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« Il existe une tension croissante entre des formes distinctes de solidarité »

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Le constat est sans appel : les inégalités, tant sociales qu’économiques, ne cessent de s’accroître en France. Un comble, pour un pays bâti sur le principe de l’égalité entre tous les citoyens. Serions-nous inconséquents, hypocrites ou impuissants face aux inégalités ? Le philosophe Patrick Savidan s’interroge sur ce paradoxe et trace des pistes pour en sortir.
On a coutume de dire que la société française éprouve un véritable tropisme pour l’égalité. Mythe ou réalité ?

Mythe et réalité, à vrai dire. L’égalité est une valeur à laquelle les Françaises et les Français sont très attachés nominalement. Elle participe d’un idéal républicain autour duquel une très large majorité se réunit, et qui s’exprime d’abord dans un principe d’égalité devant la loi. Cette valeur doit cependant être définie quant à son contenu. Pour la « vigoureuse génération de 1789 », selon l’expression du philosophe et historien Alexis de Tocqueville, l’égalité traduisait le désir de voir la dignité de chacun également reconnue et, à travers elle, une certaine vision de l’individu comme être de liberté. Il fallait que chacun puisse être libéré des diverses formes de déterminismes sociaux pour acquérir la possibilité de vivre et conduire sa vie selon ses préférences. Pour cela, il fallait aller au-delà de l’affirmation de l’égalité formelle face à la loi en redistribuant de la richesse et en protégeant les personnes que la concurrence économique, sociale, culturelle et politique tendait à fragiliser. C’est le ressort d’un Etat social auquel les Français sont tout autant attachés. Un Etat social qui a ses mérites, mais qui connaît aussi des limites. Ce qui pourrait nous conduire à nous interroger sur la portée de notre attachement à l’égalité et qui, aujourd’hui, peut constituer un frein à sa réalisation, à notre capacité à faire de ce mythe une réalité.

Vivons-nous réellement dans une société plus inégalitaire qu’il y a vingt ou trente ans ?

Il faudrait distinguer en fonction des domaines. Une chose est certaine cependant : sur des aspects centraux de la dynamique inégalitaire, la situation s’est dégradée. C’est le cas sur le plan scolaire. Les chances d’accéder au bac pour les milieux les moins favorisés se sont accrues, mais nettement plus pour les classes privilégiées. On sait aussi que les filières d’études dans le secondaire sont très différenciées selon les catégories sociales. En 2012, par exemple, 31 % des enfants d’ouvriers qui ont eu leur bac l’ont eu dans une filière générale, 23 % dans une filière technologique et 46 % dans une filière professionnelle. La situation est bien différente à l’autre extrémité du spectre social : 75 % des enfants de cadres supérieurs ont eu un bac général, 14 % un bac technologique et 10 % un bac professionnel. Cette dégradation se ressent également sur le plan des revenus. L’OCDE a observé que, dans les 34 pays membres de l’organisation, nous avons atteint un niveau record depuis trente ans. Dans les années 1980, le revenu moyen des 10 % les plus riches était sept fois plus important que celui des 10 % les plus pauvres. Aujourd’hui, il est près de dix fois plus élevé.

Huit français sur dix souhaitent une société plus égalitaire, mais nous peinons à nous mobiliser collectivement… Sommes-nous hypocrites, illogiques, ou simplement impuissants ?

Ce type d’explications est pour moi une solution de facilité. Si les individus sont immoraux, menteurs, inconséquents ou simplement impuissants, en un sens, le problème disparaît. Il suffirait de condamner moralement les gens, de leur reprocher leur irrationalité ou, s’il y a impuissance, de les sommer de se mobiliser. Mais ce serait refuser d’envisager un problème à mon sens beaucoup plus complexe et réel qui consiste à se demander si la difficulté ne tient pas à notre manière de nous représenter, avec nos valeurs et nos compétences réelles, la façon de nous en sortir dans un monde très concurrentiel. Je ne vois pas pourquoi nous devrions mettre en doute l’attachement des Français à une conception de la justice qui appelle une réduction des écarts sociaux. Si nous étions favorables aux inégalités, il serait plus simple de trouver des moyens de les justifier. Les arguments en faveur des inégalités existent, et il est arrivé à des majorités de les mettre en avant, comme lorsqu’on expliquait dans les années 1990 que l’égalité était une valeur désuète et qu’il fallait accepter les inégalités en les rebaptisant « équité ».

La montée des inégalités n’est-elle pas liée davantage au fonctionnement de l’économie libérale qu’à l’égoïsme ou à l’inconséquence du citoyen lambda ?

Cette question reprend en un sens le thème de l’impuissance. Bien sûr, il existe des mécanismes de grande échelle sur lesquels l’individu moyen n’a pas directement de prise. Et nous savons que l’augmentation du chômage a presque mécaniquement pour effet d’augmenter le niveau des inégalités. Je n’ignore pas les déséquilibres dans l’organisation du pouvoir économique, social et politique. Nous savons bien qu’il existe une convergence forte entre les intérêts des plus favorisés et les objectifs visés par les gouvernements des pays occidentaux. Cependant, en rester là est formidablement démobilisateur. Je n’ai pas voulu m’y résoudre. Je suis parti d’une hypothèse – un peu folle, me direz-vous : nous sommes formellement en démocratie. Alors comment se fait-il que nous tolérions l’inégalité ? Se poser cette question est aussi une manière de prendre sa part de responsabilité. Que faisons-nous de nos libertés, de nos droits, de notre capacité à orienter collectivement les politiques publiques ?

Dans un monde incertain, n’est-on pas aussi de plus en plus poussé vers une logique du « chacun pour soi » ?

C’est ce que l’on observe, mais je me suis attaché à ne pas en tirer la conclusion, un peu rapide, consistant à dire que le problème serait de l’ordre de l’égoïsme ou de l’individualisme au sens moral. La vérité, c’est que la solidarité ne se porte pas mal : elle se transforme du point de vue de son économie générale. Quand un gouvernement prend des mesures qui ont pour effet d’affaiblir la solidarité publique, les gens en prennent acte. Ils essaient de se réorganiser pour être en capacité de ne pas manquer à la forme de solidarité qui leur importe, une forme que j’appelle « élective », et qui vise en priorité ceux qui nous sont proches. Ce n’est pas d’un côté le « chacun pour soi » et de l’autre la solidarité collective, mais une tension croissante entre des formes distinctes de solidarité que les gens en viennent à opposer. Ils se désengagent de la solidarité publique pour pouvoir assumer plus fortement d’autres obligations, à l’égard de leurs enfants, de leurs parents…

Vous évoquez dans votre ouvrage une « faiblesse de la volonté ». Comment se manifeste-t-elle ?

Par cette contradiction que l’on observe entre un désir sincère de voir se réaliser une certaine réduction des inégalités et une manière d’agir ou de s’abstenir d’agir qui va à l’encontre de notre meilleur jugement ou de notre désir. Je n’y vois cependant ni une forme d’inconséquence ni une faute morale. Cela tient plutôt à ce contexte très concurrentiel et au sentiment que la sûreté et l’aisance derrière lesquelles chacun semble courir ne sauraient plus être, dans les circonstances présentes, un bien commun. C’est précisément cette aspiration à une forme d’aisance et de sûreté qui explique la tentation oligarchique que l’on observe au travers des différentes strates de la société française. Il s’agit du visage inversé de la précarité, de l’arbitraire, de l’incertitude sociale qui frappe les plus défavorisés. On aspire à atteindre ces positions dominantes – j’entends par-là « protégées » – qui vont permettre ensuite de sécuriser un mode de vie pour soi et ses proches. C’est ce qui peut expliquer que des catégories de la population défavorisées ou des membres des classes moyennes puissent en venir à soutenir des politiques publiques qui défendent les intérêts des plus favorisés.

Le dernier chapitre de l’ouvrage s’intitule « La voie de la protestation ». Une piste possible pour penser une société moins inégalitaire ?

Il faut – c’est du moins l’hypothèse que je formule – essayer de retrouver le chemin de la coopération. La sûreté ne peut être qu’un bien commun qu’on ne pourra réaliser de manière satisfaisante sans renforcer la solidarité publique ni redécouvrir que, sans cette dernière, nous ne pourrons pas durablement assumer nos obligations privées. Mais pour cela, il faut admettre que le progrès peut être partagé. La question de savoir qui va s’en sortir ou qui va « rester sur le carreau » n’est pas pertinente. Il faut commencer par se demander quel type de changement nous fait progresser ensemble et, pour cela, d’abord s’entendre concrètement, pragmatiquement, sur ce contre quoi nous voulons protester.

Repères

Professeur de philosophie politique à l’université de Poitiers et à Sciences Po-Paris, Patrick Savidan est aussi le cofondateur et président de l’Observatoire des inégalités et le directeur de la revue Raison publique. Il publie Voulons-nous vraiment l’égalité ? (Ed. Albin Michel, 2015), et est l’auteur de Repenser l’égalité des chances (Ed. Grasset, 2010).

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