Ce sont surtout mes réflexions universitaires qui l’ont inspiré, même s’il est aussi alimenté par mon expérience professionnelle, en particulier en ce qui concerne la souffrance des soignants. Ceux-ci ? mettent souvent en avant un manque de moyens et de personnel. C’est légitime mais, en réalité, leur souffrance s’explique d’abord par leur contact permanent avec la maladie et la mort. Lorsque j’étais DRH en hôpital, j’ai dû recruter un psychologue pour accompagner des personnels qui manifestaient cette souffrance par l’absentéisme, la dépression et même la violence… Tout cela m’a amené à m’intéresser à l’euthanasie.
Les deux sujets sont, en effet, intimement liés. Je suis convaincu que la réduction de la liberté de se suicider a favorisé l’émergence du débat sur l’euthanasie. Pendant des siècles, en raison du poids des grandes religions monothéistes, le suicide était légalement proscrit. Le droit de se suicider a été une liberté chèrement acquise mais, il y a une trentaine d’années, l’ouvrage Suicide mode d’emploi, qui expliquait les différentes façons de se supprimer, a été interdit car il avait été retrouvé auprès de gens qui s’étaient donné la mort. Dans la foulée, en 1987, une loi a été promulguée afin de condamner les incitations au suicide. Le résultat est que les gens qui veulent se suicider en sont réduits à utiliser des moyens barbares : arme à feu, noyade, pendaison… C’est douloureux pour eux et extrêmement traumatisant pour leurs proches. Face à cette difficulté, on a commencé à réfléchir à la manière de faire prendre en charge le suicide dans des conditions décentes : euthanasie, suicide assisté, sédation terminale… Mais il est fort probable que s’ils pouvaient se suicider paisiblement, beaucoup de gens seraient moins tentés de demander à être aidés.
Il me semble que l’on revient depuis une quinzaine d’années à une forme d’exaltation du suicide philosophique prôné par certains penseurs. C’est l’idée de la « bonne mort » qui devrait, en quelque sorte, embellir la vie. Si jamais on devait légaliser l’euthanasie, on pourrait s’interroger sur l’autonomie réelle des demandes en ce sens, dans la mesure où nous sommes inévitablement influencés par cette conception d’une fin de vie maîtrisée et exemplaire. Comme si le contrôle de sa propre mort était une forme de progrès social. On peut le comprendre chez des personnes en fin de vie, mais c’est aussi une forme de proscription du vieillissement. Le jour où l’on ne serait plus ni jeune ni beau, le temps serait venu de disparaître dans une sorte de geste magnifique. Or, dans mon expérience hospitalière, même les derniers moments sont importants à vivre. Dans les unités de soins palliatifs, la durée de séjour se limite souvent à quelques jours. Si l’on s’en tient aux arguments des partisans de l’euthanasie, on peut s’interroger sur l’utilité de ces quelques jours en plus ou en moins. Pourtant, durant ce court laps de temps, il se passe des choses, les familles échangent, il y a encore de la vie même à la toute fin de la vie.
Il est certain que l’absence de soins palliatifs, autrement dit l’absence d’une prise en charge de la douleur adaptée, aboutit souvent à une demande d’euthanasie. Dès lors que la douleur est traitée et que les gens en fin de vie sont correctement pris en charge, la majorité de ces demandes disparaissent. Le problème est que les unités de soins palliatifs sont très mal réparties sur le territoire, avec une forte concentration dans les grandes agglomérations. Mais même si l’offre était suffisante partout, je ne pense pas que toutes les demandes d’euthanasie disparaîtraient.
On sait que plus les catégories sociales sont aisées, plus elles bénéficient d’une espérance de vie élevée. Ce que l’on sait moins, c’est que plus la catégorie sociale est élevée et plus l’espérance de vie sans incapacité est longue. Et cette espérance de vie sans incapacité croît actuellement plus vite que l’espérance de vie tout court. Mécaniquement, ce sont donc les catégories sociales les moins favorisées, qui ont déjà la durée de vie la moins élevée, qui vont se retrouver malades et en incapacité le plus tôt. Ces personnes se verront ainsi exposées à une sorte d’évidence de l’euthanasie beaucoup plus tôt que les autres. Contrairement à ce que disent ses partisans, l’euthanasie ne met pas tout le monde sur un pied d’égalité. D’autant que les personnes aisées peuvent plus facilement payer des prises en charge adaptées, tant sur le plan médical que dans la vie quotidienne.
Si on légalise l’euthanasie, le jour où un prisonnier condamné à une véritable perpétuité demandera à ce que l’on mette fin à ses jours en raison d’une souffrance psychique intolérable, quel argument pourra-t-on lui opposer ? Et le même scénario pourrait se reproduire avec des personnes souffrant de schizophrénie difficile à soigner, de mélancolie profonde, ou encore de troubles obsessionnels compulsifs graves, qui font face à des souffrances psychiques et parfois physiques importantes. Au nom de quoi leur refuserait-on l’euthanasie ? Ce n’est pas hypothétique. En Belgique, le droit à l’euthanasie est déjà ouvert aux personnes gravement dépressives, et il vient d’être étendu aux mineurs… De mon point de vue, il ne faut pas ouvrir la boîte de Pandore. L’équilibre actuel est relativement satisfaisant. Les équipes de soins, avec l’aide de la loi « Leonetti » de 2005 et des techniques médicales, peuvent gérer assez correctement la plupart des fins de vie. Et lorsqu’il y a excès ou problème, c’est à la justice de trancher. Cet équilibre bancal est préférable à une législation qui risque d’entraîner des dérives.
C’est incontournable, d’autant que, contrairement à ce que montrent la littérature et les feuilletons télévisés, les familles ne sont pas toujours compatissantes. Voir un de ses proches agoniser est une souffrance terrible parce que l’on va perdre un être cher, mais aussi parce que l’on culpabilise de souhaiter que cela s’arrête le plus vite possible. Les équipes hospitalières doivent souvent faire face à l’agressivité, voire à la violence des familles. En outre, il ne faut pas se cacher les choses, il existe une dimension financière. Tant que la personne n’est pas morte, la transmission des biens ne s’effectue pas. Pour des gens qui se trouvent parfois dans des situations financières délicates, quelques semaines de moins font une grosse différence. Il ne faut donc pas compter systématiquement sur la bonté naturelle des proches.
En effet. La plupart des cas sont aujourd’hui correctement réglés. La prise en charge de la douleur et des souffrances psychologiques fait que la fin de vie est aujourd’hui infiniment moins douloureuse que dans un passé récent. Les choses me semblent relativement satisfaisantes pour l’immense majorité des gens qui décèdent. Bien sûr, la mort reste un moment psychologiquement affreux. Il subsiste quelques cas extrêmement difficiles – par exemple, des personnes réfractaires à tous les traitements anti-douleurs. C’est une réalité, mais est-ce que pour ces quelques situations on doit légiférer pour l’ensemble de la population ? Il me paraît plus urgent de repenser notre rapport au suicide. En France, chaque année, entre 10 000 et 11 000 personnes se suicident, souvent dans des conditions difficiles. C’est un véritable problème social. On pourrait, par exemple, mettre en place des consultations où ces personnes pourraient rencontrer des soignants et des psychologues. Ce n’est qu’ensuite qu’elles pourraient éventuellement recevoir des médicaments afin de mettre leur projet à exécution. Un tel système existe dans l’Etat de l’Oregon, aux Etats-Unis. Cela permettrait au moins de repérer les personnes ayant des intentions suicidaires et de leur proposer une prise en charge.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Directeur d’hôpital et docteur en sciences de gestion, Robert Holcman est professeur associé à Sciences Po Bordeaux. Il publie Inégaux devant la mort. « Droit à mourir » : l’ultime injustice sociale (Ed. Dunod, 2015). Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés au management de la santé et aux fins de vie.