« Les années 1960 à 1980, c’était vraiment une belle période pour se former et commencer à travailler dans le social, observe Brigitte Bouquet, qui a obtenu son diplôme d’assistante sociale à l’hôpital Saint-Joseph, à Paris, en 1965. On pouvait se permettre des tas de choses, être vraiment créatifs. » Issue d’une riche famille industrielle de l’Est de la France, la jeune femme avait initialement pensé devenir infirmière, puis reprendre la clinique que possédait l’une de ses tantes. « J’ai fait la première année juste après le bac 1. Les épreuves du baccalauréat étaient alors réparties entre les années de première et de terminale et les études d’infirmière, comme celles d’assistante sociale, étaient accessibles dès la fin de la première. » Elle poursuit : « J’ai rapidement réalisé que le soin, ce n’était pas pour moi. J’aimais la relation, être proche des gens, les rassurer, mais je sentais que je leur faisais mal avec les gestes techniques, alors j’ai décidé de changer de voie. »
Une formation d’assistante sociale est proposée dans le même hôpital-centre de formation. La jeune femme avait déjà connaissance d’une certaine forme d’aide sociale : celle qu’elle avait découverte dans les entreprises de sa famille. « Mon grand-père avait construit des maisons pour les ouvriers, des jardins pour les familles, des gymnases pour les enfants… Avec le recul, je pense que le social me travaillait depuis longtemps. » Il y avait d’ailleurs des travailleurs sociaux dans sa famille. « Une cousine de mon père avait choisi le métier d’assistante sociale, poursuit Brigitte Bouquet. Je voyais qu’elle avait plein de choses à créer, alors je me suis lancée dans cette carrière. »
La voilà donc repartie pour trois années de formation en internat. « C’était une école tenue par des religieuses, il y avait quelques règles un peu contraignantes. Mais j’en garde d’excellents souvenirs. Nous étions dix élèves, toutes copines. Nous passions nos soirées à bosser ensemble. Toutes un peu originaires des mêmes milieux privilégiés, ce qui était typique de l’époque. » La gestion religieuse du centre de formation a également d’autres conséquences. « Nous avions beaucoup de stages dans des établissements gérés par des sœurs, poursuit Brigitte Bouquet. Je me souviens que, à l’époque, les patients les préféraient aux laïques, ils les trouvaient plus dévouées. » La jeune femme effectue ainsi un stage auprès d’un service éducatif, à l’hôpital, et même… dans une bibliothèque. « Cela m’a permis de m’initier à la lecture d’articles de recherche. N’oublions pas que le cursus était alors moins formaté, les écoles possédaient une certaine liberté, chacune avait d’ailleurs sa propre spécificité. » A Saint-Joseph, se souvient-elle, c’est l’engagement en faveur du citoyen pauvre qui dominait.
Les religieuses ne sont pas pour autant coincées dans le dogme et les enseignements sont très ouverts. « Comme elles s’étaient engagées de par leur vocation à aller vers les pauvres, elles faisaient venir des usagers dans nos cours pour témoigner de leurs difficultés. Nous étions effarées par ce que nous entendions. » Les enseignements de droit, de sociologie, de philosophie interpellent fortement les élèves. « Au début, j’ai pensé que la philosophie nous éloignait du travail social. Mais, très vite, j’ai été passionnée. Aujourd’hui encore, je retourne à cette réflexion de fond sur la finalité du travail social que nous avait transmise notre professeur. Quant au droit, nous avons compris combien sa connaissance était indispensable pour aider les gens, et nous avons reçu une formation très solide dans cette discipline. »
Brigitte Bouquet apprécie moins l’enseignement du case-work(1). « J’étais davantage intéressée par une approche collective, mais ce mode d’intervention était devenu extrêmement dominant. De nombreuses assistantes de service social étaient d’ailleurs parties aux Etats-Unis pour s’y former. » Malgré la qualité de l’enseignante, débarquée directement d’outre-Atlantique pour officier à l’hôpital Saint-Joseph, l’étudiante ne se résigne pas. Cette opposition lui coûtera d’ailleurs quelques points lors des évaluations finales pour l’obtention du diplôme d’Etat. « On nous avait enseigné comment faire des fiches de synthèse par matière et nous étions interrogées sur chaque discipline, sans pour autant être dans le par cœur. » Elle regrette toutefois de n’avoir jamais pu travailler à la rédaction d’un mémoire. Un manque qui éclaire sans doute la poursuite de sa carrière, en particulier son implication dans l’univers de la recherche.
A la sortie de l’école, la jeune professionnelle ne connaît aucune difficulté pour trouver un poste. « Chacune d’entre nous avait un employeur avant même d’avoir le diplôme d’Etat, se rappelle-t-elle. L’une de mes camarades est partie travailler à ATD quart monde, une autre a pris la tête d’une maison des jeunes… Je me souviens que nous plaisantions sur les salaires qu’on nous proposait. C’était encore l’époque où la fonction d’assistante sociale était considérée comme un dévouement, alors on nous payait mal. » Brigitte Bouquet opte, quant à elle, pour un poste dans une société d’assurances, qui l’amène à intervenir dans plusieurs entreprises. « Cela a été une erreur, je pensais m’occuper des gens, mais je me suis retrouvée à courir de droite et de gauche pour aller au chevet d’un malade ou d’un accidenté. J’ai réalisé que je n’avais pas bien compris l’univers de l’industrie… Malgré ou à cause de mon univers familial ? Je ne sais pas. Mon grand-père pensait qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait pour ses ouvriers. Pourtant, quand j’ai découvert leurs conditions de travail, j’ai été choquée. »
« Au bout du compte, ce que j’ai appris à travers ma formation, c’est qu’on n’est jamais assez ouvert aux personnes. J’aurais pu rester refermée sur mon milieu d’origine, mais la formation a été une véritable ouverture pour moi. » Elle comprend aussi rapidement qu’il lui faudra continuer à étudier pour tenir à distance ses sentiments et ses affects. « On ne peut pas travailler avec le cœur ouvert en permanence, conclut-elle, et on n’est pas compétent si l’on n’a pas étudié. Moi qui suis entrée en formation sans avoir validé l’ensemble des épreuves du bac – ce qui était possible à l’époque –, j’ai réalisé que la formation et la recherche nous donnent des outils. L’ensemble de ma vie professionnelle a ensuite été motivé par ces idées. »
(1) Une technique d’aide individuelle fondée sur l’entretien et l’écoute.