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« Les gouvernants s’accrochent à l’illusion d’un territoire et d’une identité nationale fermés »

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Une photo – insoutenable – a bouleversé l’opinion publique sur la situation des réfugiés qui se pressent aux frontières de l’Europe. Le point culminant d’une évolution en cours, analyse l’anthropologue Michel Agier, qui souligne le rôle déterminant qu’y joue l’Allemagne. Les frontières n’ont jamais empêché des populations de se déplacer, rappelle-t-il aussi.
Pourquoi faut-il attendre la photo d’un enfant mort sur une plage pour que les pouvoirs publics commencent à se mobiliser en faveur de l’accueil des réfugiés ?

On sentait bien qu’une évolution était en cours ces derniers jours, dans la presse comme au sein des opinions publiques. Le point culminant a été la parution de cette photo, qui provoque surtout de la sidération. Mais si l’on reprend la chronologie des événements, c’est plutôt Angela Merkel qui a donné le signal. Le gouvernement allemand, qui n’est pas connu pour faire du sentiment, a adopté une position réaliste et rationnelle, en partant du principe qu’il est illusoire de vouloir empêcher les gens de circuler d’un pays à l’autre. Ce changement de ton n’est pas venu de la France, mais du pays européen le plus riche et le plus fort, alors que, dans le même temps, la Hongrie est prise d’une sorte de folie avec son projet de construire 160 km de grillage sur sa frontière orientale. Ce qui s’exprime en arrière-plan dans ces événements, c’est le rapport de forces entre la mobilité et la fermeture, et c’est pour cette raison que la position de l’Allemagne est très importante.

Depuis longtemps, l’Europe a entrepris de fermer ses frontières. Avec quels résultats ?

Ils ont été désastreux. En 1999, les principaux pays européens ont commencé à se mettre d’accord sur une politique commune de rétention des migrants et de fermeture des frontières. Depuis, on a dénombré près de 30 000 morts aux frontières européennes, que ce soit dans le désert du Sahara, en Méditerranée ou en Europe orientale. Ce qui se passe cette année démontre le caractère illusoire de cette politique. Jusque-là, il y avait des morts, mais cela se voyait moins et ne remettait pas en cause ces principes sécuritaires. Le seul effet de cette politique de fermeture des frontières a été de rendre les parcours migratoires de plus en plus dangereux et de créer une économie de la prohibition qui oblige des gens ordinaires à passer par des circuits illégaux. Les gouvernants veulent s’accrocher à cette illusion d’un territoire et d’une identité nationale fermés sur eux-mêmes, mais l’humanité s’est toujours déplacée, en Europe comme à la frontière mexicaine des Etats-Unis ou en mer de Chine à la frontière birmane.

Dans votre ouvrage sur la condition cosmopolite, vous abordez cette question des frontières. Faut-il les abolir ?

L’existence de la frontière relève de l’évidence. En tant qu’humains, nous nous sommes toujours distingués en créant des limites. Les villages, les villes, puis les pays ont délimité leur espace par rapport au monde extérieur. La frontière est plus un état de fait qu’une volonté affirmée. Avec la globalisation, on s’est illusionné en croyant que ces frontières allaient disparaître, mais on n’en a jamais fini avec les frontières. En réalité, le problème n’est pas tant la frontière que la liberté de circuler. Le monde n’existe organiquement que si l’on peut circuler à son échelle. C’est cela, la grande inégalité aujourd’hui à l’échelle planétaire, et c’est pour cette raison que les situations dramatiques actuelles déterminent en partie notre avenir. Un nouveau monde est en train de se construire sous nos yeux, car on peut désormais tout à fait appartenir à plusieurs ancrages locaux ou familiaux. Dans ces familles transnationales, on travaille dans un pays, on achète une maison dans un autre et les enfants vont étudier dans un troisième. C’est un schéma de plus en plus banal, que les élites elles-mêmes pratiquent sans trop se poser de questions. Quand on prétend qu’il faut fermer les frontières pour éviter l’invasion, mis à part le côté illusoire de cette idée, on ne tient pas compte du fait que l’ouverture des frontières permettrait justement aux gens de circuler davantage sans être coincés dans un seul pays. Je ne sais pas si c’est une bonne chose, mais c’est ainsi que le monde fonctionne aujourd’hui, même si les politiques européennes ont beaucoup de mal à s’y adapter.

On peut concevoir que cela fasse peur à des gens accrochés à une identité et à un territoire…

En anthropologie, on a justement affaire à la question des rapports entre l’identité, la culture et les lieux. Or tout cela se recompose en permanence. C’est l’illusion d’une certaine ethnologie que de penser que des identités et des cultures traversent l’histoire sans changement, surtout quand il devient beaucoup plus facile de circuler ou de communiquer à l’échelle planétaire. Des forces politiques et sociales prennent argument de cette inquiétude identitaire pour essayer de protéger des territoires et des ressources. Car, au fond, le refus de l’immigration renvoie toujours à l’accès aux ressources. Il faut accepter aujourd’hui que tout cela se joue au niveau planétaire, dans la mesure où le fonctionnement du monde est dénationalisé. Les gens qui partent de Syrie ou d’Erythrée le font aussi parce qu’ils voient les inégalités économiques et sociales qui existent à l’échelle planétaire.

Certains responsables politiques veulent à tout prix distinguer les demandeurs d’asile des migrants économiques. Cela vous paraît-il pertinent ?

C’est de l’ordre de la casuistique. Tous ceux qui sont sur le terrain savent combien il est difficile de différencier une personne relevant d’un risque de persécution dans son pays, selon les termes de la Convention de Genève, d’une autre qui a fait le choix de partir pour des raisons sociales et économiques. Les gens qui ont fui une force militaire n’ont en général pas eu le temps de prendre des photos ni de recueillir des témoignages pour prouver leur bonne foi. Ils sont donc sommés de produire des récits conformes à ce que l’on sait de la situation dans le pays d’origine. Ce qui peut en amener certains à inventer des histoires pour convaincre les agents de l’OFPRA [Office français de protection des réfugiés et apatrides]. Entre deux personnes qui ont eu quasiment le même parcours, l’une va être reconnue comme réfugiée et l’autre pas. C’est un arbitraire permanent. Il existe pourtant un statut de réfugié, dit prima facie, qui permet de reconnaître qu’une personne a franchi une frontière pour fuir un danger dans le cadre d’un mouvement collectif. Ce système pourrait être efficacement utilisé en France pour les gens venant d’Erythrée, de Syrie, d’Irak ou encore de Libye ou du Soudan. Ce serait plus efficace sur le plan administratif et plus juste sur les plans social et humain. Au lieu de quoi la France se trouve à la remorque, avec ses procédures individuelles et arbitraires qui ne débouchent qu’au compte-gouttes sur l’attribution du statut de réfugié.

Existe-t-il un sentiment de solidarité envers ces réfugiés au sein des peuples européens ?

C’est pour moi un élément décisif. Depuis le printemps et l’arrivée massive de réfugiés dans les lieux frontières de l’Europe, on a vu se développer des mouvements de solidarité, mais pendant longtemps on n’en a pas parlé. Des particuliers et des associations se mobilisent pour accueillir et aider des gens aussi respectables qu’eux et qui se déplacent dans des conditions extrêmement précaires. Le gouvernement pourrait pourtant s’appuyer sur ces personnes qui agissent sur le terrain. Je crois que c’est l’un des éléments qui a fait basculer la position de l’Allemagne et, j’espère, celle de l’ensemble des Etats européens.

Une fois cet accueil réalisé, comment prendre en charge ces réfugiés ?

Passée la période de l’urgence, se pose en effet la question du moyen et du long termes. L’Allemagne n’a pas caché que sa position était d’abord réaliste d’un point de vue économique et démographique. Il est plutôt malin d’accueillir des réfugiés dont beaucoup sont diplômés : médecins, ingénieurs, techniciens… Ils arrivent en Allemagne déjà formés et veulent travailler. C’est un potentiel économique extraordinaire. Ce pourrait être la même chose en France, malgré la frilosité des responsables politiques, qui cherchent toujours à désigner l’autre, le migrant, comme bouc émissaire. Il existe sur le marché de l’emploi des secteurs où des personnes étrangères pourraient trouver à s’employer, par exemple dans le domaine de l’aide à la personne, mais aussi dans certaines professions très qualifiées. Je pense aux médecins généralistes, dont on manque dans certaines régions. Il est tout à fait possible d’intégrer économiquement ces réfugiés, surtout si cela s’accompagne d’une ouverture des frontières permettant aux gens d’aller et venir sans nécessairement s’installer définitivement.

Repères

Anthropologue et ethnologue, Michel Agier est directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a publié La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire (Ed. La Découverte, 2013). Il a aussi dirigé Un monde de camps (Ed. La Décou verte, 2014).

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