La maltraitance est rarement volontaire – hormis chez les pervers, constate Sandra Sapio, psychologue responsable « écoute et qualité » de la Fédération 3977. En revanche, « il y a des comportements maltraitants qu’on peut tous avoir, à un moment donné, quand on accompagne une personne et que c’est très lourd émotionnellement », affirme-t-elle. Or, précise sa collègue Brigitte Barthés, chargée de formation externe à la Fédération : « On demande beaucoup aux professionnels du secteur, ceux qui travaillent au plus près des personnes âgées, comme ceux qui dirigent une structure »(1). Faisant écho aux échanges qu’elle a pu avoir avec des directions d’institution, en amont de propositions de formation, Brigitte Barthés pointe tout particulièrement l’ampleur de la tâche des managers – et leur mal-être. « Ils doivent avoir de grandes qualités humaines, des connaissances en gérontologie, de même que sur les différents stades du développement, pour comprendre ce qu’est la personne âgée dans sa globalité, ce que représente le temps pour elle et le changement de son lieu de vie. » Il faut y ajouter de l’empathie pour ces « personnes au corps vieillissant, touchées par une maladie dégénérative, complexe, qui dérange » et pour la souffrance des familles, qui ont souvent dû se résoudre à confier leur parent à l’établissement « par défaut, dans l’urgence ». Bien sûr, les directeurs doivent aussi faire montre de « vertus managériales » – gérer des personnels aux fonctions variées (soin, hôtellerie, restauration, animation, administration, etc.), des équipes pluridisciplinaires de jour et de nuit –, posséder aussi des compétences de gestionnaire et avoir une bonne connaissance de la législation, des circulaires et des recommandations.
Confrontés à l’étendue de ces responsabilités et au manque de temps pour tout mener de front, « les managers n’ont pas toujours les moyens de déléguer, de s’entourer, de rencontrer leurs pairs, de partager », constate la formatrice. Il s’ensuit, pour certains, lassitude et découragement. « Alors qu’il a les diplômes et l’expérience, qu’il croit bien faire, tout mettre en œuvre, le directeur apprend que les équipes se plaignent, qu’il y a des tensions entre soignants, avec certaines familles », et des problèmes d’absentéisme dont la qualité de l’accompagnement, forcément, se ressent. Que faire, en outre, lorsque surgit une suspicion de maltraitance ou une maltraitance avérée ? « Les facteurs pouvant conduire à des risques de maltraitance sont – pour les dirigeants – parfois difficiles à imaginer ou à décrypter », souligne Brigitte Barthés.
La communication avec les équipes semble également problématique. « Communiquer avec un professionnel suppose de connaître son métier, le comprendre, le valoriser dans ce qu’il fait et, pourquoi pas, le responsabiliser », développe la formatrice. Communiquer, c’est aussi entendre le découragement de son interlocuteur et l’accompagner. « Reconnaître que ce n’est pas facile : le travail est physique, psychologiquement éprouvant, parfois très douloureux émotionnellement. » Et puis, le professionnel peut avoir le sentiment de ne pas être bien traitant. A cet égard, la question du temps auprès du résident est souvent posée : doit-on privilégier la qualité d’une toilette ou réaliser le nombre de toilettes prévu dans le temps imparti ? Sandra Sapio pointe aussi l’incompréhension entre un encadrement qui se sent éventuellement persécuté et des professionnels qui s’efforcent de développer « leurs propres stratégies de bientraitance dans un univers perçu comme destructeur », avec une hiérarchie vécue comme paralysante et, parfois, aucun dialogue possible. « Il arrive que des professionnels nous appellent au 3977 pour nous demander conseil, explique Sandra Sapio. Ils nous recontactent souvent, dans un deuxième temps, pour dire qu’après avoir exposé à leur cadre la situation telle que nous l’avions reformulée ensemble, celui-ci l’avait parfaitement comprise et avait mis en place des mesures appropriées ».
Pour les personnels, comme pour les dirigeants, de tels échanges se révèlent efficaces pour guider la réflexion, débloquer une situation, réfléchir à des leviers d’action, repérer-corriger un dysfonctionnement. « Il nous faut travailler sur cette prévention de la maltraitance, ces incompréhensions », estime la psychologue. Il existe différents moyens pour parler travail dans les institutions, comme l’analyse des pratiques ou la supervision, mais les structures s’en servent peu, constate-t-elle, ou alors les professionnels sont trop occupés et oublient de venir aux séances. A contrario, le téléphone, qui n’est pas coûteux, mobilise peu de temps et ne nécessite pas une prise de rendez-vous avec des délais d’attente, semble un outil pertinent. C’est pourquoi la fédération se propose de développer une écoute spécifiquement dédiée aux professionnels, avec la possibilité pour eux de rappeler et de bénéficier d’un suivi le temps nécessaire. Une forme de coaching téléphonique, en quelque sorte, ou à tout le moins une soupape pour gérer une situation de crise dans l’immédiat. L’objectif est de soulager les directeurs d’établissements ou services et leurs personnels, « avec l’idée de rendre les gens plus efficients en les distanciant un peu de leurs émotions », résume Sandra Sapio. Si la direction générale de la cohésion sociale donne son feu vert financier, ce projet devrait être opérationnel en 2016.
(1) Lors du colloque national « Prévenir la maltraitance et respecter la dignité des personnes âgées », organisé le 15 juin dernier à Paris par la Fédération 3977 contre la maltraitance –