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La roue de Deming appliquée à l’économie sociale et solidaire : une imposture managériale

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Des experts en management tentent d’imposer au secteur social la démarche d’amélioration continue formalisée par la roue de Deming. C’est pourtant une approche libérale très dangereuse, affirme Hermance Barbet, directrice d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, parce qu’elle nie la complexité du fonctionnement humain et ses aléas, ainsi que le nécessaire travail d’équipe.

« Que ce soit lors de formations ou au sein de leurs institutions (établissements, services d’aide à domicile, entreprises de l’économie sociale et solidaire s’engageant dans une démarche de certification…), nombre de travailleurs sociaux découvrent (ou redécouvrent) avec étonnement, agacement ou crainte, la démarche d’amélioration continue. Trop souvent érigée en véritable dogme, elle représente un danger réel de perte de valeurs.

L’amélioration continue est un beau concept, intellectuellement parlant. Il s’agit de mettre une équipe sur le chemin du progrès permanent, pour le plus grand bien de ses membres et des bénéficiaires du service rendu. C’est du moins ce qu’essaient de nous faire croire des apprentis sorciers en management appliqué aux sciences sociales.

L’idée fabuleuse de l’amélioration continue est née au siècle dernier : Walter Andrew Shewhart (physicien et statisticien américain, 1891-1967) en a formulé l’idée et William Edwards Deming (statisticien et spécialiste américain en management de la qualité, 1900-1993) l’a formalisée. Cela a donné la fameuse roue de Deming. Le tableau serait incomplet si nous ne prenions pas la peine de préciser que Deming a à son actif l’amélioration de la production des usines d’armement aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que le développement de grands groupes japonais… un tant soit peu éloignés du monde de l’économie sociale et solidaire. Peu importe : l’idée est trop belle pour ne pas être exploitée. Elle a le double avantage d’être simple à comprendre et à représenter graphiquement.

Sa simplicité tient à sa logique intrinsèque, qui veut que tout acte de production efficace, de biens ou de services, s’organise immanquablement en quatre étapes : plan-do-check-act, ou autrement dit planifier (ou préparer), développer (réaliser, mettre en œuvre), contrôler (vérifier…), ajuster (agir, réagir). De là naît un cercle vertueux.

Progresser toujours plus

L’approche se schématise par une roue symbolisant les avancées. Chacune des quatre étapes est matérialisée par un quart de roue. Celle-ci avance, avance, avance, presque de façon inéluctable. Il faut bien penser à mettre une petite cale de temps en temps (ce sont les procédures écrites, les audits, les évaluations externes…), pour que la roue ne risque pas de redescendre ; car, bien entendu, puisqu’il s’agit de progresser, celle-ci évolue sur une pente qui monte, monte, monte… parfois même à 45 degrés ! Le plus drôle est lorsque l’effort humain, sur qui repose la fabuleuse avancée, est matérialisé par un petit bonhomme qui pousse tant bien que mal le terrible engin.

Sans analyse plus approfondie, la démarche peut ressembler à ce qui se pratique dans une conduite de projet classique : un diagnostic est établi, un plan d’action élaboré, conduit, puis évalué. Il existe toutefois une différence de taille. Elle réside à la fois dans la finalité, dans le sens et dans la mobilisation des équipes et des cadres.

La finalité de Deming est fondée sur la conviction que l’amélioration est non seulement toujours possible, mais aussi qu’elle ne s’arrête jamais. Comme le progrès. En tout cas comme l’idée que l’on se faisait du progrès il y a plusieurs dizaines d’années : en lui résidait notre avenir, à tel point que nous avons longtemps pensé qu’il résoudrait à lui seul tous nos problèmes. C’est ainsi, par exemple, que l’énergie nucléaire s’est développée, dans la croyance qu’une solution serait bientôt trouvée pour recycler même les déchets ultimes… que nous ne savons pas où enfouir aujourd’hui. Or la finalité de l’économie sociale et solidaire ne peut pas être le toujours plus, ni même le toujours mieux. Le mieux n’est pas une fin en soi, tout simplement parce qu’il est multifactoriel et par nature complexe. Bien entendu, interroger régulièrement les pratiques est nécessaire, ne serait-ce que pour les adapter face à un monde mouvant ; mais ériger comme principe qu’il est toujours possible de faire mieux repose sur une croyance dépassée et dangereuse.

L’absence de sens est par ailleurs flagrante. A quoi cela sert-il de vouloir toujours faire mieux ? Pour Deming, le résultat seul est à prendre en compte. Pas l’intention. Normal quand il est question de produits manufacturés. Beaucoup moins lorsqu’il s’agit d’accompagner des personnes, qui plus est, lorsqu’elles sont vulnérables. En fait, en matière d’amélioration continue, le but c’est de prouver que l’on progresse. Comment ? En remportant une guerre lorsqu’il est question de production d’armes, ou en devenant leader sur un marché lorsqu’il s’agit d’exporter des produits manufacturés. Lorsqu’il est question de services, l’angle d’approche est tout autre. Quel est au final le niveau d’amélioration d’un service si le temps passé à écrire les procédures et à les appliquer en dehors de toute créativité prend le pas sur le contact avec celui que l’on est censé servir, accompagner, aider ?

Enfin, et c’est sans doute là le plus grave, car le plus souvent laissé sous silence, la roue de Deming est une négation pure et simple du travail d’équipe. Pis, appliquée sans discernement, elle est génératrice de risques psychosociaux. Pas uniquement parce que sa finalité est illusion et qu’elle n’a pas de sens, humainement parlant, mais aussi et surtout parce qu’elle impose comme modèle la continuité de l’action, que celle-ci s’appelle planification, développement, contrôle ou ajustement. Ces quatre phases ne peuvent se répéter sans cesse dans une organisation, surtout lorsqu’elle agit auprès de personnes ou avec elles. Le travail a besoin de temps de respiration, qui sont bien autre chose que de poser une cale pour lâcher un instant une roue qu’il faudra ensuite pousser encore plus haut. Toute conduite de projet a un début et une fin, là où la roue de Deming prône une forme de mouvement perpétuel, épuisant et démobilisant car la mission n’est au final jamais terminée.

L’économie sociale et solidaire a de beaux défis à relever. Elle a pour cela une richesse intrinsèque, sans avoir besoin de chercher ailleurs des concepts empreints d’approches libérales liberticides. A trop vouloir démontrer, chiffres et procédures à l’appui, qu’elle peut faire plus et mieux que les services à but lucratif, elle risque d’y perdre son âme. »

Contact: hermance.barbet@gmail.com

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