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« On ne parle jamais des jeunes de banlieue qui réussissent à l’école »

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Les jeunes des banlieues populaires ne sont pas tous en échec scolaire. Un certain nombre d’entre eux intègrent chaque année l’enseignement supérieur. Ancien enseignant en lycée, le sociologue Fabien Truong a suivi durant près de dix ans une vingtaine de ces jeunes. Son objectif : comprendre leurs parcours et les raisons de leurs réussites et de leurs échecs. Un ouvrage passionnant.
Cette enquête s’est déroulée sur presque dix ans. Quelle était votre intention première ?

A l’époque, j’étais remplaçant dans des lycées en banlieue. En six années d’enseignement, j’ai ainsi connu quatre établissements différents. Cette mobilité m’a permis de me rendre compte à quel point les problèmes étaient sensiblement les mêmes partout. En même temps, j’étais assez circonspect sur ce que je pouvais lire sur les jeunes des établissements en zone d’éducation prioritaire (ZEP). Par exemple, le succès du livre Entre les murs, qui a donné le film du même nom, repose, je crois, sur un malentendu : il ne s’agit pas tant de décrire les adolescents des banlieues que le rapport de certains enseignants à certains jeunes dans l’enceinte de l’école. Mon projet était plutôt d’essayer de déconstruire les images figées qui collent à ces jeunes des milieux populaires. Pour cela, il fallait mener un travail d’enquête sortant du strict cadre du lycée et changer mon mode de relation avec eux. Il était également nécessaire d’enquêter sur le temps long, afin de voir leurs trajectoires évoluer, se transformer…

Qui sont ces jeunes auxquels vous vous êtes intéressé ?

Pour cette enquête, j’ai suivi durant cinq à huit ans une vingtaine de jeunes ayant obtenu un bac général ES – autrement dit, les élèves les plus brillants de leurs établissements scolaires. Dans ces lycées, en moyenne, sur dix parents d’élèves, seuls deux avaient le bac. Ce qui permet de se rendre compte de ce que représente pour eux le fait d’obtenir le bac et d’entamer des études supérieures. Je me suis intéressé à ces jeunes parce qu’on ne parle jamais d’eux, alors qu’ils jouent le jeu de l’école républicaine. C’était aussi une façon de prendre au sérieux le discours méritocratique français et de mettre en lumière les trajectoires de réussite des jeunes des banlieues populaires. Trop souvent, on se contente d’affirmations telles que « quand on veut, on peut » ou « il faut être exceptionnel ». C’est évidemment plus compliqué que cela. Ces jeunes ne sont pas exceptionnels. Simplement, ils ont bénéficié de circonstances parfois un peu plus favorables. D’ailleurs, leurs trajectoires sont loin d’être rectilignes, on observe souvent des retournements de situation.

Quels sont les facteurs favorisant ce passage dans l’enseignement supérieur ?

Au travers de ce type d’ethnographie, on peut repérer les petits mouvements, les détails peu perceptibles dont les effets n’apparaissent bien souvent qu’à long terme. Je pense au fait d’avoir un frère ou une sœur déjà passé par l’enseignement supérieur, à des parents qui n’ont pas pu faire d’études et qui le regrettent, à certaines facilités matérielles, à un engagement associatif ou religieux. Il ne s’agit pas ici de grands capitaux économiques, sociaux ou culturels, tels que les évoque Pierre Bourdieu à propos de la reproduction sociale. Ce sont de minuscules capitaux qui prennent du temps à être rentabilisés. Par exemple, pour les garçons qui intègrent la fac, il est important d’intégrer ce que j’appelle un « collectif d’alliés », car il est plus facile de faire à plusieurs l’expérience de la confrontation à un univers social différent. Cela permet de dédramatiser, et même de rire de certaines situations. Les problématiques sont évidemment très différentes selon que l’on intègre l’université, un institut universitaire technologique, une école de commerce ou encore une classe préparatoire, mais le plus décisif reste l’épreuve sociale que constitue la confrontation à d’autres milieux sociaux et culturels. Cela peut être extrêmement rude. D’autant plus que cette confrontation n’a aujourd’hui presque plus lieu dans des lycées de plus en plus uniformes socialement.

Ces jeunes doivent-ils nécessairement passer par une phase d’acculturation pour réussir ?

Si, par « acculturation », on entend couper les ponts avec sa famille et son milieu et remplacer sa culture d’origine par la culture dominante, pas du tout. Cela ne marche pas comme ça. Ceux qui réussissent doivent parvenir à maîtriser « l’art du cheval à bascule ». Cette métaphore recouvre plusieurs grands principes, en premier lieu, la coupure, qui est la capacité à se comporter de façon adaptée et différente selon les contextes. Autrement, la confrontation avec le monde de l’enseignement supérieur peut devenir très violente. Mais il faut aussi parvenir à faire des ponts, c’est-à-dire à trouver dans son propre comportement des éléments qui font que l’on a l’impression de rester soi-même, de conserver la cohérence d’une identité jamais figée. Tout cela forme un processus continu, et non une rupture définitive, au sens de la trahison de classe évoquée par des sociologues comme Pierre Bourdieu et Didier Eribon, qui avaient eux-mêmes vécu des parcours assez extrêmes.

Vous écrivez que la pratique de l’islam peut aider certains de ces jeunes. De quelle façon ?

Pour ces jeunes engagés dans une trajectoire scolaire positive, je constate que la pratique de l’islam, ou éventuellement d’une autre religion, peut être structurante, ne serait-ce que dans l’apprentissage de la gestion du temps quand l’institution ne le prend pas en charge. Elle leur permet en outre de continuer à se penser comme des êtres moraux : « Ce que je fais, c’est bien. Je suis dans le droit chemin. » Dans cette situation très difficile que constitue pour eux l’intégration dans l’enseignement supérieur, cela peut être une aide. Le problème est qu’ils sont en permanence confrontés au discours de l’institution et de leurs camarades sur la crainte de l’islam et la peur du fondamentalisme. Pourtant, la plupart du temps, ils en parlent très peu, même entre eux, et sont loin de faire du prosélytisme. Et là aussi, il faut prendre en compte l’évolution des jeunes dans le temps. Je pense à une étudiante très attachée à l’islam lorsqu’elle avait intégré Sciences Po. La religion, d’une certaine façon, lui avait permis de tenir le coup. Par la suite, grâce à Sciences Po, elle a effectué des voyages en Turquie et au Liban. A son retour, elle a pris beaucoup de recul dans sa relation à la religion, car elle a pu mesurer à quel point sa pratique de l’islam se différenciait de celle observée au Liban : ce qui la fait tenir ici divise là-bas….

Ces jeunes ont-ils le sentiment d’avoir réussi ?

La réponse n’est pas simple car la notion de réussite est corrélée au point de départ de chacun, à ses points de référence. Mon enquête est finalement assez ambivalente, soulignant toutes les épreuves par lesquelles ces jeunes doivent passer pour réussir – ce qui en dit beaucoup sur notre société. C’est tout le drame de la bonne volonté. Ils croient au départ à la promesse de l’école, mais ceux qui arrivent au bout du parcours ont dû faire preuve d’une grande pugnacité et ont perdu beaucoup d’illusions. Par rapport aux grands discours sur l’école, il y a de la joie, mais aussi une certaine amertume. Si l’on prend au sérieux le discours républicain qui veut que l’on aide les plus modestes à réussir, cela doit aussi passer par une déconstruction du rapport au savoir et aux relations pédagogiques. Or on se contente de créer des dispositifs « placebos » autour de la notion de diversité – à l’image des conventions ZEP de Sciences Po – qui permettent d’extraire quelques jeunes de leur milieu afin qu’ils intègrent les grandes écoles. Mais si l’on voulait réellement tenir les promesses de l’école républicaine, il faudrait l’organiser d’une manière tout à fait différente.

Vous évoquez dans votre conclusion la nécessité de déployer une « politique de la considération ». De quoi s’agit-il ?

Cela signifie d’abord qu’il faut reconsidérer toutes les différences. On a voulu développer une politique de la diversité ne remettant pas en cause l’essentialisation des différents groupes sociaux et culturels. On continue à catégoriser les gens en fonction de leurs origines, de leur lieu de naissance… On reste ainsi dans un schéma de l’identité, alors qu’une politique de la considération s’intéresserait davantage au statut de chacun dans différentes configurations, plutôt qu’à son identité supposée. C’est ce qu’ont appris, du moins en partie, mes anciens élèves. Une politique de la considération viserait à déconstruire les implicites sociaux et à prendre en compte les conditions réelles des constructions sociales. Il faudrait pour cela repenser toute l’organisation pédagogique de l’enseignement supérieur et les modes de relation entre enseignants et étudiants. Cela supposerait une remise à plat globale de l’institution. Il n’est pas certain que l’on soit prêt à franchir ce pas en France.

Repères

Le sociologue Fabien Truong est professeur à l’université Paris-8. Il publie Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue (Ed. La Découverte, 2015). Il est également l’auteur de Des capuches et des hommes. Trajectoires de « jeunes de banlieue » (Ed. Buchet-Chastel, 2013), et lauréat du prix de l’Ecrit social 2014 (voir aussi ASH n° 2814 du 14-06-13, p. 32).

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