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Droits des usagers… et dérives éducatives

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Parce qu’elle remet en cause la place de chacun dans les institutions médico-sociales, la reconnaissance des droits des usagers peut entraîner des attitudes de résistance des équipes éducatives, constate Loïc Aubrac(1), éducateur spécialisé. Et de dénoncer les « dérives éducatives » qu’entraînent au sein d’établissements certains comportements et discours, dont l’objet est surtout de ne rien changer aux pratiques et à un relatif confort de fonctionnement.

« En temps de crise économique et de bouleversement social, il est de bon ton de revendiquer, un peu plus qu’ailleurs dans nos métiers dits « du social », une mission quasi divine de lutte contre le mal. Le mal étant identifié a priori et parfois de manière très simpliste comme le réformisme qui inonde le champ politique, celui que nos dirigeants présentent comme un remède miracle face à l’appauvrissement et à la fragilisation des catégories les plus faibles.

A partir de ce constat, s’opère ce qu’il convient d’appeler un amalgame dans la conscience des travailleurs sociaux. Nous concevons en effet notre rôle, et c’est ce qui a conduit la plupart d’entre nous à choisir ce métier, à partir d’un élan philanthropique plus ou moins conscient : nos bonnes intentions nous poussent à agir dans le but de compenser, à force d’accompagnement et de médiations, une logique devenue trop individualiste qui transforme les fragiles en exclus.

Par ailleurs, il ne nous échappe pas que l’approfondissement de la crise s’est accompagné, et c’est une réalité que nous ne pouvons ignorer du fait de notre rôle d’éducateur médiateur, de la nécessité de gérer la pénurie de moyens. L’obligation de devenir efficace, avec toute la rhétorique autour de la rentabilité et du pragmatisme, s’est imposée à nous comme une contrainte, mais aussi comme un critère d’évaluation de la qualité du service rendu.

C’est dans ce contexte où dominent des préoccupations dites “gestionnaires” que prospère l’idée qu’il faut résister pour survivre. Ce changement de paradigme constitue une menace et réveille en nous l’idée qu’à “fricoter” avec le diable, nous risquons d’y perdre notre âme ! Alors, l’éducateur, “le vrai”, devient sans parfois s’en rendre compte militant du devoir de continuer à faire comme toujours. Car, à bien y réfléchir, tout ce qui change ou constitue une menace de changement apparaît suspect.

L’évolution même des lois du secteur médico-social, qui pourtant nous mettent en perspective un accompagnement des usagers en tant que citoyens de droit, comporte aux yeux de certains une “modification génétique” du corps de métier des éducateurs. L’inscription des usagers dans un espace social qui n’est plus simplement limité aux murs de l’institution a encore du chemin à faire. Plus de dix ans après les lois de 2002 et de 2005, certains outils rendus obligatoires pour garantir une qualité d’accueil dans les institutions médico-sociales sont abordés avec dédain et méfiance quand ils ne sont pas tout simplement contestés !

Les militants se trompent de cible quand la question de la bientraitance est scrutée d’un regard soupçonneux. L’injonction à travailler ces questions est vécue comme une offense par des équipes pétries de certitudes. Pourquoi évaluer par des moyens externes ou internes notre action quand la réunion d’équipe est jugée suffisante ?

Comble de l’hypocrisie, ces équipes discriminent les rares professionnels qui vont s’impliquer dans des démarches “qualité” ou boycottent les instances participatives en prétendant qu’elles ont vocation à manipuler les usagers.

La réflexion entravée

Que penser des coalitions d’équipe contre toute tentative de réflexion ou de condamnation d’actions portant atteinte aux droits et libertés des usagers dans l’institution ? Il faudrait tous penser la même chose au prétexte que la sacro-sainte cohérence pourrait vaciller. Les plus adroits dinosaures de l’éducation spécialisée feront peser sur ceux qui oseront prendre une parole minoritaire et dissonante l’idée qu’ils sont dangereusement laxistes envers les usagers ou irrespectueux envers tel collègue.

Comment parler de ce qui ne va pas ? Comment dénoncer des faits abusifs dans une équipe où le professionnalisme a laissé depuis longtemps place à la connivence ? La posture “rentre-dedans” se trouve légitimée par l’idée que la “rencontre” éducative doit avoir lieu à tout prix, si on veut mettre les usagers sur la voie du changement.

Bien entendu, quand on aborde la question du respect de la dignité, de l’intégrité et de l’intimité des personnes accueillies, tout le monde se sent à l’aise et s’arrange avec sa propre conception de ce qui est abusif.

En général, pour en avoir moi-même fait l’expérience, on place la barre assez haut. Il faut au minimum une atteinte physique, et encore pas n’importe laquelle. Le petit coup de pied aux fesses “amical” fait encore partie des “bonnes manières”. Non, il faut être dans l’agression, mais pas seulement verbale de préférence : lorsque un “simple” “T’es très CON !” est adressé à un usager incrédule, on se situe dans les petites familiarités du quotidien. Normal pour des éducateurs du quotidien !

Dans ce contexte, évidemment, le fait de faire irruption dans la chambre d’un couple au beau milieu de leurs ébats au son d’un “Attention ! remontez les braguettes !”, au motif qu’il n’y a pas de réponse et qu’un des protagonistes n’est pas dans son groupe de vie, constitue un acte éducatif repérant, responsabilisant, de nature à remobiliser la personne sur ses obligations…

Car, dans cette histoire, l’amalgame qui arrange les militants du droit à ne jamais rien changer repose sur un fâcheux penchant à faire précéder la notion de “droits” de celle de “devoirs”. D’ailleurs, dans ces équipes, le discours est bien huilé et, comble de l’ironie, il remporte souvent la faveur des stagiaires des écoles de travail social qui se rallient à la majorité (c’est de bonne guerre !).

Nos militants aguerris au recadrage éducatif y présentent l’exécution des devoirs de l’usager comme condition à l’exercice de ses droits. La formule consacrée est devenue un leitmotiv redoutable : “Il n’y a pas que les droits, il y a aussi les devoirs !” Circulez, il n’y a rien à voir !

Alors, si on prend un peu de recul historique, une telle approche nous replonge tout simplement au temps des pères de la République s’écharpant à l’Assemblée nationale en d’interminables débats sur l’opportunité de doter la Nation d’une Constitution faisant référence à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Comment convaincre le curé nouvellement élu député que tous les hommes naissent libres et égaux en droits ? Comment lui faire admettre que ces droits ne seront soumis ni à leur statut ni à leurs devoirs ?

Le droit divin et celui qui est lié aux privilèges se voyaient condamnés à l’agonie. Mais, même s’il faut reconnaître que ces privilèges ont laissé place à d’autres formes de domination, l’idée que les droits fondamentaux puissent admettre par principe des exceptions n’est pas totalement abolie, et cela devrait soulever la désapprobation générale des éducateurs.

Au lieu de cela, on continue de fantasmer sur ce que pourrait induire la perspective d’autant de liberté mise entre les mains d’usagers si peu responsables… Défendre cette liberté en s’appuyant sur la loi, et notamment sur la circulaire du 20 février 2014 relative au renforcement de la lutte contre la maltraitance et au développement de la bientraitance dans les établissements médico-sociaux(2), nous condamne à passer pour de “dangereux professionnels” plaçant l’intérêt des usagers au-dessus du bien-être de l’équipe.

Primauté de l’équipe sur l’usager

A la vérité, ces pratiques sont rarement un sujet de débat. Elles sont condamnées à passer par la moulinette de la réunion d’équipe qui commence à la pause café et se poursuit, au-delà de l’institution, au bistrot du coin. Bien souvent, le débat est clos avant l’annonce de l’ordre du jour. On aura convoqué en petites entrevues dérobées les protagonistes. Les fauteurs de trouble seront sommés de balayer devant leur propre porte avant de juger les pratiques de collègues éminemment reconnus pour leur loyauté et appréciés par tous. Et là, apogée de la mauvaise foi, on prendra à témoin l’usager abusé pour qu’il atteste de la bienveillance de l’éducateur incriminé. Quel crédit accorder à cette imposture quand on sait que des éducateurs se comportent en véritables “gourous” tout-puissants, totalement adulés par des usagers confortés dans le sentiment que l’EDUCATEUR sait mieux que quiconque ce qui est bien pour eux !

Les partisans du « rien ne doit sortir de l’institution » répondront : “Y’a qu’à ré-gu-ler !” Je leur réponds de façon peut-être présomptueuse : “Ça aurait dû être fait depuis longtemps, à l’école, dans ces groupes d’analyse où on fait fonctionner la matière grise…”

Comment expliquer que de jeunes professionnels se retrouvent sur le terrain avec la certitude chevillée au corps qu’il faut être familier (après tout l’institution peut devenir une grande communauté humaine pleine de sentiments), se mettre à la hauteur des résidents (ce qui, implicitement, nous place quelque part au-dessus d’eux) et créer du lien, du lien et encore du lien (ce qui, à force, finit par faire de l’usager un objet pieds et poings liés). Où est passée notre capacité de discernement ?

Il y a des équipes qui naviguent ainsi, parties en croisière sans prendre le cap, se rassemblant dans une mutinerie adolescente dans l’espoir de débarquer leur commandant.

Vogue la galère et laissons l’éthique sur son radeau à la dérive ! »

Notes

(1) Qui écrit sous un pseudonyme.

(2) Voir ASH n° 2851 du 14-03-14, p. 46.

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