« Je suis d’accord avec Joël Henry sur le fait que “cette très probable nouvelle loi touche à des aspects fondamentaux d’ordre anthropologique, politique, généalogique concernant le vivre-ensemble français”. En revanche, je ne le rejoins pas quand il affirme que “l’adoption est un domaine délicat et une alternative seulement nécessaire en cas de désaffiliation patente”, car il amalgame adoption simple et adoption plénière. Cette conception univoque de l’adoption correspond à ce que les anthropologues nomment “la norme d’exclusivité du lien de filiation”(2), une norme selon laquelle un enfant ne peut avoir qu’un seul père et qu’une seule mère.
Le texte de Joël Henry est imprégné par cette norme d’exclusivité. Celui-ci estime que la proposition de loi, en prévoyant “l’impossibilité des parents de révoquer l’adoption simple durant la minorité de l’enfant concerné, c’est-à-dire de revenir sur leur consentement initial à l’adoption (article 12) […], interdit dès lors tout réel ressaisissement parental et favorise le caractère inéluctable du processus d’adoption”. L’auteur perçoit donc l’adoption simple comme une procédure de remplacement total des parents et non comme venant fonder une double appartenance de l’enfant. Mais en quoi l’adoption simple empêche-t-elle de soutenir les parents, de défendre leur place irremplaçable ?
Le choix de l’adoption simple correspond, de mon point de vue, à un double besoin des enfants : besoin d’accéder à leurs géniteurs et à leur histoire, de comprendre pourquoi ceux-ci ne peuvent pas les élever au quotidien ; besoin aussi de figures d’attachement stables et engagées dans le quotidien.
Lorsqu’il affirme que “faire prévaloir l’intérêt de l’enfant considéré comme un individu participe d’une conception atomiste libérale aux antipodes du modèle de protection et d’éducation par la famille”, Joël Henry fait dire à la proposition de loi le contraire de son intention. Celle-ci vise en effet à donner à l’enfant protection et éducation par une famille plutôt que par une institution. L’atome non protégé dans un monde libéral, n’est-ce pas plutôt le jeune majeur sans appartenance qui ne peut compter sur personne, le jeune ballotté de foyers en familles d’accueil qui en conclut que s’attacher est dangereux ?
Le texte fait aussi des amalgames en prenant pour cible “le” système anglo-saxon. Or il n’y a pas un mais plusieurs systèmes qui évoluent. Certes l’adoption plénière est souvent vue dans le monde anglo-saxon comme la mesure la plus protectrice et la meilleure garante de la stabilité de l’enfant, ce qui produit des excès(3), mais il y a une intense réflexion à ce sujet et des débats dont nous pourrions nous inspirer. Le rapport “Pour une adoption québécoise à la mesure de chaque enfant”(4) permet ainsi de comprendre que l’adoption plénière fonctionne avec la même norme d’exclusivité que “l’idéologie des liens du sang”. Dans les deux cas, cela se traduit par une amputation d’appartenance.
Les recherches anglo-saxonnes sur les trajectoires et le devenir des enfants sont déterminantes(5) car elles donnent la parole aux personnes concernées et montrent les risques importants liés à la surinstitutionnalisation : la perte de sens des mesures renouvelées sans réel projet, le “ballotage” dû au nombre élevé de déplacements, l’incertitude quant à la place et aux liens, le manque d’intimité en institution, les problèmes de “matching” (quand l’enfant doit s’adapter à un milieu social trop différent de son milieu d’origine) en famille d’accueil, la fréquente marginalisation des jeunes adultes à la sortie du dispositif de protection.
Interdire la possibilité d’une deuxième famille, quand les parents ne réussissent pas, durablement, à investir a minima le quotidien de leur enfant, ou quand la relation est trop insécurisante, c’est priver cet enfant de la base la plus solide de sécurité : l’engagement parental d’au moins un adulte.
Ce n’est pas pour rien qu’en France des adultes se présentent comme « des enfants de l’ASE », après les “enfants de l’assistance”, puis les “enfants de la DDASS” des générations précédentes. Jeune professionnel, j’étais hostile à l’adoption comme outil de protection de l’enfance. Mais j’ai eu à accompagner des adoptions, et j’ai été surpris par la force et les effets de l’engagement adoptif.
Enfin, je suis en profond désaccord avec l’idée que, “en toute hypothèse, une commission ne parviendra jamais à remplacer une équipe rapprochée à laquelle revient le devoir de déterminer le champ du possible au cas par cas, puis d’adapter ses actions en conséquence”. Michel Lemay explique que ce sujet met les équipes dans de tels états émotionnels, et les clive tant, qu’il est utile de faire intervenir d’autres professionnels. Il en va de même pour les décisions de placement. “On sait aussi qu’un trop long acharnement thérapeutique, une trop grande vision utopique des intervenants peuvent prolonger de manière catastrophique des situations pathogènes en désorganisant la personnalité émergente de l’enfant. Il faut donc se donner des balises tant pour l’évaluation des aptitudes parentales que pour la durée, la qualité et l’intensité des interventions. Il faut oser se poser la question redoutable d’un retrait et ceci exige que chacun exerce ses responsabilités au bon moment, puisse s’appuyer sur les collègues d’autres disciplines, ne s’engage pas dans des positions dogmatiques du genre : ’il faut à tout prix sauvegarder les liens du sang’ ou ’il faut à tout prix briser les transmissions intergénérationnelles en plaçant le plus vite possible’”(6).
C’est aussi ce que dit Martine Lamour dans Parents défaillants, professionnels en souffrance(7) : “Confrontés aux troubles graves de la parentalité qui mettent l’enfant en danger tant psychiquement que physiquement, les professionnels […] sont déstabilisés et vivent des mouvements émotionnels intenses. A la souffrance des enfants et des parents, fait écho la souffrance des professionnels. L’impact désorganisateur de la psychopathologie familiale sur le fonctionnement des équipes est encore trop largement sous-estimé et trop peu de soutien leur est apporté.”
Ces questions sont peu travaillées, peut-être parce qu’elles confrontent à la souffrance, à l’échec, à des décisions qui vont produire des bouleversements sur fond d’incertitude. Le prix de cet évitement c’est, d’un côté, ceux que l’on désigne du terme d’“incasables” et, de l’autre, la proportion d’anciens enfants placés parmi les sans-domicile fixe, sans oublier ceux qui sont orientés vers le secteur du handicap… pour être protégés.
L’adoption simple comme outil de protection de l’enfance présente des risques, certes. Mais la situation actuelle en présente aussi. Le nombre de jeunes majeurs en grande difficulté au sortir des prises en charge impose des remises en question.
Il y a un problème en France avec l’assistance éducative. Elle est conçue très clairement comme une mesure provisoire, mais comme il n’y a pas de limite au provisoire et qu’un changement de statut des parents (délégation d’autorité parentale) est une démarche extrêmement lourde, cette mesure reste utilisée dans des situations de remplacement permanent des parents. De telles situations peuvent durer 18 ans et les liens d’accueil créés pendant tout ce temps n’ont aucune valeur juridique. Cela produit une double dévalorisation, celle des liens familiaux et celle des liens d’accueil.
Je propose donc de fixer des limites de durée aux placements et de faire évoluer le placement vers le “confiage” (terme d’Afrique francophone). Cela suppose de reconnaître les liens d’accueil et l’attachement que produit la parentalité d’accueil. Par exemple, après un an d’accueil d’un bébé ou deux ans d’accueil d’un enfant plus âgé, l’enfant ne serait plus “placé”, mais “confié” avec des effets sur la place de la famille d’accueil et celle de l’ASE, qui passerait d’un service gardien à un service médiateur entre deux familles. Le “confiage” peut se traduire très simplement, dans le cadre actuel, par la reconnaissance de nouveaux droits pour la famille d’accueil comme l’obligation pour le juge des enfants de la recevoir lors des décisions importantes concernant l’enfant.
Notre système de protection doit repenser certains fondamentaux comme la prise en compte des âges et des durées. Le fait qu’encore des enfants restent plusieurs années en pouponnière départementale est inacceptable ! Mais encore faut-il que les professionnels fassent preuve de modestie. Ils doivent accepter qu’ils ne suffisent pas à remplacer des parents trop absents ou à réparer les dommages de liens familiaux trop pathogènes.
Cette proposition de loi est donc utile pour les situations extrêmes, rares mais destructrices. Elle servira aussi pour des situations plus nombreuses dans lesquelles les parents ont conscience du besoin durable d’une deuxième famille pour leur enfant ; des parents qui, s’ils ne peuvent l’élever au quotidien pour des raisons diverses, désirent toutefois rester présents et préfèrent qu’il soit confié plutôt que placé. »
(1) Qui devrait être débattue en deuxième lecture au Sénat du 12 au 14 octobre prochain.
(2) Voir les travaux d’Agnès Fine et d’Anne Cadoret.
(3) Voir à ce sujet « Entre abandon et captation : l’adoption québécoise en “banque mixte” » – Françoise-Romaine Ouellette et Dominique Goubau – Anthropologie et sociétés, vol . 33, n° 1, 2009 –
(4) « Rapport du groupe de travail sur le régime québécois de l’adoption » sous la présidence de Carmen Lavallée – 2007 – Disponible sur
(5) Et elles inspirent les rapports de l’ONED, notamment « Les enquêtes sur le devenir à l’âge adulte des enfants placés » – 2013 – Disponible sur
(6) Propos tenus lors du Congrès international « Au-delà des frontières : notre attachement aux enfants et aux familles », à Montréal en 2006.
(7) Ouvrage téléchargeable sur