Si l’on compare avec ce qui se passe dans d’autres pays, ce n’est quand même pas catastrophique. Certes, nous ne sommes pas les meilleurs du monde, comme nous nous plaisions à le penser autrefois. Nous sommes dans la moyenne, ce qui nous déçoit car nous accordons beaucoup d’importance à l’école. Et surtout, ce qui ne va pas, ce sont les inégalités sociales, qui ne vont pas en se réduisant, au contraire.
Il ne sert à rien de ressasser le passé en se disant que c’était mieux avant. Trop d’intellectuels se réfèrent à cette vision ancienne de l’école. Ce qui compte, c’est de savoir ce que l’on veut enseigner aux jeunes aujourd’hui. Pour cela, il faut aussi que le débat sur l’école devienne plus démocratique et ne prenne pas seulement en compte l’avis d’intellectuels, de hauts fonctionnaires ou d’élus ayant bénéficié à plein du système scolaire. Imaginerait-on de réformer l’hôpital seulement avec des gens bien portants ?
François Dubet et moi-même ne sommes pas des adversaires a priori de la sélection, mais jusqu’à l’âge défini comme celui de l’école obligatoire, il ne doit pas y avoir de sélection. C’est impératif. Pour cela, un socle commun a été défini en 2005, qui détaille ce que chaque élève doit savoir à l’issue de sa scolarité obligatoire. Ce sont à la fois des compétences intellectuelles, sociales et physiques. Ce système a été discuté, d’abord, parce qu’il existe un hiatus entre le socle commun, pensé en termes de compétences, et les programmes scolaires, construits autour des disciplines. Il était difficile de faire le lien entre les deux. Par ailleurs, certains craignaient que ce socle ne fasse baisser le niveau. Ce qui revient à dire que quelque chose qui serait maîtrisé par tout le monde ne vaudrait rien… C’est quand même assez fort ! Permettre à tous d’atteindre les objectifs du socle me paraît plus ambitieux que d’espérer que seuls 10 % des jeunes maîtrisent telle ou telle notion très complexe.
Cette double mission a toujours été celle de l’école. Mais dans la société actuelle, compte tenu de la pression du chômage, la sélection a pris de plus en plus d’importance. Au début du XXe siècle, le sociologue Durkheim disait déjà que l’école cultive des valeurs communes tout en préparant chacun à la place qui va être la sienne dans la société. Or ces places sont inégales, et cela entraîne une compétition au sein même de l’école, qui devient un vaste champ de bataille. Chacun essaie de se distinguer pour être en tête dans la file pour l’emploi. Tout cela fait que la fonction d’éducation de l’école est passée un peu au second plan. Cependant, le rôle de l’école est bien d’apporter des savoir-être aux élèves, et pas seulement des compétences intellectuelles.
Nous ne faisons que reprendre ce que disent les recherches internationales. A savoir que la façon d’enseigner compte autant que les objectifs intellectuels que l’on poursuit. La psychologie sociale a montré qu’il suffisait de changer sa méthode d’enseignement pour que certains élèves en difficulté se mettent à réussir. Si notre objectif est de faire en sorte que tous réussissent, il faut nécessairement nous interroger sur la façon de nous y prendre. On a fermé les IUFM [instituts universitaires de formation des maîtres], qui étaient sans doute critiquables, mais ce n’est pas parce que quelque chose ne marche pas parfaitement qu’il faut le casser. Il est essentiel de remettre sur la table la formation pédagogique des enseignants, ce que font aujourd’hui les écoles supérieures du professorat et de l’éducation. Et c’est valable aussi bien pour le primaire que pour le secondaire. Les jeunes professeurs sortant de Master se retrouvent avec des élèves de 6e qui n’ont pas forcément totalement acquis la lecture, et ils tombent des nues. Ils ne sont pas prêts, et cela les panique. C’est sans doute aussi l’une des raisons de la désaffection pour la profession d’enseignant.
Ce que nous préconisons, entre autres, c’est d’effectuer plus tôt la sélection des enseignants. Elle a lieu actuellement à bac+5, ce qui présente plusieurs inconvénients. Ainsi, les professeurs des écoles doivent être polyvalents et savoir maîtriser les fondamentaux de la lecture, de l’orthographe, du calcul… Mais ce sont pour l’essentiel des littéraires, et il y a au moins cinq ans qu’ils n’ont plus fait de mathématiques. Or on les envoie dans des classes où ils doivent apprendre les bases du calcul aux élèves. Ce n’est pas facile, et ce n’est peut-être pas un hasard si l’on observe ces dernières années une baisse du niveau des petits Français en mathématiques. Si l’on recrutait les enseignants plus tôt, on aurait sans doute moins de mal à les rendre plus polyvalents et on aurait le temps de renforcer leur formation dans certains domaines. Cela permettrait sans doute aussi d’élargir la palette sociale du recrutement des enseignants.
En France, on croit beaucoup au cours magistral, mais ce n’est pas de cette façon que les choses se passent. Il faut prévoir des espaces pour discuter. Ce qui est le plus formateur, c’est ce que les élèves peuvent débattre ou vivre ensemble, pas forcément ce qui est professé d’en haut. C’est ce qui formera l’élève à une certaine laïcité. A condition que l’on ne suspecte pas systématiquement les religions, autres que la chrétienne, d’attaquer la laïcité.
Pour former les jeunes, il faut les mélanger. Malheureusement, on assiste depuis plusieurs années à une dérive avec des collèges de plus en plus typés. Les populations riches et pauvres ne se mélangent plus. Il ne s’agit cependant pas de jeter la pierre aux familles qui cherchent à assurer à leurs enfants les meilleures conditions de formation. Il faut égaliser la qualité de l’offre scolaire afin d’essayer de tuer dans l’œuf les bonnes raisons qu’ont les familles bien informées – au premier rang desquelles celles d’enseignants – de fuir certains établissements. Ce sera plus efficace que d’essayer de les contraindre. Aujourd’hui, les établissements sont dotés de ressources inégales. Il faut donc donner plus à ceux qui ont le moins. Si les familles voient que la qualité de l’offre est garantie partout, elles mettront leur enfant dans l’établissement le plus proche. Des expérimentations en ce sens ont eu lieu dans le sud de la France, et cela marche, dès lors que les parents sont convaincus que leur enfant sera bien à l’école, qu’il n’y aura pas de violences et que les programmes seront suivis.
C’est un problème ancien. Il y a quinze ans, j’ai moi-même été chargée d’une mission visant à capitaliser les innovations afin de les diffuser. Les enseignants sont obligés d’innover pour survivre. Un jeune professeur sans formation qui débarque dans un contexte difficile n’a pas vraiment le choix : soit il tombe en dépression, soit il discute avec ses collègues et essaie des choses nouvelles. Le problème, c’est que personne n’évalue ces expérimentations, car notre culture dans ce domaine est extrêmement lacunaire. Cela devrait être la mission des inspecteurs, plutôt que de contrôler chaque enseignant tous les sept ans. Quant aux syndicats, ils apparaissent coupés du terrain. Ils se cantonnent bien souvent à la défense des grands principes abstraits, mais ne sont pas à l’écoute de ce qui se fait sur le terrain. Au final, toutefois, tout cela ne nourrit pas un pessimisme radical. Les choses bougent forcément. C’est comme le vélo, si vous n’avancez pas, vous tombez.
La sociologue Marie Duru-Bellat est professeure émérite à Sciences-Po et chercheure à l’Observatoire sociologique du changement et à l’Institut de recherche sur l’éducation (IREDU). Avec son confrère François Dubet, elle publie 10 propositions pour changer d’école (Ed. du Seuil, 2015). Elle est également l’auteure de Le mérite contre la justice (Ed. Presses de Sciences-Po, 2009)(1).