Le dernier occupant a laissé un mot sur la table de chevet, griffonné sur une serviette en papier : « Merci de m’avoir permis de passer la nuit au chaud. » Bénévole à l’accueil rural Le P’tit Break de Chemillé-Melay (Maine-et-Loire), Caroline Chauveausourit : « Il arrive souvent que les sans-abri que nous hébergeons nous laissent des petits messages. »
Ce local fait partie des 39 lieux du réseau d’accueil rural et périurbain du Maine-et-Loire, qui reçoit, 365 jours par an, des « routards » pour un hébergement individuel gratuit de quelques nuits. Répartis dans le Baugeois, les Coteaux de Loire, le Haut Anjou, les Mauges et le Saumurois, ces lieux, qui fonctionnent tous de manière indépendante, ont officialisé cette année leur mise en réseau par la rédaction d’une « charte de valeurs communes ». Ensemble, ils ont comptabilisé 7 000 nuitées en 2014. Leur public ? Environ 300 personnes qui arpentent les routes du département. Les deux tiers ont une fréquentation ponctuelle des locaux, les autres en sont des « habitués ». Pour la plupart, ce sont des hommes, âgés en moyenne de 45 ans et parfois accompagnés d’un chien – souvent des sans-abri qui ne supportent pas les structures collectives de type centre d’hébergement et de réinsertion sociale et sont assez autonomes pour se rendre seuls d’une commune à l’autre. Au-delà, leurs profils se révèlent très divers : travailleurs itinérants, jeunes en errance, personnes précaires en difficulté passagère ou encore femmes victimes de violences devant être mises en sécurité.
Si elle veut faire une halte pour la nuit dans un local d’urgence, la personne sans domicile fixe a deux options : soit elle se présente directement à la mairie d’une des communes du réseau, soit elle appelle le 115 d’Angers – un des services de l’association Abri de la providence –, qui l’oriente vers l’abri disponible le plus proche. Mais il ne s’agit aucunement d’un accueil inconditionnel. « Les accueillants en milieu rural ne sont pas des professionnels du social, précise Karen Hardy, éducatrice spécialisée et écoutante au 115. On ne peut donc pas leur envoyer des personnes potentiellement violentes ou incapables de respecter le règlement intérieur. Notre travail comprend une évaluation précautionneuse qui fait office de filtre. » Les places partent néanmoins très vite. A l’accueil de Saint-Lambert-du-Lattay (2 000 habitants), Sylvie Josse, l’adjointe au maire chargée des affaires sociales, le confirme : « Nous sommes complets toute l’année. »
La personne sans-abri est alors mise en contact avec le réseau de bénévoles dédié au local(1), qui la reçoit et lui explique son fonctionnement. Outre des draps et des serviettes de toilette, une clé lui est confiée et un repas est fourni. Ensuite, au long de son séjour – de quatre jours au maximum par mois –, les bénévoles sont présents « en cas de besoin ». « Nous pouvons, si elle le préfère, nous faire discrets ou au contraire passer du temps à discuter. C’est du cas par cas. En effet, nous ne sommes pas uniquement là pour laisser une clé. Nous hébergeons une personne, pas un SDF, et la relation humaine est fondamentale », insiste Paul Abline, responsable de l’abri Saint-Aubain des Ponts-de-Cé (12 000 habitants).
Ouvert en 2010, cet ancien garage a été transformé en studio meublé de 35 m2. D’autres locaux sont, quant à eux, des annexes de bâtiments municipaux ou encore des « cabanes » réaménagées. Aucun lieu d’accueil ne se ressemble, et aucun ne fonctionne de la même façon. Il y a encore peu de temps, chaque commune agissait dans son coin sans communiquer sur ses actions, sans partager ses expériences et sans aucun appui extérieur. Comment sont-elles parvenues à constituer un réseau ? Sous l’impulsion du Secours catholique et de l’Abri de la providence(2), qui ont uni leurs forces dans un partenariat original entre une association religieuse et une association laïque de travailleurs sociaux. « En 2006, la DDCS [direction départementale de la cohésion sociale] nous a demandé de faire un état des lieux des locaux pour SDF qui existaient en milieu rural », relate Benoît Grellety, animateur au Secours catholique du Maine-et-Loire. Une démarche qu’explique Philippe Bradfer, directeur de la DDCS : « Nous savions qu’il existait un maillage territorial car le département a une particularité philosophique, sociale et humaniste et une longue tradition d’accueil des personnes qui se trouvent, à un moment donné, plongées dans la précarité. » S’il s’agissait, autrefois, surtout de pièces isolées au sein de paroisses ou de fermes, cet accueil s’est ensuite structuré autour des mairies ou avec des bénévoles qui assuraient un accueil minimal dans des locaux sans grand confort. Pour autant, personne ne connaissait vraiment la réalité du terrain…
Le délégué départemental du Secours catholique et le responsable de l’Abri de la providence se sont rencontrés pour travailler ensemble sur le projet, le SAMU social ayant une compétence professionnelle pour travailler avec les personnes de la rue et l’association chrétienne une vocation à s’occuper de ce public ainsi qu’un important réseau de bénévoles sur le terrain. « Cette double approche a permis la réussite de notre tournée des communes, fait valoir Benoît Grellety. En effet, les 33 locaux alors recensés fonctionnaient en pleine autonomie et les personnes qui s’en occupaient auraient pu se demander de quoi on se mêlait ! Nous n’avions aucune légitimité hiérarchique pour les questionner sur leur organisation, le nombre de nuits proposées, les repas fournis, la place des bénévoles. Pourtant, nous avons partout été bien reçus par les élus, par le personnel communal, par les bénévoles qui, au final, avaient besoin de parler de ce qu’ils faisaient. Ils étaient contents que l’on s’intéresse à leur dispositif et soulagés de pouvoir poser des questions sur le devenir des personnes sans abri et sur le sens de leur démarche. »
Ce travail réalisé, un document de synthèse des différentes pratiques a été établi. « Il y avait du bon et du moins bon, mais tout local avait le mérite d’exister. Nous n’étions pas là pour pointer les mauvais élèves mais pour montrer qu’il y avait clairement un besoin d’accueil de cette population qui tourne », retrace Caroline Wallard, référente 115 pour les accueils ruraux et périurbains.Elle a alors proposé d’organiser des rencontres par zones géographiques pour présenter ce document de restitution. « Les échanges ont été si riches que nous avons suggéré aux responsables des locaux de se revoir régulièrement lors de réunions que nous animerions. »
Depuis 2008, tous les responsables d’accueil se rencontrent deux fois par an, à Tiercé, dans le nord du département, et à Saint-Lambert, pour les communes plus au sud. « Au fur et à mesure, les réunions de zones sont devenues des réunions de travail. De nombreuses questions ont été soulevées, ce qui a donné lieu à une définition de ce qu’était un accueil rural. Surtout, il y a eu des échanges de bonnes pratiques », précise la professionnelle du social. A Chemillé-Mélay (9 000 habitants), Caroline Chauveau confirme : « Un des bénéfices du réseau, c’est que l’on n’est plus seul à travailler la tête dans le guidon, on a créé des liens et on se soutient. Je me suis, par exemple, inspirée d’une autre expérience pour monter l’équipe de bénévoles – 19 personnes – et nous avons abandonné le système de jetons à usage unique pour une clé qui permet aux accueillis d’aller et venir à leur guise. » A Brissac-Quincé (3 000 habitants), Gérard Maurice, conseiller délégué en charge du logement d’urgence et l’un des deux bénévoles du local, ne pensait pas pouvoir installer de téléviseur dans la studette située à côté de la maison de retraite. « On s’imaginait que la télécommande disparaîtrait. Mais les autres responsables de locaux m’ont affirmé que ça n’arrivait jamais. Depuis qu’on a acheté un poste, les personnes accueillies sont vraiment contentes d’avoir cette fenêtre sur le monde. » C’est aussi en rendant visite à d’autres accueils ruraux que Sylvie Josse, à Saint-Lambert, a amélioré le confort de celui de sa commune, construit il y a une dizaine d’années grâce aux dons d’un habitant. « En fait, en voyant ce que chacun faisait, il y a eu une émulation pour une amélioration de la qualité de l’hébergement », synthétise Caroline Wallard. Et Paul Abline d’ajouter : « Ce qui est intéressant, c’est que ce ne sont pas des directives ministérielles qui nous ont obligés à évoluer, mais l’expérience des uns communiquée aux autres. »
Si l’idée d’un règlement commun a vite été abandonnée, l’envie est venue, en revanche, de rédiger une charte à partir du travail de coordination et d’animation de cet ensemble de locaux. Signé en mai dernier, le document a mis deux ans à aboutir : « Cela a été un travail participatif important. On a travaillé par zones en “brainstorming”, en respectant la parole de chacun », précise Benoît Grellety. A l’attention des bénévoles et des personnes de passage, cette charte comporte 11 articles « pour un accueil de qualité sur le plan matériel et humain ». Elle comprend des items sur la dignité, le respect et la solidarité et rappelle que ce logement temporaire « répond à une demande urgente d’hébergement ainsi qu’à une demande de halte dans une vie itinérante », et qu’il « doit permettre à la personne accueillie de dormir, se laver et manger ». Elle souligne qu’il est nécessaire d’accueillir les personnes de passage « comme nous souhaiterions êtres nous-mêmes accueillis : un sourire, une poignée de mains, pour souhaiter la bienvenue », ou encore de respecter le besoin de tranquillité des personnes. « Désormais, notre travail est d’animer ce texte sur le terrain. Il n’est pas gravé dans le marbre ; il pourra évoluer en fonction des retours des personnes accueillies », affirme l’animateur du Secours catholique.
L’existence d’un réseau a également favorisé la naissance de nouveaux locaux. D’abord, un accueil supplémentaire en milieu rural : « En faisant le tour des accueils ruraux, je me suis rendu à Baugé, à l’est du département, où un bénévole m’a expliqué que des SDF arrivaient du département voisin, à 35 kilomètres de là, se souvient Benoît Grellety. On s’est dit qu’il serait intéressant de proposer un local à mi-chemin pour leur permettre de se poser en cours de route. C’est ainsi qu’on a pu ouvrir celui de Noyant. » Puis, le plan d’action renforcé en direction des personnes sans abri (PARSA) ayant transformé bon nombre de places d’urgence à Angers en places de stabilisation, le besoin d’accueil d’urgence dans le secteur périurbain s’est fait ressentir. Habitant aux Ponts-de-Cé, l’animateur du Secours catholique avait repéré un local transformable en accueil pour sans-abri. « La mairie a donné son accord, puis cela a pris une année pour faire les travaux et monter une équipe de bénévoles. » Aujourd’hui, ils sont 18 à gérer cet appartement situé à 8 kilomètres du centre-ville d’Angers, dont le coût de fonctionnement annuel pour la commune oscille entre 2 000 et 3 000 € (ménage, lingerie, factures énergétiques, repas, etc.).
D’autres communes du secteur périurbain ont aussitôt emboîté le pas : Trélazé et Saint-Barthélemy-d’Anjou en 2012, Avrillé en 2014, puis Saint-Jean-de-Linières en 2015. Des projets sont en cours à Saint-Sylvain-d’Anjou, à Chalonnes et à Valanjou. Dans toutes ces petites communes, il a fallu convaincre élus et administrés qui craignaient que la présence de SDF entraîne des nuisances. Selon Sylvie Josse, c’est le travail du réseau qui a permis de changer les mentalités.« Nous avons pu témoigner que les personnes accueillies sont correctes, qu’elles laissent le local propre et passent inaperçues auprès de la population. L’appui du Secours catholique et du SAMU social, qui crédibilisent le réseau, a permis de lever les dernières réticences. » Les partenaires y sont néanmoins allés pas à pas. « A Saint-Jean-de-Linières, qui n’a ouvert qu’en juin dernier, nous faisons attention à n’envoyer que des sans-abri itinérants que nous connaissons bien. Ils vont, à leur façon, apprendre aux bénévoles ce qu’est une personne de “la rue”, et modifier ainsi progressivement les représentations », pointe Karen Hardy, écoutante au 115(3).
L’autre point fort de la mise en réseau, c’est d’avoir quelque peu médiatisé les accueils ruraux et périurbains dans le département. « Les vagabonds ont confiance dans le réseau, ils se passent le mot sur la qualité des hébergements et savent où se rendre pour passer la nuit à l’abri, note Gérard Maurice. Ainsi, s’ils s’organisent bien, ils peuvent passer d’un local à l’autre durant toute l’année sans passer une nuit dehors. »
C’est le cas de Nicolas, installé pour deux nuits à l’accueil de Saint-Lambert-du-Lattay. « Je suis sur la route depuis quelques mois, et c’est dans une auberge de jeunesse de La Rochelle qu’on m’a parlé des accueils ruraux », explique le jeune homme, qui voyage avec un gros sac à dos et une guitare. Il ne se sépare pas non plus de sa carte du Maine-et-Loire, où il a déjà pointé son prochain arrêt – il atteindra Thouarcé en faisant du stop. « Quand on entre dans un local, on voit tout de suite comment la ville nous perçoit », commente ce Lyonnais d’origine. L’accueil de Saint-Lambert-du-Lattay lui plaît bien, même s’il manque, ce jour, un oreiller et des couverts – Sylvie Josse lui promet d’en apporter le lendemain. « J’aime cette région car le regard des habitants est bienveillant. Ailleurs, des locaux sont installés de sorte qu’on n’y revienne pas deux fois », confie le nomade. Seul hic ? Il se dit un peu gêné de devoir appeler le 115 tous les deux jours…
A Chemillé-Melay, Georges et Philippe occupent deux locaux qui se jouxtent. « A l’origine, la commune avait mis à disposition une chambre double pour deux sans-abri, mais la cohabitation se terminait souvent mal, au point de devoir appeler la gendarmerie », explique Caroline Chauveau, qui craignait que son pôle de bénévoles finisse par se désinvestir. Sous l’impulsion du réseau, il a été décidé de poser une cloison et de transformer Le P’tit Break en deux locaux séparés avec salle de bains et coin-cuisine propre. « Cela fonctionne beaucoup mieux depuis que chaque “breaker” a son intimité. Quand les deux itinérants ne s’entendent pas, ils restent chacun chez eux ; quand ils se connaissent et s’apprécient, ils s’invitent l’un chez l’autre pour déjeuner ensemble ! » Georges, qui se définit « de passage » – il parcourt l’Europe à vélo en vivant de petits boulots –, confie : « En dehors de quelques grandes villes de Grande-Bretagne ou d’Allemagne, jamais je n’ai trouvé de lieux aussi bien qu’ici pour me reposer quelques nuits et trouver de la nourriture. » Dans deux jours, il repart en Normandie.
Philippe, son voisin, qui porte davantage les stigmates de la rue, préfère être accueilli dans ce type de local car il a eu, dit-il, « trop d’embrouilles avec des toxicos dans les autres dispositifs ». Il sort tout juste de l’hôpital, où il a subi une opération, et nécessite des soins infirmiers quotidiens. Les prochains jours, il va bénéficier d’un nouveau dispositif mis en place par le réseau des accueils ruraux et périurbains. « Nous sommes en phase d’expérimentation de séjours prolongés au P’tit Break, pour les personnes en convalescence ou trop fatiguées pour reprendre la route », précise Caroline Chauveau. Les bénévoles du local repèrent parmi les SDF itinérants ceux qui pourraient rentrer dans ce cadre. Ils contactent le SAMU social, et Caroline Wallard se rend alors à Chemillé-Melay pour une évaluation. Elle fait signer au sans-abri un contrat d’hébergement dans lequel sont précisées les raisons du séjour prolongé et sa durée. « On a commencé par des séjours d’une semaine, renouvelable une fois, explique la référente du 115. Il fallait surtout rassurer la mairie – qui devait donner son accord – car les élus s’inquiétaient de voir des gens s’installer à long terme. Or je répète que la vocation de l’accueil rural a toujours été de l’accueil d’urgence sur un à quatre jours, et qu’il s’agit là de cas particuliers. D’ailleurs, rester plus longtemps n’est jamais une demande venant des sans-abri, ils ont plutôt la bougeotte. Philippe, qui va rester dix jours, m’a dit : “Ça fait long !” Il a aussi l’impression de prendre la place de quelqu’un d’autre. »
Depuis la mise en place, il y a un an, de cette expérimentation, une dizaine de personnes en ont bénéficié. Toutefois, un séjour prolongé ne signifie pas une prise en charge sociale. « On aimerait pouvoir proposer un accompagnement, mais on n’en a ni les moyens humains ni financiers, regrette Caroline Wallard. Pour l’instant, je sers surtout de relais entre les SDF et l’assistante sociale qui les suit. » Ecoutante sociale, elle n’intervient sur la coordination du réseau qu’à mi-temps (après avoir été subventionné par le Secours catholique, ce demi-poste est désormais pris en charge par la DDCS dans le cadre de sa politique de veille sociale), tandis que Benoît Grellety, au Secours catholique, n’est sur le dispositif qu’à quart-temps. « En 2011, on avait entamé une réflexion avec deux associations d’insertion par le logement pour favoriser la stabilisation des personnes qui en exprimaient le désir, mais ça s’est arrêté là, faute de moyens, déplore Caroline Wallard. On sent néanmoins une forte volonté d’avancer dans cette direction. Il y a une telle énergie déployée par toutes les personnes du réseau qu’on arrivera sans doute à faire quelque chose sur le long terme. J’imagine qu’il pourrait y avoir une coordination et des éducateurs volants qui se déploieraient sur le territoire. »
Une autre envie : développer ce type de réseaux dans d’autres départements – la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS) a d’ailleurs proposé aux deux coresponsables du Maine-et-Loire de présenter le dispositif lors de prochains colloques. Enfin, les membres du réseau ont décidé de diffuser en 2016 un questionnaire auprès des usagers pour recueillir leur parole. Il y a sept ans, dans une première enquête menée sur leurs besoins, la plupart avaient exprimé l’envie de poursuivre leur itinérance. Mais, affirmaient-ils, ils appréciaient de pouvoir avoir pendant quelques nuits un « chez soi ».
(1) Les bénévoles peuvent être regroupés ou non en associations, chrétiennes ou laïques.
(2) Tél. 02 41 25 45 49 (Abri de la providence) ou 02 41 88 85 65 (Secours catholique).
(3) Pour l’hébergement dans les accueils périurbains, il faut obligatoirement être orienté par le SAMU social.