« Le problème, c’est les sous, ça leur coûte trop cher de prendre un petit jeune en apprentissage », lance une jeune femme. « Il y a aussi l’inverse. Je connais quelqu’un qui est au chômage depuis dix ans, qui est monté à Paris pour un entretien et à qui on a dit qu’il était trop qualifié », rétorque un quadragénaire assis en face. Depuis le début de l’après-midi, une centaine de personnes sont réunies dans la salle des fêtes de la mairie de Prémery, dans la Nièvre, pour participer à des débats dans le cadre du projet expérimental « Territoires zéro chômeur de longue durée » initié par l’association ATD quart monde. Il y a là des maires, des responsables d’associations, des commerçants, des artisans, des demandeurs d’emploi et de simples particuliers. Répartis sur une dizaine de tables, ils parlent de ce travail qui se fait de plus en plus rare dans la région, de l’indispensable reconnaissance des compétences de chacun, de la place du travail dans la société, ou encore de la situation des femmes seules avec des enfants.
Le maire de Prémery est venu rappeler les heures de gloire de la ville, ces décennies au cours desquelles l’usine spécialisée dans la carbonisation du bois, avec ses énormes bâtiments en brique, a fourni du travail à près de 700 personnes, avant de fermer définitivement ses portes à la fin de l’année 2002. Une histoire à l’image d’un département où les industries traditionnelles comme la sidérurgie et l’automobile ont été frappées de plein fouet par la crise. Aujourd’hui, une partie de la population s’est appauvrie, et ceux qui sont restés sur le carreau n’ont guère de perspectives de travail.
Dans les groupes d’échanges, des intervenants s’attaquent à certaines idées reçues qui ont la vie dure. A celle, par exemple, qui voudrait que des chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient, ou à celle selon laquelle il n’y a de toute façon pas de travail pour tout le monde. En bout de table, Kevin Carneiro écoute, silencieux, le regard un peu triste. Le jeune homme de 19 ans a arrêté sa scolarité après le collège et cherche à faire une formation pour être mécanicien. Il doit surtout trouver rapidement un moyen pour financer son permis de conduire. « Quand je vois toutes les personnes sans travail ici, c’est chaud », lâche Kevin.
Un peu plus loin, Philippe Guilbert discute avec un responsable de Pôle emploi et un commerçant. Voici onze ans, il a quitté l’Oise et son travail d’agent de sécurité incendie pour s’installer avec sa famille à Prémery. La promesse d’embauche dans une entreprise du coin n’a finalement rien donné et la galère a commencé, explique ce père de trois enfants. « J’ai fait un tas de formations en peinture, en couverture, en plomberie, en maçonnerie, en entretien des espaces verts… Au début, j’arrivais à enchaîner des boulots de un ou deux mois dans la région. Mais depuis un an et demi, il n’y a plus rien. J’envoie des CV et je ne reçois même plus de réponses. » Aujourd’hui, Philippe Guilbert vit avec 400 € de Pôle emploi. Il se dit dépité face à la misère qui progresse, devant ces personnes âgées qui essaient de retrouver un travail pour finir leurs fins de mois, l’argent gaspillé pour rien et les rigidités de l’administration. Il a tout de suite adhéré à l’esprit novateur du projet conçu par ATD quart monde et relayé sur le terrain par le CLECCD (comité local de l’emploi conçu comme un droit) de la Nièvre. « C’est le seul projet qui me fait bouger, parce qu’on ne parle pas d’entreprises qui n’ont que le profit comme objectif, mais d’entreprises qui veulent vraiment donner de l’emploi aux gens », explique-t-il.
Comme trois autres territoires(1), la petite ville de Prémery et la communauté de communes Entre Nièvre et Forêts dont elle fait partie se sont engagées depuis plusieurs mois dans cette démarche expérimentale pour tenter de briser la fatalité du chômage de longue durée. Ce que Patrick Valentin, responsable du réseau emploi-formation d’ATD quart monde chargé du projet, appelle le « chômage d’exclusion sociale ». « On s’aperçoit que malgré l’enrichissement du pays depuis trente ans, ce chômage d’exclusion sociale continue de croître », observe Patrick Valentin. Avant d’ajouter : « Il faut donc changer de perspective, avec notamment des entreprises dont le véritable produit est l’emploi. » Concrètement, il s’agit de proposer aux chômeurs de longue durée d’un territoire un emploi en contrat à durée indéterminée, au SMIC, à temps choisi et adapté à ses compétences. Il est important, soulignent les responsables du projet, de sortir des petits boulots saisonniers et des missions d’intérim glanées à droite et à gauche pour permettre aux personnes en grande précarité de se reconstruire et de se projeter dans l’avenir. Pour ne pas concurrencer les activités existantes, les emplois proposés concerneront des travaux utiles aux territoires et à la population, mais pas assez rentables pour intéresser les entreprises ordinaires. Les rencontres de cet après-midi ont pour but de commencer à faire émerger les idées d’emplois durables, non délocalisables et non concurrentiels, « qui dessineront une économie douce et du prendre-soin », expliquent les responsables d’ATD quart monde.
Originaire du Jura, Emmanuel Poichot a décidé, il y a une dizaine d’années, de lâcher son travail dans l’informatique pour ouvrir avec sa femme un petit commerce multiservices à Prémery. Une chance pour les habitants de ce gros bourg dont la dernière supérette a récemment mis la clé sous la porte. « Il y a des gens qui souffrent tous les jours sur ce territoire. Il faut le redynamiser en créant des emplois dans des secteurs comme le tourisme ou les services à la personne, plaide ce père de famille très impliqué dans la vie locale depuis son arrivée ici. Et plutôt que de payer quelqu’un au RSA pour qu’il reste chez lui à se morfondre parce qu’il ne trouve pas de boulot, autant lui redonner sa fierté et sa confiance en lui avec un vrai travail payé au SMIC. »
Une des grandes idées de cette expérimentation consiste à réaffecter toutes les dépenses directes et indirectes liées à la prise en charge des chômeurs aux entreprises conventionnées, existantes ou créées à cette occasion, pour qu’elles puissent financer en partie des emplois répondant aux besoins réels de la population d’un territoire(2). « Nous avons raisonné comme si nous étions l’entreprise France. Et nous avons calculé que, lorsque, dans une partie de cette entreprise France, une personne ne participe pas à l’activité collective, elle coûte au bas mot 15 500 € par an. Il serait ridicule de ne pas utiliser cette somme pour créer un emploi et de laisser cette personne sur le bas-côté », s’enflamme Patrick Valentin.
Cet après-midi, Thierry Guyot a accepté d’animer les discussions des personnes assises à sa table. Artisan électricien depuis une quinzaine d’années au village de Dompierre-sur-Nièvre, il a été séduit par la philosophie de la démarche. « L’idée de récupérer les financements utilisés pour assister les chômeurs est quelque chose de formidable. Aujourd’hui, ces personnes sont très souvent considérées comme des fainéantes. C’est le système qui a voulu cela. Mais un tel projet peut éclairer pour elles le bout du tunnel et leur permettre de retrouver la dignité qu’elles ont perdue. » Et lorsqu’on pointe du doigt les risques de concurrence que pourraient représenter ces nouveaux venus sur le marché du travail, l’entrepreneur et ancien élu local évoque les petites interventions qu’il effectue toute l’année et qui pourraient tout à fait être réalisées par d’autres : les piles d’une télécommande qu’il suffit de changer, une nouvelle ampoule à installer chez une personne âgée, une vieille installation à déposer, etc. D’autres évoquent les boulangers qui auraient besoin d’aide pour livrer le pain chez les personnes isolées, ou mettent en avant les emplois à créer dans le domaine de l’environnement ou les travaux peu solvables liés à l’entretien des voies et des bâtiments.
Responsable de projet au CLECCD en Nièvre, Sylvianne Rouffiac a arpenté depuis le début de l’année les communes des environs. Elle est allée à la rencontre des habitants pour expliquer, encore et encore, l’esprit du projet, sa nouveauté, et la nécessité d’avoir une implication la plus large possible pour le mener à bien. « Cette première étape est destinée à partager le projet sur le territoire et à faire comprendre qu’il ne concerne pas uniquement les chômeurs, mais l’ensemble des citoyens. C’est vraiment un projet de territoire, dans lequel chacun peut prendre sa place, apporter et recevoir. » Une des clés de sa réussite, martèlent en effet les responsables sur le terrain comme ceux d’ATD quart monde, est la mobilisation de l’ensemble des acteurs du territoire. Un message entendu par les élus. Le matin même, à Nevers, le président du conseil départemental, entouré de parlementaires nivernais et de conseillers régionaux, a réaffirmé la nécessité d’apporter des solutions innovantes et de changer les regards portés sur les chômeurs. « Cette expérimentation bouscule un peu les choses en soutenant l’activité qui permet de développer l’emploi plutôt qu’en soutenant les individus eux-mêmes, auxquels on ne donne pas vraiment de perspective, estime Patrice Joly, président (PS) du conseil départemental. Et dans une période où beaucoup de gens ont le sentiment qu’on en fait trop pour les personnes en difficulté, cette réponse peut permettre de changer les représentations sur les demandeurs d’emploi. »
Dans un département à l’écart des grandes opérations de réindustrialisation et où les perspectives d’embauche sont extrêmement réduites, il est désormais urgent de chercher de nouvelles solutions, expliquent les élus locaux. Il faut surtout essayer d’enrayer la défiance grandissante d’une partie de la population à l’égard des politiques publiques de l’emploi, en inventant de nouveaux modes de fonctionnement. « Nous devons sortir des habitudes de travail des grands services publics qui interviennent dans le domaine de la solidarité et ont des politiques très horizontales concernant des droits ouverts à tous. Avec ce projet “Territoires zéro chômeur de longue durée”, on réintroduit un droit que l’on croyait presque oublié depuis trente ans de crise : le droit à l’emploi. Voilà ce qui est audacieux et qu’il faut réussir à réhabiliter », s’enthousiasme Christian Paul, député (PS) de la Nièvre.
Cette mobilisation des élus est un signal rassurant pour de nombreux habitants du territoire. Au chômage depuis plusieurs années, David Redouté est venu cet après-midi à la salle des fêtes avec un de ses quatre enfants pour participer aux échanges, après avoir entendu la responsable locale du Secours catholique parler du projet. Au-delà du découragement et de la colère qui sourdent de lui, cet homme de 47 ans, qui a travaillé dix ans à la chaîne dans une fabrique de tuiles, a fait des chantiers, a été agent de sécurité, chauffeur-livreur, et a vendu des fruits et légumes sur les marchés, veut encore y croire : « J’essaie de trouver n’importe quoi, mais ça ne sert à rien. Je me présente, je donne mon CV, mon âge, et puis rien. Au moins, avec ce projet, il y a des gens qui s’intéressent à nous. Même les politiques s’y mettent. Alors je me dis que ça peut marcher. »
Après cette phase préliminaire de consultation et de mobilisation de la population locale, les prochaines étapes de l’expérimentation, prévue pour s’étendre sur une période de cinq à sept ans, consisteront à repérer précisément les travaux utiles qui pourraient être réalisés sur le territoire et à créer des entreprises conventionnées pour embaucher les chômeurs de longue durée. Pour donner un cadre légal au projet, il faudra également que le Parlement valide la proposition de loi d’expérimentation territoriale, portée par Laurent Grandguillaume, député (PS) de la Côte-d’Or(3).
Pas question pour autant de crier victoire trop tôt, préviennent les responsables du projet comme les élus locaux. De nombreuses questions devront trouver leurs réponses au fur à mesure du déploiement sur le terrain et passer l’épreuve des faits. Attention, soulignent par exemple certains élus, à mettre en place un pilotage très rigoureux, de façon que cette expérimentation étalée dans le temps ne se perde pas en route avec le départ de certains acteurs clés. Et quid de l’articulation des grands services publics avec ce dispositif tout à fait atypique, ou encore du suivi social à mettre en place pour aider les personnes à revenir sans difficulté dans le monde du travail après des années de chômage ? « Il ne faut pas nier les difficultés de ce projet qui transgresse un certain nombre de règles de notre économie et la nature même des entreprises, prévient Patrick Valentin. C’est pour cette raison que les porteurs du projet sur le terrain sont allés à la rencontre de la population pour écouter les objections, expliquer le changement radical de perspective que cela implique et engager le débat » Il faudra ainsi être attentif à ne plus poser les questions de formation comme un préalable à l’entrée dans l’emploi, mais plutôt à proposer des formations une fois les personnes embauchées, souligne-t-on chez ATD quart monde.
Accompagnement social, formation, suivi des personnes lorsqu’elles voudront quitter l’entreprise conventionnée pour prendre un emploi au sein d’une entreprise classique… Autant de questions dont devront s’emparer les partenaires concernés, à commencer par les équipes de Pôle emploi sur le territoire. Il va surtout falloir s’attacher à redonner l’espoir à une grande partie de la population inquiète, désabusée et souvent en colère. « La démarche d’ATD quart monde concerne un territoire qui a beaucoup souffert, qui a perdu beaucoup d’emplois et dans lequel la précarité s’est développée. Il s’agit de compenser, pour une part, la faiblesse, pour ne pas dire la défaillance des politiques de l’Etat en matière d’emploi. Ce type d’initiative montre que c’est par la solidarité et la coopération de tous les acteurs que l’on peut apporter des réponses », assure Gaëtan Gorce, sénateur de la Nièvre et président du Pays Bourgogne Nivernaise. Ce dispositif pourrait même apporter une bouffée d’oxygène aux travailleurs sociaux chargés d’aider et d’accompagner les personnes privées d’emploi depuis longtemps, dont la pertinence du travail est souvent remise en cause par la population. Pris entre le manque grandissant de considération à l’égard de leur travail et le manque de moyens pour aider efficacement les publics en difficulté, un certain nombre d’entre eux éprouvent un sentiment de découragement, confient des élus et responsables d’associations. « Avec ce projet, les travailleurs sociaux vont avoir un nouveau rôle à jouer, plus enthousiasmant, affirme Jean Rouffiac, directeur de l’entreprise solidaire RéColtes et porteur du projet sur le territoire. Ils ne seront plus dans des “soins palliatifs”, mais davantage centrés sur leur cœur de métier. Ils feront de l’accompagnement social au sens noble du terme, c’est-à-dire un accompagnement pour faire société ensemble. »
L’après-midi s’achève, et certains s’attardent pour prolonger la discussion en petits groupes. « Si on arrive à avoir des boulots grâce à ce projet, ça va nous redonner envie de travailler. Parce que c’est dur de redémarrer après des années d’inactivité », confie Philippe Guilbert. Quant à David Redouté, il espère que l’expérience dépassera le cadre local. « C’est en commençant par Prémery qu’on peut finir à Paris », lance cet homme qui, un jour, a eu un accident de voiture en rentrant de son travail. C’était en 2012. Depuis, il n’a jamais retrouvé de poste…
(1) Le territoire du Grand Mauléon (Deux-Sèvres), Pipriac et Saint-Ganton (Ille-et-Vilaine), la communauté de communes de Colombey-Sud Toulois (Meurthe-et-Moselle).
(2) L’autre partie (environ 40 %) du financement de ces emplois sera constituée par le chiffre d’affaires généré par les travaux réalisés.
(3) Mardi 15 septembre, ATD quart monde organise un colloque à l’Assemblée nationale pour présenter cette expérimentation, sous l’égide du député Laurent Grandguillaume.