A 14 heures, Mathilde Gabrièle dispose des paquets de riz sur une étagère, vérifie le stock de couches dans la réserve et entre le code d’une boîte de biscuits dans le logiciel informatique. La jeune femme prépare pour le lendemain la journée d’ouverture au public de l’épicerie solidaire et sociale du quartier des Sablons, au Mans(1). Dépendant du centre social Le Kaléidoscope, cette structure est ouverte un jour et demi par semaine à une cinquantaine de familles du quartier, de toutes origines, orientées là par les travailleurs sociaux de secteur. Depuis un an, cette professionnelle âgée de 23 ans est présente dans l’épicerie trois semaines par mois en tant qu’animatrice territoriale de l’aide alimentaire. Elle n’est pas employée par le centre social, mais par l’Association nationale de développement des épiceries solidaires (ANDES), un réseau qui compte 287 épiceries sociales en France(2) et auquel adhère celle du Mans. Son rôle : conseiller les 15 bénévoles de l’épicerie, dont la référente est Françoise Brion, salariée du centre social.
Mathilde Gabrièle fait partie de la deuxième promotion, tout juste formée par l’ANDES au nouveau métier d’animateur territorial de l’aide alimentaire. « Actuellement, nous disposons de 11 animateurs réseaux qui sont l’interface entre les épiceries sur le terrain, les acteurs institutionnels et notre association nationale, explique Romuald Corlou, responsable des ressources humaines à l’ANDES. Nous aurions besoin qu’ils soient plus nombreux, mais il est difficile de recruter car ce métier n’existe que chez nous. Il ne correspond à aucun diplôme. » En 2012, l’ANDES avait commencé par intégrer au sein de son réseau des services civiques afin qu’ils apportent un renfort aux animateurs, mais ils n’étaient pas formés. Puis, en 2013, l’association a profité du dispositif gouvernemental des emplois d’avenir pour créer une formation professionnalisante spécifique au poste d’animateur, destinée à des jeunes éloignés de l’emploi, recrutés pour un contrat de un an renouvelable deux fois.
Comme ses 17 collègues de promotion, Mathilde Gabrièle a bénéficié, durant dix mois, d’une formation à Paris d’une semaine par mois. « Après le bac, raconte-t-elle, j’avais commencé des études pour devenir éducatrice spécialisée, puis j’ai travaillé dans des associations œuvrant à l’accès de tous à la culture. Après un an de volontariat en Amérique du Sud, je ne savais plus si je voulais poursuivre dans le social ou dans l’agriculture. Je souhaitais continuer à apprendre sans perdre le contact avec le terrain. La formation d’animatrice dans l’aide alimentaire m’a bien convenu. » Pour les initier à ce métier émergent, l’ANDES a créé une formation sur mesure ainsi qu’un organisme dédié, à statut associatif : Potentia. Pour les stagiaires, il s’agissait de faire des allers-retours entre expérience de terrain et analyse. « On ne voulait pas rester sur des discours, commente Jocelyne Bac, chargée de la formation à Potentia, mais leur faire acquérir des compétences de travail en équipe, d’analyse de situations, de diagnostic et d’impulsion de dynamique positive à partir de ce qu’ils vivaient dans l’épicerie. » Les cours et interventions portaient sur l’économie sociale et solidaire, les acteurs de l’aide alimentaire, le logiciel de stock, l’hygiène et la sécurité, le bénévolat, le rapport entre précarité et alimentation ou encore la conduite de projet et la cohésion d’équipe. Potentia a également construit avec les jeunes un système d’autoévaluation sous forme de présentations individuelles et d’une production collective d’un magazine, pour que certains sortent d’un rejet de l’écrit.
Le reste du temps, l’apprentie animatrice a travaillé sur le terrain, au Mans, encadrée par Agnès Juton, sa tutrice, animatrice réseau de la zone ouest et conseillère en économie sociale et familiale. « J’assure le suivi de 25 épiceries, précise cette dernière. Je forme notamment les équipes sur l’hygiène, la traçabilité des produits, la cohésion, l’accueil du public ou la conduite d’ateliers. » Passant de longues heures sur les routes, elle n’est que ponctuellement au contact de chaque structure. « La mission de Mathilde est de soutenir l’épicerie dans les difficultés rencontrées au quotidien et de créer des liens entre elle et l’ANDES. L’objectif est que, via l’embauche de ces jeunes mis à disposition, le réseau soit plus visible sur le terrain. »
A 16 heures, les bénévoles reviennent de la banque alimentaire avec un camion chargé de produits. Mathilde Gabrièle vérifie la température des frigos, établit la facture et se met à ranger avec eux. Elle doit faire tourner l’épicerie pour que celle-ci soit apte à recevoir les clients. « Je nettoie les rayons, réceptionne les livraisons, pèse les denrées et tiens à jour le logiciel de gestion des stocks », énumère-t-elle, tout en coordonnant les bénévoles ou en remplaçant ceux qui sont absents.
En France, les épiceries sociales se multiplient « parce qu’il y a une urgence alimentaire et que le modèle de l’épicerie est dynamique et respectueux de l’usager », analyse Romuald Corlou. Libre choix des produits, logique de don et de contre-don, responsabilisation du client qui économise de l’argent afin de mener à bien un projet. « Mais une épicerie est beaucoup plus compliquée à gérer que des colis alimentaires », prévient Agnès Juton. D’autant que toutes ne sont pas au même niveau de qualité, note Romuald Corlou : « On voit des choses magnifiques, mais aussi des lieux où les usagers font la queue dehors pour obtenir des produits de mauvaise qualité. Parfois, les équipes pensent bien faire, mais cela ne veut pas dire qu’elles savent faire. » Les statuts et fonctionnements des épiceries sont également très différents. Elles dépendent de centres sociaux ou d’associations et disposent pour l’accompagnement social et l’approvisionnement d’un salarié ou seulement de bénévoles. Les assistants territoriaux sont donc chargés d’aider leurs équipes à comprendre les techniques d’approvisionnement, les règles d’hygiène et de sécurité et, surtout, à considérer l’accueil comme un acte social. « Je réponds aux besoins de l’épicerie, ajoute Mathilde Gabrièle, notamment pour améliorer l’intendance. »
Le lendemain, à 9 heures, dans la cuisine aux murs colorés attenante à l’épicerie, Mathilde Gabrièle verse du café et installe le coin où les enfants pourront jouer pendant que leurs parents feront leurs courses. La charte de l’ANDES insiste sur l’importance de la convivialité dans les épiceries. L’animatrice organise régulièrement des « moments dégustation » de produits peu connus ou qui se vendent mal. « Certains clients viennent ici à cause de difficultés budgétaires, mais ce qu’ils apprécient aussi, c’est de sortir de leur l’isolement, observe-t-elle. Ils partagent leurs savoirs en matière de cuisine et d’économies. » Une maman entre, une main sur la poussette, l’autre sur le Caddie. « Voulez-vous boire quelque chose ? Comment va le bébé ? La puéricultrice est passée ? », l’accueille Mathilde. Certains clients profitent de ce moment pour parler des difficultés qu’ils rencontrent avec leurs enfants, du mal du pays ou encore de leurs problèmes conjugaux. « Comme on est dans un centre social, on est un lieu ressource, précise l’animatrice. On donne des informations sur tout ce qui se passe au centre, on oriente, on explique aux gens qu’ils ne sont pas seuls, qu’une aide existe. »
A 10 heures, Mathilde Gabrièle guide une cliente qui vient aider à la caisse. Donner du temps fait en effet partie de l’engagement de chaque usager à l’égard de l’épicerie, faute de quoi l’accès pour trois mois à l’épicerie ne pourrait pas être renouvelé (jusqu’à quatre fois). « Au départ, je trouvais cela trop rigide, avoue l’animatrice. Comment obliger des gens à aider ? Mais j’ai constaté les bienfaits de la responsabilisation. Les clients créent des liens, prennent une place, s’ouvrent de plus en plus aux autres. » Pour le dire autrement : aider les autres permet d’accepter d’être soi-même aidé.
Dans l’épicerie, trois personnes parcourent les étagères et scrutent les frigos et les présentoirs de fruits et légumes. « Vous voulez des œufs ? », interroge une bénévole. « Je n’ai pas beaucoup d’argent », répond la cliente. « Vous avez raison, il faut prioriser. Je vous laisse, appelez-moi si vous avez besoin d’aide. » Cette année, à la demande de la directrice du centre social, Mathilde Gabrièle a mené un questionnaire de satisfaction auprès des usagers : « Ils ont demandé des produits spécifiques, mais ont surtout souligné qu’ils voulaient faire leurs courses eux-mêmes. » En effet, pensant bien faire, des bénévoles avaient pris l’habitude de mettre les articles dans les paniers des bénéficiaires. « Certains clients venus avec une liste étaient perdus et mal à l’aise de ne pas être libres de leur choix, raconte Mathilde. Ce n’est pas parce qu’ils ont des difficultés financières qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent. » Une réflexion sur le juste accompagnement est donc née au sein des bénévoles. « La précarité des clients ne doit pas nous pousser à être dans un rapport de pouvoir, de “vouloir pour l’autre” », insiste Françoise Brion, la référente de l’épicerie. Désormais, l’équipe connaît les produits et donne, au besoin, des explications et des idées de recettes. Elle reste disponible et à l’écoute, mais pas plus.
Aux Sablons, l’animatrice de l’aide alimentaire a également instauré un double étiquetage des prix : celui qui est habituel en magasin et celui qui est pratiqué par l’épicerie solidaire. « La structure est un coup de pouce transitoire. En gardant en tête la valeur réelle du produit, les clients restent davantage dans la réalité. » L’épicerie se veut aussi proche que possible d’un magasin d’alimentation générale, avec toutefois certaines limites. L’équipe a ainsi été confrontée à la question de la limitation dans l’achat de produits qui ne sont disponibles qu’en petit nombre. « Doit-on expliquer aux gens qu’il faut partager ce qu’il y a en stock, les rappeler à l’ordre, ou bien le premier arrivé se sert, comme dans un magasin classique ? » Sur ce point, Mathilde Gabrièle a partagé avec les bénévoles ce qu’elle a appris en formation : « Les personnes qui viennent ont déjà beaucoup de contraintes. Elles sont dans un rapport d’obligation par rapport à l’administration. Ici, on pourrait leur faire confiance, autant dans leur capacité à choisir leurs produits qu’à respecter les consignes et à faire preuve de solidarité avec les autres clients. » La participation des usagers étant au cœur des valeurs de l’ANDES, l’animatrice essaie de l’insuffler sur le terrain. « Par exemple, nous avons demandé à un client qui avait travaillé en grande surface de nous conseiller sur l’approvisionnement. Cela nous a beaucoup aidés. » L’équipe aimerait cependant aller plus loin. Les clients pourraient ainsi prendre part, au sein de commissions, aux projets et aux décisions de l’épicerie. Françoise Brion imagine, pour sa part, des ateliers sur la consommation d’eau ou d’énergie : « Les bénéficiaires viennent souvent avec le projet de régler des impayés d’énergie. Ils y gagneraient encore en autonomie. »
A midi, Mathilde Gabrièle fait une pause avec les bénévoles. « Elle nous apporte un regard différent et plus distancié, commente l’une d’elles. Elle nous a beaucoup appris sur l’organisation. Elle nous observe et on discute. Cela nous permet d’aller plus loin dans notre réflexion et notre connaissance de la charte de l’ANDES. » Le rôle de l’animateur territorial, qui travaille dans l’épicerie au quotidien mais appartient au réseau ANDES, consiste à diffuser des bonnes pratiques de l’intérieur. « Quelque part, c’est sa force pour faire évoluer les équipes en douceur, note Agnès Juton. Nous, animateurs régionaux, n’allons pas venir une demi-journée dans l’épicerie et vouloir tout changer. Si, par exemple, nous constatons un souci d’hygiène dans une épicerie, ce n’est pas simple à aborder. L’animateur territorial peut, lui, observer, poser un diagnostic et proposer une formation aux bénévoles. » Au Mans, les observations de Mathilde Gabrièle ont ainsi abouti à une formation : comment trouver une posture commune par rapport aux usagers ?
L’animateur doit trouver sa place sans toutefois prendre celle des bénévoles, impulser de meilleures pratiques tout en respectant le libre choix des épiceries. « Ce n’est pas si facile, reconnaît la jeune professionnelle. Nous sommes éloignés des collègues du réseau et devons tisser la confiance petit à petit avec l’équipe sur place. Il faut adapter notre discours en fonction du public. » 80 % des bénévoles des épiceries ont entre 45 et 70 ans et consacrent entre cinq et dix heures par semaine à cet engagement. « Ils ne vont pas se faire apprendre la vie par des petits jeunes, sourit Romuald Corlou, de l’ANDES. Ils font de leur mieux et l’animateur territorial est là pour suggérer », par exemple des améliorations pour la participation de l’usager, le respect de sa dignité et de son libre choix, la convivialité et l’accueil, etc.
Selon Françoise Brion, l’arrivée de Mathilde Gabrièle a été un véritable plus : « Elle nous a permis d’accueillir 25 familles supplémentaires car, travaillant seulement à 70 %, j’ai été libérée de l’intendance de l’épicerie pour me consacrer à l’accompagnement individuel des familles. Bien sûr, la crainte d’être contrôlés par l’ANDES, via l’animatrice, nous a effleurés. Toutes les épiceries du réseau sont différentes et l’on ne peut pas imposer une seule façon de faire. Et puis il est compliqué de changer les habitudes. » Une confiance mutuelle semble cependant s’être installée, chaque partie apprenant de l’autre, parfois même sans s’en apercevoir.
A 14 heures, l’animatrice territoriale passe avec Agnès Juton quelques coups de fil pour chercher à diversifier les approvisionnements en trouvant de nouveaux partenaires. Varier les produits et trouver des fournisseurs de qualité fait aussi partie de ses missions : « On mène un projet – Uniterres – afin de créer des partenariats avec des producteurs locaux, en circuits courts. J’essaie aussi d’obtenir davantage de produits d’hygiène. » Autres projets : récupérer des vêtements et des produits culturels. Elle n’aura cependant pas le temps de les mettre en œuvre car, après cette année de formation en alternance, Mathilde Gabrièle quitte à la fin octobre l’épicerie mancelle pour la Bretagne, où elle va se familiariser avec le poste d’animatrice régionale de réseau. Aura-t-elle un successeur ? Pour le moment, il n’y a pas de nouvelle promotion prévue. « Il faut prendre le temps d’intégrer les jeunes déjà diplômés, indique Jocelyne Bac, la formatrice. Il y aurait des besoins, mais placer un animateur par épicerie est impensable budgétairement pour le réseau. » Et à plus long terme ? « Le dispositif est une passerelle. Il permet à 30 jeunes qui en avaient besoin de confirmer leur orientation professionnelle, analyse Romuald Corlou. Chacun, en fonction de ses compétences et de ses envies, va faire évoluer le métier. » Certains sont partis au bout de un an pour rejoindre d’autres secteurs, comme l’animation ou la distribution. D’autres, à l’issue de leur contrat de trois ans, occuperont comme Mathilde Gabrièle un poste permanent d’animateur réseau.
L’expérience pourrait aussi donner l’envie à certaines épiceries d’embaucher directement leur propre animateur. « Jusque-là, elles n’embauchaient pas de jeunes en contrat d’avenir car elles n’avaient pas la capacité d’assumer leur formation, poursuit le responsable des ressources humaines à l’ANDES. Mais notre centre de formation solidaire Potentia va désormais proposer un catalogue de formations. » Une partie des bénéfices des épiceries pourrait aussi être consacrée à la formation des usagers pour, à terme, accompagner certains d’entre eux vers l’emploi : « Nous gardons les usagers au cœur de notre logique. »
(1) Association d’animation du centre social : 9, rue du Cantal – 72100 Le Mans – Tél. 02 43 84 60 66.
(2) ANDES :