Recevoir la newsletter

Le Cnahes, gardien de la mémoire de l’action sociale

Article réservé aux abonnés

Les 15 et 16 octobre, le Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale (Cnahes) clôt, avec deux colloques, la célébration de son vingtième anniversaire. L’occasion de revenir sur l’action de cette association, qui soutient l’intérêt d’un regard historique pour éclairer le présent.

L’année 2014 restera dans les annales du Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale : à l’occasion de ses 20 ans, l’association a déménagé ses fonds d’archives de Roubaix (Nord) au nouveau site des Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), facilitant ainsi l’accès à ses documents accumulés depuis 1994.

A l’époque, sensibilisés par l’historienne de la jeunesse Françoise Tétard, quelques éducateurs spécialisés à la retraite, rejoints par une poignée d’historiens, d’assistants sociaux, de médecins psychiatres…, prennent conscience que la mémoire du secteur social est menacée car atomisée en une multitude d’associations et d’établissements, qui relèvent majoritairement du privé. « Les documents étaient très peu conservés dans les archives publiques. On les trouvait dans les caves et les greniers de particuliers ou d’associations… Si rien n’était fait, tout un patrimoine allait disparaître », raconte Mathias Gardet, historien, cofondateur et vice-président du Cnahes.

Porté par un petit noyau de chercheurs et de professionnels, le Cnahes est créé en mai 1994 avec une triple mission : collecter, traiter et valoriser les traces du passé de l’éducation spécialisée et du secteur social. La découverte de gisements d’archives colossaux (parfois des centaines de cartons) confiés par des associations, des établissements ou des personnalités(1) remet en question le préjugé du rapport difficile, voire suspicieux, des travailleurs sociaux à l’écrit. « Il est vite apparu qu’ils laissaient de nombreuses traces écrites, bien plus que les instituteurs : des rapports d’activité, des comptes rendus de réunions, des demandes de subventions, mais aussi des écrits mineurs comme les cahiers de liaison… souvent conservés à leur domicile du fait de liens vie privée-vie professionnelle très étroits », se souvient Mathias Gardet.

Un Intérêt scientifique, patrimonial et social

Mais où entreposer le matériel ? Le Cnahes fonde en 1995 le Centre des archives de la protection de l’enfance et de l’adolescence(2) au sein de la bibliothèque universitaire d’Angers, afin de regrouper le patrimoine écrit de l’éducation spécialisée. Commence alors un important travail de tri, de nettoyage, de traitement des documents et d’inventaire réalisé grâce aux bénévoles de l’association et à des étudiants archivistes de l’université d’Angers.

En 2002, les ministères de la Culture, de la Justice et des Affaires sociales acceptent d’apporter leur soutien. Désormais, l’initiative privée d’archivage s’intègre à une politique publique de sauvegarde et de valorisation du patrimoine : la direction des archives de France, la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) et la direction générale de l’action sociale s’engagent à « coopérer à la sauvegarde, à l’exploitation et à la mise en valeur » des archives du secteur social « compte tenu de leur intérêt scientifique, patrimonial et social », dans le cadre d’une convention signée en juillet 2002 pour une durée de six ans renouvelables par tacite reconduction. A l’avenir, les fonds collectés seront accueillis aux Archives nationales du monde du travail (ANMT) de Roubaix lorsque les documents possèdent une envergure nationale et orientés vers les Archives départementales dans le cas contraire. En outre, les ministères s’engagent à financer l’association, ce qui lui permet de recruter un archiviste à temps plein.

Le déménagement, en 2014, des archives du Cnahes de Roubaix à Pierrefitte-sur-Seine constitue un autre pas en avant. Environ 350 mètres linéaires d’archives, en attente dans des locaux associatifs, rejoignent les 450 mètres de documents déjà en place(3). La proximité avec les sièges associatifs nationaux situés à Paris et en Ile-de-France facilite en effet les dépôts : alors qu’elle hésitait à déposer ses fonds à Roubaix, jugé peu commode d’accès, l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss) devrait bientôt les remettre à Pierrefitte.

Ce changement de lieu est « une façon de dynamiser l’utilisation de nos archives, car le centre de Roubaix était très peu consulté », se félicite Sylvain Cid, archiviste (et seul salarié) du Cnahes. Pour Roger Bello, président du Cnahes de 2002 à 2011 et aujourd’hui président d’honneur, la proximité du nouveau site avec l’université Paris-8 (située juste en face) et plusieurs autres universités intéressées par le travail social devrait simplifier l’activité des chercheurs. En outre, les fonds ayant rejoint géographiquement les archives publiques ministérielles, les chercheurs pourront plus aisément travailler sur la « complémentarité historique qui existe entre les secteurs public et privé associatifs de l’action sociale », relève Sylvain Cid. Les documents du Cnahes se rapprochent aussi du Pôle de conservation des archives des associations de jeunesse et d’éducation populaire (PAJEP), dont une partie a également élu domicile en 2013 à Pierrefitte-sur-Seine. De quoi « relier plus facilement les travaux sur les politiques en direction de la “jeunesse qui va bien” et en direction de la “jeunesse qui va mal” », commente Sylvain Cid.

Dans un contexte où l’histoire du travail social reste marginalisée, la recherche représente un défi pour le Cnahes. « Cette dimension de notre action est engagée depuis longtemps […]. Il faut développer cette fertilisation », affirmait Bernard Heckel, président du Cnahes, lors de l’assemblée générale de l’association en mai 2015. Dans cette perspective, deux grands chantiers accompagnent le déménagement à Pierrefitte : d’une part, la recotation des articles afin d’assurer une concordance avec celle des Archives nationales et leur encodage informatique en vue de leur intégration à la salle des inventaires virtuelle(4) ; d’autre part, l’organisation du prix « Françoise Tétard » (voir encadré page 28).

Nourrir les recherches

Une première thèse sur la naissance de la profession d’éducateur spécialisé, qui s’appuyait sur les archives de l’association, a été soutenue en 2007 par Samuel Boussion (aujourd’hui maître de conférences à Paris-8). Roger Bello espère donc qu’à terme des recherches nourries par le même fonds documentaire viendront guider l’action des pouvoirs publics : « Partir d’études réalisées sur une base universitaire sera peut-être plus fructueux que les nombreuses tentatives – mouvement “7,8,9 – Vers les états généraux du social” 2002-2004, séminaire Cedias 2009-2012… – menées jusqu’ici. »

Développer la recherche suppose toutefois de poursuivre le travail de tri, d’inventaire et de référencement nécessaires une fois qu’une association a confié ses mémoires au Cnahes. Malheureusement, le secteur associatif semble globalement peu concerné par le devenir de son patrimoine écrit – il faut souvent un déménagement ou une dissolution pour qu’une association envisage de céder ses archives ! Les choses évoluent cependant, grâce en partie aux évaluations externes obligatoires : « Il n’est pas rare que l’évaluateur préconise que les archives de l’établissement ou du service soient rendues plus accessibles », observe Gisèle Daclin, déléguée régionale du Cnahes en Bourgogne-Franche-Comté. Il arrive ainsi que la formation (deux jours) que cette délégation dispense aux associations, afin de les aider à classer leurs dossiers, débouche sur une demande d’inventaire. En parallèle, « de plus en plus souvent, certaines associations nous sollicitent pour des collectes en vue d’un travail d’histoire pour s’approprier un héritage très prégnant et essayer d’en conserver ce qui est utile pour le transmettre », relève Sylvain Cid. « C’est souvent le cas à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la naissance d’une association – notamment un centenaire », précise Mathias Gardet.

Reste que les moyens du Cnahes sont limités. Bien que l’exercice budgétaire 2014 soit en équilibre, sa marge de manœuvre est étroite : si les contributions publiques (17 000 € pour la DPJJ et 20 000 € pour la direction générale de la cohésion sociale en 2015) et celle du Syndicat d’employeurs associatifs de l’action sociale et médico-sociale (Syneas) au titre de la préservation du patrimoine (environ 8 000 €) sont stables, les cotisations des membres baissent. Son activité repose donc largement sur le bénévolat et, dans une moindre mesure, sur les contributions indirectes du ministère de la Culture, dont la mise à disposition d’archivistes.

Le Cnahes envisage, pour l’avenir, de se tourner vers le service civique, ce qui permettrait de familiariser des jeunes de 16 à 25 ans à l’archivage. Sensibiliser les jeunes professionnels – qui, de l’avis de tous, connaissent souvent mal l’histoire du secteur – à la sauvegarde des archives est en effet un autre défi : « Cela pose beaucoup de questions de voir de jeunes travailleurs sociaux qui ne connaissent pas ou très peu l’histoire des concepts, des méthodes et des pratiques du champ social, pointe Bernard Heckel. Il ne s’agit pas d’être dans la nostalgie, mais de donner du sens en revenant à l’histoire de l’éducation spécialisée et du travail social. Prenons la prévention spécialisée : les principes méthodologiques de l’intervention des éducateurs – libre adhésion, respect de l’anonymat du jeune… – ont été forgés dans les années 1960 en réponse à une problématique nouvelle liée notamment à la construction des grands ensembles urbains : le phénomène des “blousons noirs”, ces “bandes de jeunes” se regroupant aux pieds des immeubles… » (5). Avoir un œil sur le rétroviseur permet en outre d’éviter de reproduire les erreurs du passé, estime le président du Cnahes, « comme, par exemple, l’enfermement très dur des jeunes filles aux comportements considérés comme trop libres dans les années 1950 » (6). « Le regard historique est d’autant plus crucial que nous vivons une période où règnent l’immédiateté et l’opérationnel, estime Hélène Borie, déléguée du Cnahes en Rhône-Alpes. Il permet de prendre le temps de réinterroger nos pratiques, nos valeurs, nos cadres institutionnels, les dynamiques d’acteurs… au regard des choix effectués par le passé. » « Sans repères historiques sur la façon dont s’est développé le secteur, poursuit Roger Bello, la capacité d’analyse des professionnels de l’action sociale par rapport aux enjeux actuels est moindre. »

Le Cnahes s’est donc fixé deux priorités : d’une part, l’organisation de journées d’étude sur des thématiques actuelles pour susciter des rencontres entre travailleurs sociaux, chercheurs et archivistes (voir encadré, page 29) ; d’autre part, le développement de l’offre de formation. Mais il ne s’agit pas de « penser le Cnahes comme un organisme de formation avec un programme annuel et des inscriptions à gérer, mais comme un pôle “ressources” de contenus formatifs à faire rayonner », tient à préciser Bernard Heckel. Dans cette perspective, l’association élabore des modules de formation « clés en mains » pour les centres de formation autour de thématiques telles que les dossiers d’usagers, la géographie de l’intervention sociale, la rééducation des filles et la question du genre. « Toute la difficulté est d’insérer nos interventions dans leurs programmes denses et bouclés très en amont, pointe Hélène Borie. L’année dernière, nous n’avons pu intervenir que trois heures sur l’histoire de l’éducation spécialisée… »

Le prix « Françoise Tétard »

En hommage à l’une des principales instigatrices du Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale (Cnahes) décédée en 2010, le prix « Françoise Tétard » vise à récompenser des publications ou des travaux écrits sur l’histoire de l’enfance et l’adolescence inadaptée, marginale, marginalisée, maltraitée, abandonnée, en danger ou dangereuse. Les deux lauréats se verront remettre, en juin 2016, un prix à hauteur de 1 000 € chacun et proposer un travail d’édition en vue d’une publication en ligne. Créé conjointement avec l’Association pour l’histoire de la protection judiciaire des mineurs (AH-PJM) en partenariat avec l’Association des déposants aux archives de la jeunesse et de l’éducation populaire (Adapej), le prix est financé par le Fonds de dotation « Cnahes-Françoise-Tétard ».

www.cnahes.org, rubrique « Travaux/Recherches/Expositions ».

Une série d’événements pour le vingtième anniversaire

Le colloque national sur « Le droit à l’éducation pour les personnes en situation de handicap : histoire d’une conquête. Témoignages des Lorrains », organisé le 15 octobre prochain à Nancy, représente l’avant-dernière étape des célébrations liées aux 20 ans du Cnahes. Leur clôture aura lieu le 16 octobre à Lyon avec un colloque régional intitulé « Conserver, protéger et transmettre les archives de l’éducation spécialisée et de l’action sociale » en partenariat avec les archives du département du Rhône et la métropole de Lyon.

Le Cnahes, qui a eu 20 ans en 2014, a en effet organisé une série d’événements pour fêter son anniversaire. Le lancement a eu lieu en mai 2014 avec une journée d’étude nationale « Jalons pour une histoire du handicap. Nommer, classer pour inclure ? » pilotée par sa délégation Rhône-Alpes. Objectif : aborder le regard social sur le handicap à travers l’histoire et interroger la construction des nominations et catégories organisant la prise en charge des personnes handicapées. En novembre 2014, un colloque « Pourquoi faire de l’histoire dans le champ du travail social ? », organisé aux Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine, a regroupé 250 participants, dont une centaine d’étudiants de centres de formation en travail social de la région parisienne. A cette occasion, a été publié, avec l’appui technique et scientifique des Archives de France, un premier recensement général des fonds sur l’éducation spécialisée et l’action sociale(7), qui constitue une étape vers un guide de ressources plus complet et régulièrement actualisable. Deux autres colloques ont ponctué l’année 2015 : l’un, en mai, sur « L’ordonnance du 2 février 1945 à l’épreuve du terrain », à l’Institut régional du travail social de Montrouge et l’autre intitulé « Educateur spécialisé, un métier, un exercice » (avec la psychothérapie institutionnelle comme fil rouge), le 26 septembre en région Centre.

Les délégations, fers de lance dans les régions

Le dynamisme du Cnahes repose en partie sur l’activité bénévole de ses 11 délégations régionales (dont neuf très actives) portées par des noyaux de professionnels et de retraités de l’action sociale qui relaient les problématiques abordées sur le plan national et cultivent les liens avec les partenaires locaux (associations, établissements, centres de formation…). « Chacune fonctionne de façon relativement autonome dans ses objectifs et ses activités : les unes interviennent dans les centres de formation, d’autres recueillent des témoignages ou initient des chantiers d’archives », explique Sylvain Cid, archiviste du Cnahes. Après un travail de quatre années, la délégation Bourgogne-Franche Comté vient de publier Histoire de l’accompagnement des personnes handicapées en Côte-d’Or ; 1950-2005. De l’enfance déficiente à la personne en situation de handicap (8). En Rhône-Alpes, la délégation a achevé l’inventaire des archives du village d’enfants de Vercheny (Drôme) géré par la Fondation Robert-Ardouvin, qui devrait donner lieu à la rédaction d’un ouvrage par un historien. Elle poursuit, par ailleurs, le recueil de témoignages de professionnels retraités du secteur pour conserver la mémoire de leur parcours et de l’évolution des pratiques éducatives. « Grâce aux réseaux constitués localement, les délégations sont le fer de lance du Cnahes dans les régions », affirme Bernard Heckel, président du Cnahes.

Notes

(1) Par lettre de don ou par contrat de dépôt, lequel permet aux personnes de rester propriétaires de leurs archives : elles peuvent les reprendre à l’issue d’un long délai qui garantit l’exploitation de leurs écrits. A leur décès, leur dépôt devient un don.

(2) Qui n’existe plus.

(3) Une collection d’ouvrages et de revues du secteur social a par ailleurs élu domicile à l’université Paris-8.

(4) www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr.

(5) Lire à ce propos Des éducateurs dans la rue. Histoire de la prévention spécialisée – Françoise Tétard et Vincent Peyre – Ed. La Découverte, 2006.

(6) Voir l’exposition « Mauvaises filles », jusqu’au 18 décembre prochain au Centre d’exposition historique de Savigny-sur-Orge (Essonne) consacrée à la délinquance et à la déviance féminine depuis le XIXe siècle – Voir ASH n° 2915 du 19-06-15, p. 38.

(7) Intitulé « 20 ans de collecte – Les archives de l’éducation spécialisée et de l’action sociale » – www.cnahes.org, rubrique « Travaux/Recherches/Expositions », sous-rubrique « Publications ».

(8) Cet ouvrage de 968 pages a été autofinancé et auto-édité par les bénévoles de la délégation avec le soutien de plusieurs organismes régionaux – Disponible sur www.cnahes.org, rubrique « Travaux/Recherches/Expositions », sous-rubrique « Publications ».

Décryptage

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur