Je souhaitais essayer de comprendre quels effets les politiques d’activation des dépenses sociales avaient sur les pratiques professionnelles des conseillers à l’emploi, à l’époque au sein de l’ANPE. Au final, cette recherche m’a amenée à déconstruire deux visions assez opposées de ce métier : d’une part, l’image de fonctionnaires peu impliqués ; de l’autre, celle d’agents débordés par le flot des chômeurs. Cet ouvrage montre que ces deux images sont trop réductrices pour prendre en compte toute la complexité du travail des conseillers. La surcharge de travail et leur manque de moyens sont des réalités, mais ils n’en conservent pas moins un certain pouvoir sur les chômeurs, et je voulais comprendre comment ils l’exerçaient au quotidien.
Elles ont été mises en œuvre de façon assez forte dans les pays anglo-saxons dès les années 1990 et sont apparues en France dans les années 2000. En résumé, il s’agit de transformer des dépenses réputées passives – on verse une indemnisation sans contrepartie – en dépenses actives, en créant une contrepartie visant à agir sur le comportement du chômeur. Il s’agit à la fois d’apporter une aide plus vigoureuse et plus individualisée aux personnes au chômage, ce qui est plutôt positif, tout en les contrôlant davantage à l’aide d’un dispositif renforcé d’action sur leur adaptabilité. Avec ces politiques d’activation, se trouve relancé le vieux problème des politiques sociales consistant à séparer les chômeurs présumés volontaires de ceux qui ne le seraient pas. Les politiques actuelles reposent ainsi très fortement sur la notion de « trappe d’inactivité », avec un déplacement de la responsabilité du chômage sur l’individu qui ne serait pas suffisamment adapté et flexible. Son maintien au chômage s’expliquerait alors par ses caractéristiques individuelles.
Mon enquête a démarré en 2009, année de la fusion de l’ANPE et des Assedic au sein de Pôle emploi. J’ai travaillé sur les trois échelles traditionnelles de l’étude sociologique : le point de vue macro avec les politiques d’activation ; l’analyse du fonctionnement institutionnel de l’ANPE ; les interactions entre les conseillers et les personnes au chômage. Pour cela j’ai enquêté principalement en immersion dans deux agences assez contrastées – l’une en milieu rural, l’autre en milieu urbain. Par ailleurs, j’ai réalisé de nombreux entretiens plus ponctuels dans une dizaine d’agences. J’ai également réalisé un travail systématique sur 200 rendez-vous entre des conseillers et des chômeurs.
Leur première caractéristique est de n’exercer que très rarement ce métier par vocation. Le plus souvent, il s’agit d’un choix par défaut. Bon nombre d’entre eux ont vécu un « parcours empêché ». Ils avaient fait un premier choix professionnel, souvent dans l’éducation, le social ou la justice, mais n’ont pu le mener à terme. Pourtant, si la plupart des conseillers entrent dans cette profession en pensant ne pas y rester, ils finissent souvent par y faire carrière. On observe, par ailleurs, une grande hétérogénéité en termes de formation – ce qui est commun à l’ensemble des métiers de l’insertion –, même si l’on retrouve assez fréquemment des profils de littéraires et de commerciaux. La profession est fortement féminisée, avec de nombreuses personnes surqualifiées par rapport à leur statut et à leur salaire. Enfin, il est intéressant de noter que 63 % des conseillers de la région que j’ai étudiée avaient eux-mêmes connu une période de chômage.
Pôle emploi encadre une gestion de masse des chômeurs. La profession de conseiller est donc enserrée par de nombreuses procédures, avec des temps d’entretiens qui ont diminué depuis les années 2000. Ils doivent avant tout satisfaire à des statistiques d’activité et ces chiffres rythment leur travail, même s’ils conservent comme objectif d’orienter chaque chômeur de la meilleure manière possible. Se pose aussi le problème de leur charge de travail. On compte actuellement 120 demandeurs d’emploi par conseiller, quand il y en avait déjà 94 en 2009. Cela place la France parmi les pays les moins bien dotés en Europe. Toutefois, les conseillers savent segmenter leur portefeuille pour se concentrer sur une partie des demandeurs d’emploi avec lesquels ils travaillent de manière plus approfondie. Même dans les agences où les taux de charge sont importants, ils parviennent à effectuer des entretiens personnalisés. Mais il ne s’agit en aucun cas d’un accompagnement de type social ou psychologique. Depuis la grande réforme de l’ANPE, la place donnée à l’écoute des usagers a beaucoup diminué, et un certain nombre de professionnels s’en plaignent. Les ateliers collectifs de recherche d’emploi ont été sous-traités, les appels téléphoniques sont tous canalisés vers des plateformes dédiées et une grande partie du circuit de traitement a été informatisée. Il n’est donc plus possible pour un chômeur de joindre directement des conseillers. Certains d’entre eux s’en plaignent car ils ont le sentiment de ne plus faire que du tri et de l’orientation, et de passer leur temps à remplir des tableaux de reporting.
A l’origine des outils qu’ils utilisent, les politiques d’activation visent à accroître l’adaptabilité des chômeurs sur des critères clés tels que la mobilité géographique et professionnelle. Tout cela contient en creux l’idée de la « trappe d’employabilité », en mettant l’accent sur le manque de flexibilité du chômeur. C’est là qu’intervient cette morale de l’emploi qui veut que ce soit à la personne au chômage d’accroître son employabilité en acceptant de travailler là où il y a des postes. On postule un manque de rationalité chez les chômeurs, mais on ignore totalement celui qui peut exister chez les recruteurs. A la fin septembre, le gouvernement a annoncé un renforcement du contrôle des chômeurs, ce qui est d’ailleurs une question récurrente depuis les années 1990. Deux types d’expérimentations ont été menés : des contrôles aléatoires et des contrôles ciblés sur des secteurs souffrant de pénurie de main-d’œuvre, tels que l’hôtellerie-restauration et les services à la personne. Les résultats sont de 8 à 15 % de radiations avec des contrôles aléatoires, mais ce taux monte à 35 % pour les contrôles ciblés. On voit bien la philosophie qui s’en dégage. Cette logique a imprégné l’ensemble du service public de l’emploi et les outils développés en son sein se sont ensuite diffusés par capillarité dans tout le secteur de l’insertion et, au-delà sans doute, dans celui de l’intervention sociale.
Les conseillers à l’emploi sont les meilleurs experts de ce que l’on peut appeler une « rationalité située » du chômeur. La plupart d’entre eux portent une réelle attention à une forme de négociation avec les personnes qu’ils reçoivent. Ils essaient de comprendre leurs trajectoires et de ne pas appliquer mécaniquement les outils et les procédures de l’institution. Ils souhaitent développer une sorte de position d’équité entre employeurs et chômeurs. Les politiques d’activation postulent un retour rapide à l’emploi et, surtout, que n’importe quel emploi est préférable à pas d’emploi du tout. Les conseillers tentent d’échapper à ces apories pour construire avec les usagers un parcours prenant en compte leurs aspirations et leurs capacités réelles. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est vraiment l’intensification des contrôles. Car il ne s’agit pas de sanctionner des chômeurs fainéants, mais bien d’augmenter le périmètre de l’emploi convenable que le chômeur est tenu d’accepter. D’une façon générale, il me semble qu’il faudrait interroger les limites de la rationalité des recruteurs et, surtout, la qualité des emplois, plutôt qu’essayer d’obliger les personnes à rejoindre des filières professionnelles peu attractives, y compris par des mobilités géographiques parfois désastreuses. Car, actuellement, le prix de l’adaptabilité est payé par l’individu au chômage.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
La sociologue Lynda Lavitry est postdoctorante à l’université Paris-Est Créteil et membre associé du laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST) à Aix-Marseille université. Elle publie Flexibilité des chômeurs, mode d’emploi. Les conseillers à l’emploi à l’épreuve de l’activation (Ed. PUF, 2015). Elle a reçu pour ce livre le prix Le Monde de la recherche universitaire.