Dans le hall, un jeune volontaire du service civique explique à un usager comment utiliser les écrans d’ordinateurs qui viennent tout juste d’être installés. Un peu plus loin, une dizaine de personnes s’apprêtent à suivre un atelier sur la recherche d’emploi… En apparence, rien d’exceptionnel en ce milieu de matinée pour cette agence Pôle emploi de Palente, un quartier de Besançon où se dressent des barres d’immeubles érigées dans les années 1950 et qui fut, une vingtaine d’années plus tard, le théâtre de l’affaire Lip.
Pourtant, dans l’un des petits bureaux ouverts du premier étage, se déroule une scène tout à fait inhabituelle. Mains sagement croisées sur la table, l’air un peu effacé, Vanessa Rondine, une jeune mère de famille à la recherche d’un emploi, s’entretient avec Tiziana Bouchard et Fabienne Payen. La première est conseillère à l’emploi au sein de l’agence et la seconde assistante sociale au centre médico-social Tristan-Bernard, à quelques rues de là. « On a donc fait trois CV différents et on les a mis en ligne, rappelle Tiziana Bouchard. On a aussi fait une simulation d’entretien avant votre prochain rendez-vous pour un contrat de professionnalisation dans la grande distribution. Mais ne vous mettez pas la pression, on essaie et, si ça ne marche pas, on mettra en place autre chose. » Retour sur les stages réalisés, les postes recherchés, le niveau de compréhension du français et les éventuelles difficultés à l’écrit, précisions sur les modalités des contrats de professionnalisation… Si le début de l’entretien s’apparente à un travail classique d’accompagnement à l’emploi et à l’insertion professionnelle, la conseillère à l’emploi et l’assistante sociale investissent rapidement d’autres domaines pour tenter de mieux comprendre les difficultés que traverse la jeune femme. Celle-ci revient sur les problèmes d’insalubrité qui l’ont obligée à déménager en dehors de Besançon, sur les tensions avec le père de ses enfants et les mesures de placement qui l’empêchent de les voir souvent. « Et vous en êtes où de vos problèmes de santé ? Est-ce que vous vous sentez capable de reprendre un travail ? », s’inquiète Fabienne Payen. Ce à quoi s’ajoute l’état de la voiture, qui arrive en bout de course et peut lâcher à tout moment, compromettant cette recherche de travail. « On peut demander des aides financières en cas de panne, surtout quand il y a une perspective de travail derrière », la rassure alors l’assistante sociale.
Comme plus d’un millier de demandeurs d’emploi du département, Vanessa Rondine a accepté de participer à la nouvelle modalité d’accompagnement global des demandeurs d’emploi les plus fragiles, mise en place dans le Doubs depuis janvier 2014. Ce département est le premier à s’être engagé dans le protocole national signé trois mois plus tard par Pôle emploi, l’Assemblée des départements de France (ADF) et la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) pour développer cette démarche inédite sur l’ensemble du territoire. L’idée de départ est assez simple. Il s’agit, explique-t-on du côté de l’ADF, d’aller plus loin dans les collaborations déjà établies ici et là par les départements et Pôle emploi en matière de prise en charge des publics en difficulté, pour « mettre en place au niveau national de nouvelles modalités de partenariat permettant de traiter conjointement les questions d’insertion sociale et d’insertion professionnelle pour tous les demandeurs d’emploi rencontrant des freins sur le plan social ». L’ambition avouée de ce protocole est de gommer un peu l’hétérogénéité des collaborations déjà existantes localement en proposant une orientation générale au niveau national.
L’approche globale d’accompagnement décrite dans le protocole national met en avant trois axes de partenariat distincts, à commencer par l’élaboration d’une base de ressources destinée à aider les conseillers de Pôle emploi à identifier les différents acteurs du champ social présents sur le département. Les signataires du protocole s’engagent ensuite à mettre en place un accompagnement global « permettant la prise en charge conjointe et articulée des besoins sociaux et professionnels par un conseiller Pôle emploi dédié et un professionnel du travail social ». Deux principes forts sont énoncés à cette occasion : la libre adhésion de l’usager à ce mode d’accompagnement et le caractère partagé des diagnostics et des décisions d’entrée dans cette démarche. Le protocole d’accord national désigne les conseillers emploi dédiés à ce dispositif comme les référents des demandeurs d’emploi, et précise qu’ils doivent œuvrer de concert avec des correspondants désignés par le conseil départemental. Enfin, le troisième axe de partenariat prévoit la mise en place d’un suivi social exclusif à l’égard des personnes dont les difficultés sociales sont trop lourdes pour mener de front des recherches d’emploi. Provisoire, cette prise en charge spécifique « permet à la personne de ne pas être radiée par Pôle emploi au prétexte qu’elle ne serait plus disponible, au sens de la loi, pour travailler », explique Marie-Pierre Lamberger, coordinatrice territoriale « insertion » au sein du conseil départemental. Un des grands mérites de cette nouvelle forme d’accompagnement, souligne de son côté Claude Guyot, directeur territorial de Pôle emploi, est de « sortir de la clé d’entrée administrative qui limitait l’accompagnement social aux bénéficiaires du RSA pour élargir cet accompagnement à tous les demandeurs d’emploi qui rencontrent des difficultés sur le plan social ». Plus largement, poursuit Claude Guyot, cette démarche partenariale doit permettre de développer un véritable suivi personnalisé de ce public. Pas question, pour autant, d’imposer des modes de fonctionnement préétablis aux institutions sur le terrain. Il est indispensable, ont tenu à rappeler les signataires du protocole, de laisser une marge de manœuvre aux acteurs locaux afin que « le dispositif puisse être adapté aux spécificités des territoires ». A chacun, donc, de mettre en place ses propres modalités de fonctionnement dans le cadre prédéfini.
Dans le Doubs, le conseil départemental et Pôle emploi ont surtout cherché à éviter les lourdeurs administratives qui érodent l’efficacité de certains dispositifs et peuvent paraître contraignantes aux professionnels comme aux bénéficiaires. A ce propos, les débats ont parfois été animés lors du lancement de la démarche, se souviennent les professionnels. A l’instar de Claude Guyot : « Au départ, l’intégralité des fiches diagnostic destinées à établir une demande d’entrée d’une personne dans cet accompagnement global devaient faire l’objet d’une rencontre physique des professionnels et d’un passage en commission. On a allégé cette procédure en ne faisant passer en commission que les situations pour lesquelles la pertinence de l’accompagnement global pouvait poser question. » Un gain de temps précieux, qui évite de perdre en route des demandeurs d’emploi souvent découragés par certaines inerties administratives. « On voulait proposer un service aux personnes, et pas que cela devienne une énième mesure d’accompagnement. Cette idée de service est très importante, car elle permet non seulement de distinguer cette modalité d’accompagnement des autres mesures de soutien existantes, mais aussi de sortir des logiques d’obligation vis-à-vis de Pôle emploi et de sanctions possibles », insiste pour sa part Marie-Pierre Lamberger.
Dans son bureau, Marie Chaventon, conseillère en économie sociale et familiale de formation, discute avec Alicia Bourihia, une jeune femme qui est entrée tout récemment dans la démarche. Arrivée à Pôle emploi depuis trois ans, la professionnelle a intégré l’équipe dédiée des 12 conseillers à l’emploi. Dégagée des tâches d’accueil, d’information, etc., auxquelles sont soumis les autres conseillers de l’agence, maîtrisant davantage son emploi du temps, elle peut se consacrer pleinement à ce suivi développé en tandem avec un travailleur social du département. Marie Chaventon tourne l’écran de son ordinateur vers la jeune femme assise en face d’elle. « Votre CV, c’est votre passeport professionnel. On va le revoir ensemble avant l’entretien prévu pour votre contrat de professionnalisation. Vous n’avez pas accès à Internet ? » La conseillère montre comment consulter les courriels directement à l’agence.
Aide à domicile durant dix mois, Alicia Bourihia s’est découragée face aux déplacements trop lointains et aux frais d’essence insuffisamment remboursés. Elle a fini par lâcher son travail et s’est retrouvée sans aucune ressource durant plusieurs mois. La panne récente de sa voiture est venue compliquer encore sa situation. Rapidement, son assistante sociale lui a proposé cette nouvelle forme de suivi et a adressé une fiche diagnostic aux correspondants insertion chargés d’examiner la demande. La procédure a débuté par un rendez-vous entre la conseillère Pôle emploi, l’assistante sociale et elle-même. « Cet entretien tripartite est destiné à présenter à nouveau les modalités de cet accompagnement et à vérifier que le demandeur d’emploi adhère toujours à ce projet. Cela permet aussi de bien définir les rôles de chacun », explique Marie Chaventon. Car coopération ne signifie pas confusion des genres, martèlent les professionnels engagés dans ce projet – à l’instar d’Elodie Caritey, la responsable de service du programme départemental d’insertion, pour qui « cette convention d’accompagnement global remet à plat les compétences de chacun et permet de prendre véritablement en compte les spécificités des deux institutions ».
Directeur général adjoint du département du Doubs, chargé du pôle « solidarités et cohésion sociale » jusqu’en septembre dernier, Etienne Petitmengin a soutenu depuis le début le déploiement de ce nouveau dispositif au sein du département. Cette clarification des expertises et des champs d’intervention de chacun concerne également les départements, précise-t-il : « Certains étaient dans l’ambiguïté et se dotaient d’une expertise en matière d’insertion professionnelle. Le choix que nous avons fait dans le Doubs, c’est de dire clairement que l’opérateur public Pôle emploi est l’expert du diagnostic professionnel et les travailleurs sociaux du département, ceux des diagnostics sociaux. Même si tout n’est pas totalement clivé, ce n’est pas aux services du département de dire si telle personne est employable ou non, a besoin d’une formation, etc. » Au-delà de cette clarification, les professionnels des deux institutions ont dû apprendre à mieux se connaître et à dépasser certaines visions caricaturales. « On avait toujours l’impression que c’était compliqué de prendre un rendez-vous avec un conseiller Pôle emploi, qu’on n’avait jamais affaire au même, qu’il n’avait pas le temps et que l’on était mal reçu », reconnaît Christelle Mougnard, assistante sociale et correspondante d’insertion dédiée au nouveau dispositif. Des immersions ont donc été organisées au sein de chaque institution pour aider tout professionnel impliqué à se familiariser avec les pratiques et la culture du partenaire.
Il a fallu également mettre en place des modes de fonctionnement ad hoc afin d’éviter certaines dérives inhérentes à ce travail en commun. A cet égard, les cinq correspondants insertion forment un rouage essentiel du dispositif déployé dans le Doubs. Intégrés à la direction « insertion » du conseil départemental, ils constituent une interface incontournable entre les 12 conseillers à l’emploi dédiés et les quelque 400 travailleurs sociaux du département susceptibles d’y participer. Ils examinent les fiches diagnostic établies par les conseillers Pôle emploi ou les travailleurs sociaux conjointement avec les personnes au chômage, valident directement les demandes ou les soumettent à l’avis des professionnels des deux institutions, réunis chaque mois au sein de l’instance de suivi d’accompagnement global (ISAG).
Véritables charnières, les correspondants insertion ont aussi pour mission de parer à certains risques liés notamment aux échanges d’informations. Attention de bien s’assurer que le secret professionnel n’est pas mis à mal par ces nouvelles modalités d’accompagnement ou que des commentaires inappropriés ne figurent pas sur les fiches diagnostic, a ainsi averti l’Association nationale des assistants de service social (ANAS) en septembre dernier(1)… « Pour ces postes de conseillers insertion, le département a choisi des travailleurs sociaux, et non des personnels administratifs. Ce n’est pas un hasard. Les assistantes sociales qui remplissent cette mission peuvent communiquer avec leurs pairs, elles sont soumises au secret professionnel et garantes d’une certaine confidentialité. Et de notre côté, nous faisons monter en compétence les conseillers emploi sur ce que l’on peut écrire ou non. Nos collègues du département nous aident là-dessus. Ils expliquent, par exemple, qu’il ne faut pas parler d’un problème d’addiction, mais d’un problème de santé », note Nathalie Poisot, coordinatrice de l’accompagnement global pour Pôle emploi. « C’est un apprentissage en termes d’analyse des situations, reconnaît Claude Gorge, directrice « partenariats, territorialisation et relations extérieures » à Pôle emploi. Il est nécessaire d’avoir les mêmes représentations par rapport aux critères d’orientation des personnes. »
L’instance de suivi d’accompagnement global, autre spécificité locale, remplit également une importante mission de régulation. Bipartite, elle s’assure en dernier ressort que certaines orientations faites par les travailleurs sociaux ou les conseillers emploi sont justifiées. « L’entrée dans ce protocole ne peut être que volontaire, elle ne peut pas être imposée aux demandeurs d’emploi, rappelle Etienne Petitmengin. L’instance de suivi permet de vérifier que les professionnels de Pôle emploi ou du département ne se servent pas de cette nouvelle modalité d’accompagnement pour se décharger des situations qu’ils n’arrivent pas à régler et dont ils ne savent pas quoi faire. »
Aujourd’hui, 79 départements sont engagés dans cette approche, pour laquelle des financements du Fonds social européen ont été mobilisés. Avec actuellement près de 26 000 bénéficiaires, le dispositif doit encore passer certains caps, notamment financiers, pour pouvoir monter en puissance, reconnaissent les responsables de l’ADF. Sur le terrain, les professionnels semblent quant à eux convaincus de la pertinence de ce dispositif. A l’image de Marie Chaventon, qui vient de terminer son entretien. « C’est rassurant pour nous de savoir qu’une problématique sociale qui pouvait freiner l’accès à l’emploi de certaines personnes est traitée, se réjouit la conseillère. Avant, je pouvais juste orienter quelqu’un qui me disait avoir des difficultés financières ou de logement vers le service concerné, sans savoir si c’était suivi d’effets. » Beaucoup mettent aussi en avant la dynamique que cet accompagnement permet de recréer chez les chômeurs confrontés à des difficultés sociales. Dans le bureau d’à côté, Vanessa Rondine termine elle aussi son entretien. Elle semble soulagée. « Cela fait plaisir de venir dans un endroit où on ne vous dit pas que vous n’avez pas d’expérience, qu’on ne peut rien faire pour vous et dont on ressort en se demandant ce qu’on va faire », confie la jeune femme… Avant d’ajouter : « Il faut que je pense à moi, maintenant. »