquête sur les habitants du bois de Vincennes, le sociologue Gaspard Lion a poursuivi ses investigations dans les rues de Paris et dans des campings. Il en tire un ouvrage à la fois humain et percutant.
Vous aviez consacré un mémoire aux habitants du bois de Vincennes. Avec cet ouvrage, quel était votre objectif ?

Je souhaitais brosser un panorama de la situation des personnes ayant recours aux habitats précaires. Je voulais mieux comprendre leur parcours, leur expérience et leurs aspirations car si de nombreuses enquêtes ont été réalisées sur les usagers des centres d’hébergement, ceux qui sont en marge de ces institutions sont mal connus. Ils sont pourtant nombreux : 85 000 dans des habitations de fortune et 100 000 dans les campings, selon le rapport 2015 de la Fondation Abbé-Pierre. J’ai donc complété mon enquête initiale par une ethnographie sur des personnes qui vivent sur une place de Paris et sur d’autres qui vivent à l’année dans des campings. Il s’agissait de réinscrire cette question dans une conception plus large de la question de l’accès au logement, en évitant la vision misérabiliste des gens en habitat précaire, trop souvent mise en avant.

Comment avez-vous enquêté ?

Comme pour le bois de Vincennes, je suis allé sur le terrain. J’ai passé beaucoup de temps auprès d’un groupe d’une dizaine de personnes implantées à quelques rues de distance les unes des autres dans un quartier aisé de Paris. Et voilà trois ans que je loue une caravane dans un terrain de camping situé dans un département de la grande couronne d’Ile-de-France. J’y observe la situation d’une soixantaine de personnes qui y vivent en permanence en caravane ou en mobile home ou qui l’utilisent comme résidence secondaire. Ils s’appellent d’ailleurs entre eux les « permanents » et les « loisirs ».

Les personnes en habitat précaire présentent-elles un profil type ?

On retrouve chez elles les caractéristiques générales des personnes sans abri : appartenance aux classes populaires, faibles ressources, situation de divorce ou de séparation conjugale, problèmes de logement… Ce qui n’est pas étonnant, dans la mesure où il existe un continuum de situations, qui vont du logement classique jusqu’à la rue, en passant par l’hébergement d’urgence, l’habitat précaire, le mal-logement. Ces personnes peuvent passer d’une situation à l’autre au cours de leur existence, alors qu’on a tendance, en France, à considérer que les gens à la rue forment un groupe homogène, distinct du reste de la population des mal-logés. On les relègue dans une forme d’altérité radicale marquée par des problèmes psychologiques, et on ne pense pas leur situation en termes d’accès au logement.

Vous évoquez la situation de Noah, un trentenaire installé dans une rue de Paris. Comment se maintient-il dans cet environnement peu favorable ?

Les habitats précaires sont en général relégués en périphérie de la ville ou dans ses interstices pour être le plus invisibles possible. Ce n’est pas tout à fait le cas de Noah, qui est installé dans un quartier bourgeois de Paris. J’ai passé de nombreuses journées avec lui pour essayer de comprendre justement comment il négociait sa présence au quotidien, et il est frappant de voir comment il a développé des compétences en termes de communication. Il donne à voir de lui une image correspondant aux normes de « bonne conduite » en vigueur dans ce quartier. Cela m’amène à dire que les espaces de tolérance pour les sans-abri sont le produit de leur localisation, des habitants du lieu et d’une négociation menée au quotidien. Cela leur demande beaucoup de temps et d’énergie, un peu comme une personne qui devrait courir en permanence juste pour se maintenir sur place.

Ce qui caractérise ces différents habitats, c’est bien leur précarité…

En effet, il s’agit toujours de situations incertaines, avec en permanence la menace d’une épée de Damoclès. Noah, par exemple, a été en butte à l’hostilité d’une personne nouvellement installée dans un appartement à proximité. Elle a tout fait pour le déloger de son coin de trottoir alors qu’il entretenait de bonnes relations avec son voisinage. Il a été contraint de partir mais il a pu revenir, plus tard, sur cet emplacement occupé entre-temps par un groupe très bruyant. Au bout du compte, la personne qui l’avait contraint à partir était plutôt contente de le voir revenir. Même dans les campings, les caravanes et les mobile homes permanents font l’objet d’une tolérance qui peut s’interrompre à tout moment car ils ne sont pas reconnus comme des logements. Des gens installés depuis cinquante ans sont susceptibles d’être chassés presque du jour au lendemain.

La perception de ces conditions de logement semble très personnelle…

De fait, certaines personnes vivent extrêmement mal le fait d’habiter dans un camping alors que d’autres s’en accommodent tout à fait, voire le revendiquent. C’est évidemment lié à des trajectoires et des positions sociales différentes. Pour une personne qui a connu la rue pendant des années, l’entrée dans un habitat précaire peut être vécue de manière très positive. D’autres, qui perdent leur logement pour se retrouver en mobile home, souffrent de ce qu’ils vivent comme une déchéance. De même, des personnes qui ont vécu longtemps dans des maisons à la campagne peuvent s’accommoder beaucoup plus facilement de la vie au camping. Certaines vont même jusqu’à refuser des logements sociaux, préférant la vie en caravane ou en mobile home. Cela leur permet de maintenir un certain nombre de traits de leur situation résidentielle antérieure : avoir un jardin, pouvoir bricoler, préserver des relations sociales de proximité… Les intervenants sociaux et les pouvoirs publics ont tendance à penser que n’importe quel logement social, voire n’importe quel hébergement, sera toujours mieux qu’un habitat précaire. Mais c’est loin d’être évident car partir pour une cité lointaine peut faire perdre tout un capital social accumulé avec des réseaux de solidarité bien établis. Habiter, ce n’est pas simplement avoir un toit, mais c’est aussi tisser des relations, s’inscrire dans un réseau local.

La pénurie de logements ne reste-t-elle pas néanmoins le cœur du problème ?

Bien sûr, il faut construire davantage, et surtout différemment, c’est-à-dire des logements qui soient réellement financièrement accessibles aux plus démunis, pour que chacun puisse obtenir un logement lorsqu’il en a besoin. Il faut également éviter les expulsions, réquisitionner les logements vacants, encadrer les loyers. La réponse politique doit être à la hauteur des enjeux. Mais cela n’empêche pas que les personnes puissent faire leur propre choix en fonction de leur trajectoire socio-résidentielle, de leurs aspirations, de leurs ressources. Dans l’idéal, il faudrait permettre à chacun de pouvoir accéder à un logement sans conditions tout en élargissant la palette des choix. C’est aussi pour cette raison qu’un certain nombre d’associations militent pour la reconnaissance des habitats précaires et pour leur sécurisation juridique. Les personnes en habitat précaire ne sont pas reconnues comme des titulaires de droits à part entière, ni comme des personnes actives dans le processus de relogement. On ne cesse de dire qu’il faut les rendre autonomes et, en même temps, on les réprime lorsqu’elles s’auto-organisent pour chercher des solutions à leurs propres problèmes de logement.

Mais peut-on sécuriser la situation d’une personne vivant sur le trottoir ?

On pourrait déjà commencer par ne pas la précariser davantage en évitant de l’expulser alors qu’elle n’a pas d’autre solution, surtout en hiver. C’est justement parce que ces personnes n’ont que très peu de ressources qu’elles devraient être mieux protégées. Ceux et celles qui vivent à la rue ou dans les bois tentent de créer des formes de bien-vivre, mais s’ils vivent de cette façon, c’est d’abord parce que ce qu’on leur propose ne leur convient pas. Si on leur proposait d’accéder directement à un logement ou à un bout de terrain où ils pourraient développer leur propre habitat, pour beaucoup, ils accepteraient. Je pense à l’expérience du Collectif les Ecureuils au pied du chêne, qui a fonctionné avec le Secours catholique dans le bois de Vincennes au milieu des années 2000. Cette expérience a duré plusieurs années, avec un vrai travail de fond mené par un éducateur de rue qui avait compris que ces personnes ne souhaitaient pas se retrouver dispersées dans le parc HLM en lointaine périphérie. De même, dans les campings, on trouve des personnes qui aspirent à une maison individuelle et n’en ont pas les moyens. Elles trouvent donc cette solution qui constitue pour elles une forme d’ascension résidentielle.

Repères

Gaspard Lion est doctorant en sociologie à l’EHESS et à l’université Paris-V. Il publie Incertaines demeures. Enquête sur l’habitat précaire (Ed. Bayard, 2015). Il avait consacré son mémoire de Master 2 à une ethnographie des habitants du bois de Vincennes(1).

Notes

(1) Voir ASH n° 2797 du 15-02-13, p. 34.

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