Les évolutions en cours nous poussent à nous poser des questions sur l’avenir de nos pratiques. Au-delà de la baisse des moyens financiers, nous constatons l’émergence d’une forme d’individualisme dit « confinitaire »(1), qui oblige à repenser la notion même de solidarité. Par ailleurs, depuis une dizaine d’années, l’action sociale est soumise aux mêmes critères de performance et de qualité que l’industrie de services, avec l’apparition des notions d’évaluation, d’efficience, de rigueur de gestion… Enfin, la mise en doute de la pertinence et de la professionnalité des travailleurs sociaux est préoccupante.
Avec l’aide d’un prospectiviste, nous avons identifié 14 variables qui permettent de faire le tour des grandes questions du travail social : la place de l’usager, les professionnels (attractivité, formation), le poids des normes… Des groupes de directeurs ont étudié chacune d’entre elles et ont élaboré des hypothèses. Nous les avons ensuite croisées pour aboutir à quatre scénarios potentiels d’évolution du secteur, parfois extrêmes ou caricaturaux, mais qui permettent d’imaginer l’avenir.
Le premier pousse la notion d’usager-roi à son paroxysme. L’intervention sociale prend l’individu comme une cible quasi exclusive et l’accompagnement consiste à la mise en place d’une série de services très individualisés. Les financements publics sont attachés à la personne et conditionnés à leur efficacité à court terme. A l’inverse, le deuxième scénario est parfaitement utopiste : il décrit la renaissance d’un mouvement très collectif proche des « communaux-collaboratifs »(2), aidé par les nouvelles technologies qui donne la priorité aux besoins des plus démunis. Portées par une nouvelle vision de la solidarité citoyenne, les associations refondent leur projet pour redevenir militantes. Le troisième scénario imagine un modèle où les critères administratifs de classification – handicapés, familles en difficulté, SDF… – disparaissent au profit d’un système dual. D’un côté, les personnes solvables deviennent des clients-rois de services qu’elles peuvent payer à prix fort, de l’autre, les insolvables sans soutien familial, s’adressent aux services publics qui ne délivrent plus que des prestations minimales. Dans la continuité, le dernier scénario imagine la naissance d’une quatrième fonction publique où l’Etat reprend en main la distribution des prestations sociales.
Les deux derniers scénarios décrivent ce que nous craignons : l’échec de la négociation collective qui conduit à un affaiblissement de la crédibilité des organisations employeurs. L’Etat utilise cet échec pour mettre un terme à l’opposabilité des conventions collectives et revoir la nature des financements. Cela se traduit par une dérégulation du droit du travail dans le secteur et la marchandisation du travail social où les professionnels proposent, en libéral, des formes personnalisées d’accompagnement. Seul le deuxième scénario prévoit une embellie : les employeurs investissent dans la formation et créent un nouveau cadre conventionnel.
Aucun de ces scénarios ne se réalisera tel que nous le décrivons, mais nous pensons qu’il y a, dans chacun d’entre eux, des évolutions qui pourraient devenir réalité. Ce travail – qui doit encore être discuté – a vocation à faire prendre conscience aux directeurs des transformations qui pourraient advenir et orienter leurs choix pour concevoir les dispositifs de solidarité de demain. Un directeur peut déjà s’en emparer : par exemple, s’il considère que le dernier scénario serait une mauvaise piste – reprise en main de l’action sociale par l’administration –, il peut chercher à développer l’innovation en mettant en place une organisation plus agile, plus perméable aux usagers, capable d’anticiper les besoins sociaux sans attendre que la fonction publique l’impose.
(1) Il s’agit d’une tendance des individus à un repli sur le groupe de proches, et qui vise la satisfaction d’un besoin immédiat plutôt que la recherche du bien commun et la rencontre d’individus aux repères différents.
(2) Cf. Jeremy Rifkin La nouvelle société du coût marginal zéro. L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme – Ed. Les liens qui libèrent, 2014.