J’avais constaté que, pour beaucoup de personnes, la manière de penser la question sociale en France n’était plus valide. Elles estimaient que pour comprendre la question sociale au XXIe siècle, il fallait regarder du côté des Etats-Unis, les thématiques de la ségrégation urbaine et de la discrimination raciale y étant davantage visibles qu’en Europe. A travers cette enquête, je voulais donc observer au plus près ce que l’on appelle l’empowerment et les formes de mobilisation des habitants afin de comprendre les rapports sociaux qui se tissent au travers de ce genre de pratiques.
En effet. Dans le débat intellectuel et dans les politiques publiques sur la pauvreté, l’exemple américain a eu une influence très forte. Je souhaitais l’utiliser comme un miroir pour mieux comprendre notre propre situation, sans tomber dans le travers des études comparatives qui exagèrent les différences pour mieux faire ressortir les contrastes. Je suis, pour ma part, convaincu qu’il existe une très grande proximité entre ce qui se passe outre-Atlantique et en Europe, notamment en France. Ce sont plutôt les proximités qui m’intéressent, et toutes ces petites différences qui permettent de réfléchir aux modes d’action, aux formes de pensée et aux types de lien existant dans nos deux sociétés. C’est là que s’inventent, pour le meilleur et pour le pire, les formes d’intervention sociale du XXIe siècle.
Il est caractéristique des centres-villes dégradés des grandes métropoles américaines, pas très éloigné du très riche centre-ville de Boston. Une grande pauvreté s’y concentre et il abrite surtout des personnes appartenant aux minorités africaine-américaine et hispanique. C’est aussi un quartier où sévit une très grande violence interpersonnelle et institutionnelle. Les rapports entre les habitants et les pouvoirs publics, en particulier la police, sont très difficiles. Ce quartier est intégré administrativement dans la ville de Boston, mais il existe très peu de communication entre lui et la ville blanche.
Cette fondation – que je nomme dans le livre la Fondation pour le rêve américain – a été créée par un financier suffisamment riche pour pouvoir réinvestir une partie de sa fortune dans un quartier pauvre. Aux Etats-Unis, la philanthropie incarne traditionnellement des formes d’intervention issues de la richesse privée. Ces trente dernières années, elle a bénéficié de l’évolution de la société américaine, avec l’enrichissement croissant des plus riches. La philanthropie ne remet ainsi pas du tout en cause la société inégalitaire actuelle. Elle en est le fruit. Ces sociétés font le lien avec ceux que j’appelle les « oubliés du rêve américain », c’est-à-dire toutes les personnes qui se trouvent à la lisière des différentes catégories sociales. Celles que j’ai rencontrées sont trop pauvres pour quitter les quartiers de relégation mais ne sont pas non plus totalement démunies. Elles constituent de ce fait la cible des actions développées par la Fondation pour le rêve américain.
Par toute une série d’actions sur le tissu social. Elle finance des associations locales, soutient et structure le secteur éducatif public, travaille à la promotion du small business, c’est-à-dire des petites entreprises. Elle se présente également comme un incubateur d’initiatives individuelles pour que les gens améliorent leur situation concrète au niveau local. Mais son action consiste principalement à organiser des réunions publiques qui sont des lieux de mobilisation et de rassemblement des différentes parties de la communauté. Pour ses responsables, le fait de participer à ces réunions est déjà le signe que les gens ne sont pas dans la pauvreté. Car pour la fondation, être pauvre, c’est d’abord ne pas croire à une ascension sociale possible. Ces formes d’intervention présentent l’avantage d’apporter des réponses pratiques et concrètes aux individus, à la fois sur le plan de la vie quotidienne et en donnant aux gens un sentiment de dignité et de respectabilité.
Si la philanthropie est aussi importante dans le contexte américain, c’est d’abord parce que les protections sociales dont pouvaient bénéficier les plus pauvres ont fortement diminué et, surtout, ont été totalement changées. En résumé, aujourd’hui, aux Etats-Unis, l’assistance n’est plus un droit. En échange, le bénéficiaire doit se mobiliser vers l’emploi, dans des structures associatives et dans tout un ensemble d’espaces… On a totalement réorganisé le welfare autour de cette intermédiation associative. La fondation sur laquelle j’ai enquêté est représentative de ce que sont aujourd’hui les acteurs de premier rang de l’intervention sociale dans les quartiers. Ils ne versent pas de droits sociaux, mais offrent des ressources sous forme de services à une population dès lors qu’elle est en capacité de se mobiliser.
De fait, même les gens les plus démunis valident une vision très négative du welfare. C’est le cœur névralgique de l’enquête, car cette perception est aussi en train de monter en Europe, dans l’opinion et dans les politiques publiques. L’histoire des Etats-Unis fait qu’il existe une croyance très forte dans la responsabilité individuelle. Ce pays constitue un cas archétypal de ce que peut être l’intervention sociale dès lors que cette croyance est installée dans l’opinion, mais aussi chez les bénéficiaires. Tout est fait pour donner aux pauvres l’impression qu’ils sont en capacité de construire leur propre mode d’appartenance à la société. C’est un point essentiel.
On fait trop souvent en France l’erreur de considérer que les Etats-Unis sont une société individualiste. En réalité, ce pays articule l’individuel et le collectif dans une vision très contemporaine mettant en avant des appartenances choisies. La société américaine tempère ainsi son individualisme de base par toutes sortes de liens sociaux, associatifs, de voisinage… De ce point de vue, les habitants des quartiers pauvres sont presque plus américains que les autres Américains, car ils sont dans une forme d’individualisme par défaut de ces affiliations communautaires. Ce qui les caractérise, c’est l’existence de liens sociaux à la fois forts et non durables, ce qu’un sociologue a appelé les « liens jetables ». Ils multiplient des relations très fragiles, et ce sont justement ces relations que la fondation va chercher à étayer et à stabiliser.
Je ne crois pas à une transposition pure et simple de ce qui se fait aux Etats-Unis. Néanmoins, un certain nombre d’éléments de ces politiques semblent s’importer assez rapidement en France. Par exemple, si l’on observe la faible marge de manœuvre des acteurs publics en matière de protection sociale, à la fois financière et en termes d’innovation, on peut penser qu’il existe des possibilités d’initiative et d’organisation pour la société civile. La crise de l’Etat social en France et l’enrichissement croissant des plus riches vont sans doute se traduire par l’investissement d’acteurs privés, avec la structuration d’un véritable secteur philanthropique qui n’aura évidemment pas le même poids financier et symbolique qu’aux Etats-Unis. Mais surtout, je constate que, chez nous aussi, il existe un rejet de plus en plus net de l’identité d’assisté. Nous développons une vision à la fois bureaucratique et négative des populations en difficulté, en dépit de l’utilité des prestations existantes. Il y a de ce point de vue un appel d’air pour des formes d’interventions sociales proches de celles que mène cette fondation à Boston.
Le sociologue Nicolas Duvoux enseigne à l’université Paris 8. Il publie Les oubliés du rêve américain. Philanthropie, Etat et pauvreté urbaine aux Etats-Unis (Ed. PUF, 2015). Il est également l’auteur du Nouvel âge de la solidarité (Ed. du Seuil, 2012)(2) et de L’autonomie des assistés (Ed. PUF, 2009)(3).
(1) Il s’agit d’un système d’assistance sociale visant à une redistribution des richesses vers les plus pauvres. Il a été remplacé après 1996 par le workfare, qui conditionne l’attribution des aides publiques à un comportement actif en matière de recherche d’emploi (ou de formation).