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Coformation, à la croisée des mondes

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A Rezé, en Loire-Atlantique, un centre de formation en travail social a accueilli une coformation d’ATD quart monde sur la parentalité en situation de précarité. Personnes en grande pauvreté et travailleurs sociaux ont cherché sans détour à mieux se comprendre.

Des litres de café, des piles entières de post-it, une soixantaine d’affiches griffonnées de notes et parfois de dessins… La quantité de matériel utilisé pendant ces quatre jours traduit la densité des échanges entre professionnels du social et personnes issues de la grande pauvreté. Tout comme les mines fatiguées de chaque participant au moment de se quitter… Cette « coformation par le croisement des savoirs et des pratiques » d’ATD quart monde, consacrée à la parentalité en situation de précarité, s’est tenue pour la seconde année consécutive à Rezé (Loire-Atlantique), au siège de l’Association régionale des instituts de formation en travail social (Arifts) des Pays de la Loire(1).

Animée par deux volontaires permanents du mouvement ATD et deux formateurs de l’Arifts(2), elle s’adressait à 15 professionnels : sept cadres du conseil départemental de Loire-Atlantique, principalement en charge de la protection de l’enfance, un médecin de la protection maternelle et infantile (PMI), cinq techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF)(3), une éducatrice de jeunes enfants (EJE) et une psychologue. A leurs côtés, cinq militants du mouvement ATD quart monde, venus du Nord et de la Bretagne apporter leur expertise de parents en précarité, concernés par une mesure de protection de l’enfance(4). « Nous sommes là pour défendre toutes les personnes en difficulté et essayer de trouver des solutions pour améliorer leur vie quotidienne, précisent-ils. On veut aussi savoir pourquoi cela marche avec certains travailleurs sociaux et pourquoi avec d’autres, c’est la catastrophe… »

Si ce stage s’inscrit dans le cadre classique de la formation continue, il ne correspond en rien aux modes traditionnels de transmission des savoirs. « Tous les stagiaires sont des coformateurs en situation d’égalité, précise Régis Sécher, directeur du service de formation continue à l’Arifts et animateur du stage. Chacun s’implique pour réfléchir ensemble sur des situations très concrètes. » Pour organiser ce dialogue entre professionnels et « usagers », la méthodologie d’ATD quart monde se veut des plus rigoureuses. « La participation des plus pauvres doit être accompagnée, prévient Hervé Lefeuvre, volontaire permanent d’ATD et membre de l’Atelier du croisement des savoirs(5). On n’hésite donc pas à couper un militant qui en dirait trop sur lui-même pour le protéger. » Plusieurs règles émaillent le stage : pas de mise en avant des situations personnelles, pas de contact entre militants et professionnels durant les pauses et mélange progressif entre les stagiaires.

« Injustice » et « Pierre Tombale »…

Lors des deux premières journées, les stagiaires travaillent en trois groupes de « pairs » séparés – les cadres, les professionnels de terrain et les militants d’ATD –, avant de confronter leurs constats et leurs idées en séances plénières. « On est assez surpris par cette séparation, confie Claire Hallien, responsable d’une unité « vie sociale et insertion » au conseil départemental de Loire-Atlantique. Mais aller vers les autres ne se décrète pas et ce temps d’apprivoisement est sans doute nécessaire. »

Tout commence par des exercices sur les représentations, préalable indispensable à la discussion. « II s’agit de se parler en vérité, sans se faire de gentillesses, mais sans mise en cause personnelle », précise Régis Sécher. L’occasion de mesurer l’immense fossé séparant personnes en précarité et professionnels du social. Ainsi, quand le groupe des cadres associe au mot « parent » des termes comme « amour », « famille », « responsabilités », et que les professionnels de terrain y ajoutent « identité », « complexité » ou « accompagnement », les militants brandissent le mot « injustice ». « C’est ce que l’on ressent quand on place nos enfants, explique Christelle(6), qui exprime avec douceur des idées fortes, souvent dures. Parent ne devient plus qu’un mot, car nous n’avons plus notre place… »

L’exercice du « photolangage », consistant à illustrer par une image le mot « professionnel », enfonce davantage le clou. Quand cadres et intervenants sociaux utilisent, sans se concerter, une image similaire (l’équipage d’un bateau voguant ensemble malgré les tempêtes), le cliché choisi par les militants n’est autre qu’une pierre tombale. « C’est à cela que les professionnels nous réduisent quand ils nous séparent de nos enfants », décrit Roland, visage fermé, conscient du choc provoqué. Seul un pot de fleurs, posé sur une tombe, « représente l’éclair de génie de certains professionnels qui peuvent nous aider ». Les autres images choisies par les militants traduisent le même ressenti : un sac de nœuds pour décrire le va-et-vient entre services, un volcan pour évoquer la difficulté à entrer en relation avec les travailleurs sociaux, etc. Un constat implacable pour les professionnels, stupéfaits d’être perçus comme menaçants pour les familles accompagnées. « On prend une vraie claque, confie Benjamin Binovsky, TISF à Nantes. C’est assez violent à entendre, d’autant qu’on n’a pas vraiment l’occasion de se justifier. »

Sortir du jargon

La rédaction par chacun des stagiaires d’un récit, portant sur un moment de tension entre « usagers » et professionnels, permet ensuite d’entrer dans le vif du sujet. Ces situations vécues, toutes anonymisées, servent de matériau de travail tout au long du stage. Les textes les plus évocateurs sélectionnés par les animateurs traitent de situations particulièrement douloureuses, comme le coup de colère d’une mère face à la restriction d’un droit d’hébergement pour sa fille qui n’a pas été expliqué en amont ou une situation dans laquelle des travailleurs sociaux nient complètement la place d’une mère auprès de ses enfants.

Autre point d’achoppement, le jargon des professionnels est perçu comme du « charabia » par les militants. « J’ai pris conscience qu’il fallait faire davantage attention aux mots que nous utilisons, confie Benjamin Binovsky. Il faut se forcer à reformuler et à bien vérifier que la personne nous comprenne. » Confirmation de Claire Hallien : « On a beaucoup à apprendre des militants, qui ont une expression simple et claire face à notre langage alambiqué. » Autre notion clé apparue lors des débats : la transparence. La nécessité d’informer et d’associer les parents à chaque étape est ressortie de nombreuses fois. Tout comme l’importance de souligner ce qui se passe de positif dans les familles, de prendre suffisamment de temps auprès d’elles et de travailler au maximum en amont.

Le troisième jour du stage, les groupes commencent enfin à se mélanger, créant une nouvelle dynamique. Objectif : construire ensemble des saynètes de théâtre-forum à partir des récits. Cet exercice ludique permet à certains stagiaires de changer de position, comme cette TISF qui se met avec talent dans la peau d’une mère en colère ou Christelle, militante ATD, qui choisit d’endosser le rôle d’une responsable de l’aide sociale à l’enfance… « Ce qui est bien dans cette formation, c’est de pouvoir exprimer son point de vue et de discuter avec des travailleurs sociaux, confie-t-elle. Dans la réalité, cela ne se passe pas comme ça. »

Le dernier jour consiste à préparer la restitution de la coformation devant un public institutionnel. Là encore, la mixité des groupes fonctionne à plein, cadres et militants d’ATD présentant ensemble le fruit de leur travail, le sourire aux lèvres. Françoise Le Coat, responsable d’une unité « vie sociale et insertion » au conseil départemental de Loire-Atlantique, salue la qualité des échanges avec les usagers : « Malgré la misère et la souffrance, ils ont de grandes capacités d’analyse et de recul. C’est ce potentiel de l’usager-acteur que je retiens. » Tous les professionnels repartent avec la ferme intention de faire évoluer leurs pratiques. « On commence à être plusieurs du même territoire à avoir suivi cette formation, souligne Claire Hallien. Ces références communes vont nous servir. » La mise en réseau des professionnels passés par cette coformation est ainsi vivement encouragée.

Notes

(1) Elle forme chaque année plusieurs milliers d’étudiants et de professionnels. Site : www.arifts.fr.

(2) L’équipe était assistée par la géographe Nadine Aurillon Vandenbroucke, alliée du mouvement ATD.

(3) Les TISF sont tous salariés de l’Association nantaise d’aide familiale (ANAF).

(4) Ils sont d’ailleurs rémunérés comme des formateurs vacataires.

(5) Site : www.atd-quartmonde.fr/mot-cle/croisement-des-savoirs.

(6) Le nom des usagers n’est pas indiqué pour préserver leur confidentialité.

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