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Pour tourner la page de l’addiction

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Au Cateau-Cambrésis, dans le Nord, la communauté thérapeutique de l’association La Sauvegarde parie sur l’autogestion et la dynamique de groupe, dans le cadre de séjours longs, pour favoriser la réinsertion de personnes toxicomanes et alcooliques qui ont déjà connu la rechute.

« Dans le Nord, il n’y a pas assez d’endroits comme ça. Beaucoup de toxicomanes sont à la rue et ne trouvent pas de structure adaptée. » Stéphane Fiems a l’enthousiasme des convaincus. Après six ans à la rue et des cures de sevrage à répétition, il a posé ses valises depuis deux mois à la communauté thérapeutique de l’association La Sauvegarde, au Cateau-Cambrésis, dans la campagne de l’Avesnois. Ce lieu accueille, sur un temps d’hébergement long (deux ans au maximum), des hommes et des femmes usagers d’alcool et de drogues en abstinence, tous volontaires. L’objectif étant qu’ils se reconstruisent après le sevrage et qu’ils puissent, à terme, se réinsérer professionnellement et socialement(1).

L’originalité de cette communauté réside dans son mode de fonctionnement, qui parie sur l’autogestion contrôlée. Ici, c’est le groupe de résidents qui se prend en charge, avec le soutien discret de l’équipe éducative. Les travailleurs sociaux restent en retrait. « C’est une posture éducative différente, alors que nous sommes dans une culture très attachée à l’accompagnement individuel », reconnaît Stéphane Lozé, le chef de service, éducateur spécialisé, titulaire d’un Caferuis (certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale). « On vient en soutien de la dynamique collective, en valorisant la responsabilisation des personnes. Il faut leur laisser la place, tout en restant à juste distance. »

Un encadrement professionnel allégé

Ce parti pris se traduit dans l’organisation même de cette structure, transversale et légère. L’encadrement est réduit à un mi-temps par personne accueillie, soit 17,5 équivalents temps plein (ETP) pour 35 places. Les plannings sont conçus pour favoriser une immersion dans la vie de la communauté, car tout le monde peut mettre la main à la pâte pour cuisiner, par exemple la flamiche aux poireaux, sans distinction de rôle. Quatre éducateurs spécialisés se partagent trois ETP, aux côtés d’une conseillère en économie sociale et familiale (CESF) et de quatre éducateurs techniques à temps plein. Tous assurent des horaires variables – de 7 heures à 17 heures, de 9 heures à 19 heures ou de 13 h 30 à 23 h 30 – pour voir le groupe à différents moments de la journée et pas uniquement aux heures de bureau. Les trois surveillants de nuit sont mobilisés sur trois ETP – « ce qui leur permet d’être là aussi en journée, en contact avec les usagers dans d’autres conditions », précise Stéphane Lozé. Chapeautée par le chef de service, l’équipe compte 1,5 ETP pour les psychologues, une infirmière à temps plein, un médecin addictologue présent une demi-journée par semaine et un psychiatre assurant deux vacations par mois. Elle est complétée par une secrétaire, un agent technique et un comptable. La pluridisciplinarité est la règle, les problématiques rencontrées dépassant la seule addiction. « Dans les années 1970, on voyait la toxicomanie comme une erreur de parcours. Mais les tableaux sont bien plus complexes : quand vous enlevez le produit qui a permis à la personne de tenir debout, souvent la maladie psychiatrique apparaît », explique Stéphane Lozé. Le séjour peut alors devenir le moment d’une prise de conscience douloureuse, avec, par exemple, l’annonce d’une schizophrénie. Pour assurer la cohésion de l’accompagnement, une réunion d’équipe se tient une fois par semaine, et une autre, de coordination, toutes les six semaines. Un surperviseur, un psychologue extérieur à l’établissement, vient tous les mois.

L’établissement, qui a ouvert ses portes le 19 janvier 2010, a accueilli 59 personnes l’an dernier, avec une durée moyenne du séjour de 243 jours. Son budget est de 5,5 millions d’euros, qu’elle reçoit en dotation de l’agence régionale de santé, l’organisme de tutelle, en tant que structure médico-sociale en dispositif expérimental. La communauté du Cateau arrive d’ailleurs au terme de sa période d’expérimentation de six ans et devrait bientôt obtenir l’agrément classique d’hébergement sur dix ans. Elle reste cependant considérée comme innovante, la France ayant pris du retard dans ce type de prise en charge. Il a en effet fallu attendre 2006 et une circulaire éditée par la direction générale de la santé (DGS) et par l’ancienne mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) pour que les communautés thérapeutiques trouvent leur place dans le paysage français. « Dans le reste du monde, elles ont plus de trente ans d’existence, mais en France le scandale du Patriarche[2] a laissé une empreinte durable », rappelle Stéphane Lozé. Pour lui, ces structures d’hébergement représentent pourtant une solution intéressante pour un public vieillissant qui a tourné dans tous les services et a besoin d’une prise en charge plus longue. Titulaire d’un master en ingénierie de la formation en santé publique et directrice d’Eclat-Graa, qui rassemble les associations travaillant sur l’addiction dans le Nord-Pas-de-Calais, Marie-Ange Testelin approuve : « Ce sont des dispositifs qu’il faut démultiplier, car ils sont complémentaires de l’offre de soins actuelle. Nous restons encore sur des séjours de court terme, avec des retours importants dans la récidive. Là, ce sont des professionnels qui tiennent le coup avec les patients sur une durée au long cours, dans une démarche de reconstruction. Ils arrivent à mettre fin à cette chronicité de la pathologie addictive. » Mais elle précise aussi que l’effort demandé aux usagers est important : « Ce n’est pas à la portée de tous, il faut travailler la motivation de la personne pour qu’elle entre dans le dispositif. »

Au quotidien, la communauté thérapeutique est logée dans une maison de maître, rénovée avec soin, qui appartenait auparavant à une famille locale d’industriels. Loin de la décoration institutionnelle habituelle, le bâtiment conserve une ambiance chaleureuse, avec un parc ombragé, un verger, un potager et un poulailler. L’entretien de la propriété représente d’ailleurs le gros du travail quotidien des personnes accueillies. A cette fin, quatre ateliers sont organisés, dans lesquels elles se répartissent selon les jours : bâtiment, espaces verts, menuiserie et cuisine. Un cinquième, qui verra bientôt le jour, concernera les poules, mascottes de la communauté. Les résidents décident ensemble du planning, lors d’une réunion de coordination technique réservée à la seule gestion de la vie des ateliers, qui se tient tous les jeudis.

La valorisation de la parole

Tant l’équipe que les usagers sont engagés dans de nombreux moments d’échange. C’est le principe même de la communauté thérapeutique, où la prise de parole est valorisée. Ainsi, tous les lundis soir, l’assemblée communautaire réunit les pensionnaires, le chef de service et les salariés présents. C’est l’instance décisionnelle du groupe, là où sont évoquées les tensions comme les initiatives intéressantes. Il existe également des temps collectifs où l’on peut parler de soi, comme les groupes de parole menés par la psychologue, ou le « morning », tous les matins. Chacun y évoque sa nuit, cauchemars ou non, et son état d’esprit, positif ou négatif. Un rituel important, pour les travailleurs sociaux qui le dirigent, afin d’évaluer l’ambiance au sein du groupe et les difficultés rencontrées par l’un ou l’autre. Ainsi, ce mardi, un résident se plaint de son voisin de chambrée, qui le réveille la nuit parce qu’il parle dans son sommeil. Un problème à régler avant que la relation ne se dégrade…

Stéphane Fiems, l’un des résidents, le sait : ici, il va tester par paliers sa résistance psychologique et morale afin de ne pas retomber dans l’addiction. Une progression formalisée en cinq stades, qui marquent les avancées et les récompensent par davantage d’autonomie – comme des sorties à la journée, durant le week-end, puis sur des temps plus longs. « Le changement doit passer par des faits : reprendre contact avec ses enfants, régler ses dettes, repasser son permis de conduire, etc. », remarque Stéphane Lozé. Après deux entretiens d’admission, tous les nouveaux arrivants passent par une période probatoire de trois semaines. La sélection est attentive – une nécessité pour vérifier l’adhésion du nouveau venu à la formule. « L’autogestion peut être vécue comme contraignante et ne convient pas à tout le monde. Ce n’est pas toujours facile de prendre la parole devant tout le monde, devant des gens installés dans la communauté », souligne Robin Lecoutre, éducateur spécialisé. Il s’agit aussi de préserver l’équilibre du groupe, qui peut être mis en danger par certaines personnalités. Pour la même raison, l’abstinence est une obligation, insiste Stéphane Lozé : « Il peut y avoir mise en danger des autres en faisant circuler un produit. Nous devons préserver le groupe de toute substance. » Après la probation, on passe au stade d’« impliqué », puis d’« engagé ». C’est la première marche vers le début des responsabilités : le résident change son statut d’accueilli pour celui d’accueillant – par exemple, en accompagnant un petit groupe dans une sortie pour des démarches administratives et médicales. Etape suivante : la consolidation, avec des sorties plus fréquentes, le droit de faire les courses le samedi et les premiers pas dans l’apprentissage de l’animation des ateliers pratiques.

Enfin, on rejoint le staff – l’équipe d’encadrement « résidents » –, qui joue le rôle d’intermédiaire entre les professionnels et le reste du groupe. Une montée en grade dans la hiérarchie de la communauté, vécue comme une forte valorisation personnelle. « Notre parole est de plus en plus respectée au fil des étapes, constate Stéphane Leclerc, membre du staff, présent depuis quatorze mois. Ça donne un sens, un intérêt à la vie, au retour à l’autonomie. On regagne de la fierté. » Le passage d’un statut à l’autre est sollicité le plus souvent par la personne elle-même, lorsqu’elle se sent capable de monter en responsabilités. Un dialogue s’engage alors avec l’équipe éducative, qui doit donner son accord. La fin de la période probatoire est encore plus solennelle : « Il faut écrire un courrier, dire ce qu’on trouve intéressant pour soi dans la communauté et pourquoi on veut rester », raconte Stéphane Fiems. La lettre est lue devant tout le monde et la candidature débattue, avant la décision finale des professionnels, qui tient compte de l’ensemble des remarques et des arguments émis.

Un staff des pairs aidants

Chaque membre du staff a en charge l’organisation de l’un des ateliers. Pour lui laisser prendre toute sa place, l’éducateur technique spécialisé doit savoir déléguer, et donc anticiper les besoins. Il laisse le plus souvent le membre du staff travailler seul et ne jette un œil que pour s’assurer du respect des règles de sécurité. Mais la fonction de membre du staff va au-delà de l’animation d’un groupe de travail. Il est chargé de réguler la vie communautaire, de faire respecter les règles de savoir-être, de désamorcer les tensions et d’apporter à celui qui traverse un passage difficile l’aide d’un pair, de quelqu’un qui est passé par là. Souvent pris en exemple par ceux qui sont fraîchement arrivés, il est un membre respecté de la communauté, la preuve vivante que l’on peut s’en sortir par le haut. Tel Franck Brazier, arrivé en février 2014, qui vient de passer le concours d’aide médico-psychologique (AMP) après un an de formation en alternance. Tout proche de la sortie, il vit dans la maison communautaire près du centre-ville du Cateau-Cambrésis, où sont disponibles cinq places en autonomie. Pour lui, il était hors de question de reprendre son ancien travail dans le chauffage-sanitaire. « C’est pour moi un métier à risque, à cause de ses traditions, explique-t-il, laconique. J’essaie de me mettre à l’abri. » De son parcours à La Sauvegarde, il retient la longueur de la première année : « D’abord, on ne sait pas trop où on va. Mais dès qu’on se fixe des objectifs, le temps passe très vite. C’est aussi parce qu’on a plus de responsabilités au sein de la communauté. Ne pas se focaliser seulement sur soi permet de décompresser. »

Une autoévaluation par le résident

Ce mardi après-midi, se tient la réunion hebdomadaire du staff. L’occasion d’un point sur la situation pour chacun. L’un d’eux, sur la sellette, doit défendre un projet personnel de sortie : poser du carrelage chez une voisine de sa mère. Alors qu’il paraissait sûr de lui face aux membres récents du groupe, une pointe d’angoisse est apparue dans sa voix. Les autres l’écoutent avec attention et bienveillance. « Je voudrais confirmer mon futur retour à la vie active, me mettre en question dans les délais que je m’accorderai, dans une mise en situation réelle », explique-t-il. Stéphane Lozé, dubitatif, trouve qu’il ne prend pas assez de risques. Le groupe reste silencieux, jusqu’à ce qu’une voix s’élève : « C’est bien de mettre le pied à l’étrier. » Le chef de service laisse ouverte la réflexion, mais propose une évaluation en milieu de travail pour tester les capacités véritables au cœur d’une entreprise. « Je perçois une forme de frein, tu peux te faire épauler là-dessus », conseille-t-il.

A côté de cette dynamique de groupe subsiste un accompagnement individuel. Outre un bilan mensuel établi par son référent dans la structure, le résident rencontre une fois par trimestre un représentant de chacun des corps de métier mobilisés au sein de l’équipe interdisciplinaire (CESF, éducateur spécialisé, éducateur technique, psychologue et médecin) pour un point intermédiaire en forme d’autoévaluation. « La personne s’attribue une note entre 1 et 5 sur différentes thématiques comme l’hygiène de vie, le budget, la situation familiale, le rapport aux responsabilités dans la communauté…, détaille Robin Lecoutre. Je fais la même chose, puis nous évoquons les décalages éventuels. C’est un support pour discuter, pour dire comment on ressent les choses, ce qu’il faudrait peut-être travailler dans la suite du parcours. » Tout résident doit d’abord se remettre en règle avec le droit commun : caisse d’allocations familiales, sécurité sociale, Pôle emploi, etc. Mais il est également essentiel qu’il retrouve d’autres plaisirs que ceux que lui apportait son addiction, en parallèle d’une diminution de ses médicaments de substitution : le suivi psychologique prend alors toute son importance ainsi que la valorisation dans le regard du groupe. Enfin, il s’agit de développer ses aptitudes sociales, son employabilité éventuelle. Un long chemin semé d’embûches… Stéphane Lozé le confirme : « En cinq ans, nous n’avons connu que deux retours au travail à la sortie de la communauté. » Les pathologies, souvent trop lourdes, mènent assez fréquemment à la constitution d’un dossier pour la maison départementale des personnes handicapées. Le chef de service estime qu’« un tiers des sortants maintiennent l’abstinence, un tiers restent dans cette logique même s’il y a des consommations temporaires, et un tiers vont être dans la rechute ».

Stéphane Lozé a un regret : n’avoir accueilli que deux femmes depuis l’ouverture du centre. C’est l’un des points qu’il souhaite travailler. Autre évolution du projet, la réflexion menée autour de la place des éducateurs spécialisés, avec le nouvel atelier consacré aux gallinacés. Il va servir de support à leur travail social. « L’ETS a son atelier, le psychologue son groupe de parole, mais l’éducateur spécialisé n’a pas d’espace particulier d’accompagnement », note-t-il. Ce qui gêne, par exemple, Robin Lecoutre : « Le groupe est le premier outil à la portée des résidents, par la relation avec le pair aidant. On n’est pas dans cette toute-puissance du travailleur social que l’on peut trouver ailleurs. Chacun apporte son expérience. C’est déstabilisant pour un éducateur, il doit trouver sa place. » Un sentiment que ne partage pas sa collègue, Marie Dumont, éducatrice spécialisée : « Notre matière de travail n’est pas concrète, c’est vrai, mais on saisit tout ce qui se passe au quotidien. Ce peut être un problème d’hygiène, une difficulté familiale. Je me sens dans un cadre légitime pour proposer mon aide. » Cependant, elle approuve l’ouverture de l’atelier gallinacés, avec élevage de races rares, participation aux foires locales et vente de poulaillers fabriqués en interne. Cette activité sera l’occasion d’ouvrir la communauté sur l’extérieur et de construire un réseau pour ses membres.

Notes

(1) Voir notre « Décryptage » sur les communautés thérapeutiques dans les ASH n° 2648 du 26-02-10, p. 24.

(2) Une association d’aide aux toxicomanes qui a fondé, en 1974, une communauté thérapeutique soupçonnée en 1995 de dérives sectaires.

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