Corinne Valin, 46 ans, connaît Golbey, une commune périphérique d’Epinal, comme sa poche. En plus d’y habiter, elle sillonne le quartier en voiture, de rendez-vous en rendez-vous chez les « majeurs protégés » dont elle a les dossiers en charge. « Une journée par semaine, je suis en visite et une autre de permanence téléphonique au bureau », explique la mandataire à mi-temps dans le service d’accompagnement et de protection juridique (SAPJ) de l’Association vosgienne pour la sauvegarde de l’enfance, de l’adolescence et des adultes (AVSEA)(1). Le reste de sa semaine est dédié à sa mission de référente « bientraitance », toujours à l’AVSEA. « Quand je ne suis pas dans le service, je laisse des consignes dans mes 24 dossiers, auxquels toutes mes collègues ont accès et dans lesquels elles peuvent intervenir si besoin » (99 % des mandataires de l’AVSEA sont des femmes).
11 h 30. La voiture s’arrête devant un ensemble d’immeubles HLM sur les hauteurs de la ville. Corinne Valin guide Jean-Paul Gardin, directeur du SAPJ, jusqu’au rez-de-chaussée, où la porte est déjà ouverte sur son premier rendez-vous de la journée. « On fait généralement les visites avec un cadre à l’ouverture de la mesure, ou quand il y a un souci », précise Corinne Valin. Ce n’est pas le cas aujourd’hui avec Germaine Maury, 68 ans, placée sous curatelle renforcée depuis janvier 2015 par le juge des tutelles d’Epinal. Cette mesure – plus forte que la curatelle simple, pour laquelle le curateur n’exerce qu’un rôle de conseiller dans les actes importants de la vie – a entraîné des changements significatifs dans celle de Germaine. Comme pour les personnes placées sous tutelle (mesure qui entraîne pour le majeur la perte de ses droits au profit du tuteur seul), ses moyens de paiement ont été récupérés – carte bancaire coupée, chéquier barré – lors de la première visite de la curatrice à domicile. « Un moment très difficile, reconnaît Corinne Valin. On rentre chez eux, on détruit leurs moyens de paiement. Ça peut être très traumatisant. Une entrée en matière assez abrupte. »
Dans la foulée, le ou la mandataire écrit aux banques et aux organismes qui versent ou ponctionnent les comptes du bénéficiaire de la mesure. En parallèle, le SAPJ ouvre deux comptes au nom du majeur protégé, le plus souvent à la Caisse d’épargne. Un premier compte courant est géré uniquement par le mandataire : « On paie les factures et on touche les ressources. » Tandis qu’un second compte de « mise à disposition » autorise la personne placée sous tutelle ou curatelle à retirer de l’argent viré par le mandataire toutes les semaines ou tous les mois, en fonction du degré d’autonomie. Une simple carte de retrait lui est remise. « Les personnes peuvent conserver leur ancien compte, note Jean-Paul Gardin, mais il n’est plus approvisionné et ils n’y ont plus accès. En revanche, si le juge décide de suspendre la mesure par une mainlevée, ils récupèrent la gestion de ce compte… »
Ces nouvelles dispositions bancaires sont le premier sujet que Corinne choisit d’aborder avec Germaine Maury, qui l’accueille avec chaleur, non sans une pointe d’impatience. Une fois assises autour de la table, les deux femmes évoquent le budget de la retraitée : « Je suis en train de faire le nécessaire pour que la caisse d’assurance retraite et de santé au travail Alsace-Moselle, qui verse toujours votre retraite sur le compte de La Poste, la vire sur le nouveau compte. » Il y a quelques semaines, le budget de Germaine a été établi à sa sortie de l’hôpital, où elle a passé plusieurs mois à se remettre d’une jambe cassée. Corinne Valin continue : « La MSA – la sécurité sociale agricole – est bien virée sur le compte qu’on gère. En revanche, j’ai du mal à récupérer les appels à cotisations. J’ai aussi écrit à la caisse primaire d’assurance maladie pour lui demander, votre mari étant décédé, que la carte Vitale soit à votre nom, que vous ayez vos droits à vous. Puis on va lancer un deuxième dossier de pension de reversion [pour le second mari de Germaine Maury, qui vient de mourir], on verra bien ce que ça donnera. Mais attention, Germaine, si votre nouveau copain vient vivre avec vous, ça peut jouer sur votre pension. Il faudra qu’il participe aux frais de l’appartement. » La retraitée esquive : « Oh, j’suis amoureuse, j’ai jamais été comme ça ! »
Distraite, Germaine n’écoute la mandataire que d’une oreille, les yeux tantôt rivés sur la télévision, tantôt dans le vague. « Vous ne nous écoutez pas trop, là », remarque gentiment Corinne Valin. « C’est que je dois sortir. Je vais prendre le car pour aller au restaurant. C’est mon anniversaire, aujourd’hui… » Son fils, également sous mesure de protection, l’appelle : « Où t’es ? » « Y a madame Valin qu’est là, j’arrive ! » Avec lui, la relation s’est normalisée. C’est pourtant pour fuir sa pression qu’elle a elle-même sollicité le juge pour être placée sous curatelle. Elle raconte : « Mon mari buvait beaucoup – c’est lui qui était sous tutelle, c’est comme ça que j’ai connu Mme Valin. Ensuite, c’est mon fils qui me demandait de l’argent. Il me disait que j’étais une mauvaise mère, il m’appelait, en colère… » C’est Germaine elle-même qui, avec l’aide de Corinne Valin, a adressé une demande de mise sous curatelle au juge des tutelles.
L’entrée dans le dispositif de tutelle-curatelle peut en effet émaner de la personne elle-même, de l’un de ses proches ou de la famille au sens large. Cette demande doit être accompagnée d’un certificat médical circonstancié, rédigé par un médecin expert (figurant sur la liste du procureur de la République), expliquent Jean-Paul Gardin et Corinne Valin. Saisi directement, le juge des tutelles instruit le dossier, auditionne la personne pour laquelle la mesure est demandée – si son état de santé le permet – et enquête sur sa famille. La demande peut également provenir d’une personne « tierce » (assistant social de secteur ou établissement). Une demande que Laurence Fillâtre, directrice de l’Association de Belval, appuyée par la cadre éducative Anita Villemin, a déjà eu l’occasion de formuler pour certains de ses résidents. Cette association gère un établissement et service d’aide par le travail (ESAT) et plusieurs foyers d’accueil spécialisés dits « occupationnels », où sont accueillies des personnes reconnues porteuses d’un handicap intellectuel.
La cadre éducative expose : « La plupart de nos résidents (95 sur 110) sont placés sous tutelle, confiée soit aux deux organismes présents dans le département des Vosges, soit à la famille. Il est, par exemple, arrivé que je propose la curatelle à une résidente qui avait pas mal de comptes en banque et était incapable de remplir les documents. Au début, elle a eu peur de ne plus avoir accès à son argent. On s’est vues deux ou trois fois pour en parler, il a fallu faire un petit travail pour lui expliquer, puis elle a accepté. » La directrice enchaîne : « Dans son cas, comme pour la plupart de nos résidents, la famille ne souhaite pas s’investir. Quant à nous, nous n’avons pas le droit de nous immiscer dans les finances des résidents ; ça pourrait nous être reproché. » A Belval, 32 résidents sont suivis par une tutrice du SAPJ. Celle-ci est présente dans l’établissement trois jours toutes les huit semaines, tandis que les mandataires chargées des personnes en milieu ordinaire passent chez les bénéficiaires toutes les six semaines. Après désignation d’un organisme de tutelle par le juge, le mandataire établit avec le bénéficiaire un projet d’accompagnement, consigné dans un « document individuel de protection des majeurs » (DIPM), dans lequel la durée de la mesure est indiquée (cinq ans renouvelables), où le majeur peut exprimer ses attentes à l’égard de la mesure, où est détaillée sa « participation financière », si ses revenus sont supérieurs au montant annuel de l’allocation aux adultes handicapés (AAH).
Le SAPJ compte au total 59 salariés pour quatre services : mesures juridiques de protection des majeurs (MJPM), mesures judiciaires d’aide à la gestion du budget familial (MJAGBF), médiation locative et service d’accompagnement social lié au logement (ASLL). Une vingtaine sont des délégués ou mandataires du service MJPM ayant chacun en charge environ 60 dossiers de majeurs protégés à domicile ou 80 dossiers pour ceux en établissement (personnes souffrant de démence sénile, de la maladie d’Alzheimer, déficients intellectuels vivant en foyer, handicapés physiques incapables d’exprimer leur volonté du fait d’un coma, d’un accident vasculaire cérébral, d’un accident de la route…). En tout, la capacité du service est de 270 dossiers par mois et d’environ 1 200 sur l’année. Le SAPJ est financé à 15 % par les « émoluments » (part payée par les personnes sous tutelle ou curatelle en fonction de leurs revenus) et à 85 % par les organismes publics (CAF, CPAM, conseil départemental, caisses de retraite, etc.), en fonction du montant des prestations touchées par les bénéficiaires. La réforme de 2007, applicable depuis 2009, a mis fin au système de dotation globale de fonctionnement versée par l’Etat, remplacée par ce financement croisé, pour un budget global de 2 millions d’euros par an. Autre changement depuis 2009 : les mandataires – généralement des éducateurs spécialisés, des conseillers en économie sociale et familiale (CESF), des diplômés en sociologie, droit ou psychologie – prêtent tous serment auprès du tribunal d’instance, le plus souvent après avoir obtenu un certificat national de compétence.
Au SAPJ de l’AVSEA, ces professionnels ont souvent « un peu de bouteille », note Jean-Paul Gardin. Et pour cause : « C’est un métier qui fait appel aux connaissances, mais aussi au savoir-être. Les délégués sont confrontés à la vie des gens, ils connaissent tout sur eux et doivent s’adapter à 60 ou 80 personnes différentes. » Objectif : protéger le majeur ainsi que son patrimoine, ce qui implique une consultation ou une autorisation pour de nombreux actes de la vie courante. Ainsi, si elle souhaite se marier avec son nouveau compagnon, Germaine Maury devra avoir l’assentiment de Corinne Valin. « Il faut prendre le temps d’expliquer pourquoi parfois on dit non, remarque celle-ci. On discute également beaucoup avec les partenaires, les assistantes sociales de secteur, les hôpitaux, auprès desquels on prend des nouvelles des personnes, on s’enquiert de leur suivi médical, s’il faut commander une ambulance, prendre des rendez-vous en kinésithérapie, etc. Généralement, ça se passe très bien avec les personnes, qui comprennent vite en quoi on peut les aider. Bien sûr, ça arrive qu’on ait des gens agressifs ou alcoolisés, qui refusent la mesure et ne sont pas coopératifs. Alors, on va les voir avec un cadre ou on trouve des stratagèmes pour alerter en cas de souci lors d’un entretien… »
Globalement, « c’est un travail riche, varié », insiste Corinne Valin, qui regrette que la profession ait parfois mauvaise presse. « On est une profession discrète, mais qui touche à l’intime et à l’argent des autres, glisse Jean-Paul Gardin. C’est pour cela qu’il y a une méfiance, une suspicion et, parfois, des reportages ou des livres qui montrent certains cas particuliers et les montent en épingle. » Le directeur du SAPJ continue : « Notre absence aurait un coût social, humain et économique. Les gens ne paieraient pas leurs dettes, se feraient abuser. Nous nous occupons de personnes faibles, et les requins ne manquent pas. » Et puis le rôle du délégué mandataire est loin de se réduire à la dimension financière. En début d’après-midi, Corinne Valin se rend chez Renée Gallaire, 47 ans, sous curatelle renforcée depuis 2006. L’un de ses frères, qui travaille dans un ESAT, est également suivi par Corinne. Ce jour-là, la déléguée vient faire le point sur le déménagement qui se profile. Renée quitte son appartement au cinquième étage sans ascenseur pour un rez-de-chaussée demandé par la mandataire auprès du bailleur social pour raisons de santé. Habituée à se trouver une petite place à la table du séjour, entre les écuelles de croquettes et les canapés squattés par les cinq chats de la maison, Corinne Valin passe en revue les démarches qu’elle a effectuées et effectuera au nom de Renée : réservation et paiement du taxi pour que celle-ci aille visiter l’appartement, contact avec l’opérateur de gaz, récolte de devis d’entreprises de déménagement…
Renée et son compagnon souhaitent acheter un petit congélateur : « Le mieux est que je le réserve chez But, avance Corinne Valin, et qu’il ne vous le livre que quand vous serez installée dans votre nouveau logement. La garantie pour cinq ans, vous la voulez ou pas ? » « Oui, d’accord », lance Renée, un peu déboussolée, mais confiante. Au décès de sa mère, la mandataire a ouvert à son nom un livret d’épargne populaire. « Cette petite réserve pourra servir à la remise en état du logement », note encore la déléguée. Pas besoin de revoir aujourd’hui les comptes de Renée, dont elle reçoit une copie et qu’elle signe à chaque visite de Corinne. Un scan de l’exemplaire signé est consigné dans son dossier. Après quelques plaisanteries amicales et le rappel des dates de consultations chez le médecin de Renée à Nancy, Corinne s’envole vers son dernier rendez-vous, chez deux adultes handicapés, Jérémy et Nicolas Lagarde, 38 et 35 ans.
Placés sous tutelle à la demande de leur mère depuis près de vingt ans, les deux frères souffrent d’une maladie génétique orpheline dont ils sont les seuls porteurs en France. Lourdement handicapés, quasiment incapables de se faire comprendre, mais bien présents aux côtés de leur mère, Jérémy et Nicolas reconnaissent Corinne Valin dès son arrivée, lui tendent une main décharnée, dont ils ne maîtrisent pas complètement les mouvements. En amont de la rencontre, la professionnelle précisait : « Comme Nicolas et Jérémy ne s’expriment pas, on travaille avec la maman. Le fait qu’on s’occupe des papiers, des aides pour l’achat de matériel, de l’organisation de séjours de vacances, ça lui facilite la vie. » Plus tard, Dominique Lagarde confirme : « Madame Valin me soulage des soucis administratifs. Quand je dois faire des démarches, il faut que je trouve quelqu’un pour m’occuper d’eux. Surtout Jérémy, qui fait des fausses routes, des détresses respiratoires… » Elle embraie : « Au départ, j’ai demandé la mesure pour les protéger. Mon ex-mari comptait la moindre couche, m’accusait de dépenser leur argent pour moi. » Aujourd’hui, c’est Corinne Valin qui gère les allocations et verse sur leur compte accessible à leur mère l’argent nécessaire aux frais quotidiens ou occasionnels : valise pour les vacances, vêtements supplémentaires…
Une fois dehors, Corinne souffle, épatée par cette Mère Courage, mais éprouvée par la journée. « C’est un travail parfois épuisant, même si j’aime ce contact, discuter et aider les gens. » Avant d’être déléguée mandataire, Corinne Valin était secrétaire-comptable. « J’ai travaillé plusieurs années avec des délégués. Puis j’ai demandé à les accompagner, pour voir ce que c’était. Après quoi j’ai tout de suite su que c’était ce que je voulais faire. »
(1) SAPJ (AVSEA) : 3, allée des Noisetiers – BP 21095 – 88052 Epinal cedex – Tél. 03 29 38 27 27.