Sous les moulures de l’ancien hôtel particulier de la rue Bertin, à Saint-Omer (Pas-de-Calais), Sadou s’affaire à installer bols, couverts, confitures et sachets de pain sur les tables. « Je voulais aller en Angleterre, explique le jeune Guinéen de 16 ans. Mais après deux semaines à Calais, un Ivoirien m’a expliqué que je pouvais aussi rester en France, étudier et même y apprendre l’anglais… » Agé de 16 ans lui aussi, Koliba, originaire du Mali, approche à son tour de la table, un bol fumant en mains. « J’ai traversé le Burkina Faso, le Niger, la Libye, puis l’Italie, avant d’arriver en France il y a un mois », résume ce jeune homme qui espère pouvoir bientôt intégrer l’école et une formation d’électricien. Un à un, d’autres adolescents émergent des quatre chambres installées au rez-de-chaussée, se font réchauffer un bol de chocolat et s’installent autour des tables de réfectoire, le regard encore ensommeillé.
Intervenante sociale(1), Héloïse Pousse a pris son service à 8 heures et relaie le veilleur de nuit. Elle prend connaissance des arrivées de la veille. Ils sont 17 à avoir passé la nuit dans le service de mise à l’abri de la MJR (Maison du jeune réfugié) de Saint-Omer. Quelques-uns resteront, mais la plupart ne font que passer. La jeune femme part ensuite vider le lave-linge–sèche-linge, qui a tourné pendant la nuit afin que chacun puisse revêtir des effets propres pour la journée.
La MJR de Saint-Omer a été créée en septembre 2012 par France terre d’asile. « Depuis la fermeture de Sangatte en 2002, le département du Pas-de-Calais recensait chaque année quelque 2 000 mineurs isolés étrangers, rappelle Jean-François Roger, directeur de la structure et juriste de formation. Devant l’échec des ordonnances de placement provisoire systématiques, à partir de 2009, il a souhaité élaborer une réponse plus adaptée. » L’objectif étant de remplir les missions de l’ASE (aide sociale à l’enfance), dont ces adolescents peuvent relever, tout en tenant compte de leur objectif : rejoindre l’autre rive de la Manche, où ils espèrent retrouver des membres de leur famille, des proches, ou simplement des papiers, une formation, un emploi, etc.
France terre d’asile imagine alors un dispositif en trois volets. D’abord, un hébergement d’urgence de 30 places, qui « recrute » les jeunes par maraude sur les sites de passage des migrants en route pour la Grande-Bretagne. Les adolescents peuvent y passer cinq nuits, encadrés par six intervenants sociaux qui réalisent également les maraudes. Viennent ensuite 38 places de stabilisation accessibles à ceux qui souhaitent rester en France pour y élaborer un projet d’insertion et de formation. Cinq éducateurs spécialisés y accompagnent au quotidien les jeunes, inscrits au collège ou au lycée et répartis dans 11 appartements disséminés à travers la ville et 5 studios. Enfin, un centre d’accueil de jour disposant de 42 places, ouvert à tous, jeunes de passage ou ayant décidé de rester dans l’Hexagone, qui met à disposition une juriste, une conseillère en insertion professionnelle, deux professeurs de français langue étrangère, deux éducateurs spécialisés et deux animateurs. Au total, ce sont quelque 30 professionnels, incluant les veilleurs de nuit, le directeur, la chef de service, l’agent d’accueil et la secrétaire, qui interviennent dans le dispositif proposé par France terre d’asile.
Il n’a pas été facile de trouver une municipalité qui accepte de l’héberger : près de trois ans se sont révélés nécessaires, et seul Saint-Omer a répondu favorablement. La création de partenariats, en revanche, a été beaucoup plus aisée. « Les établissements scolaires, les associations et institutions culturelles, les organisations sportives auprès desquelles nos jeunes sont inscrits, les centres d’orientation… les ont vraiment tous accueillis les bras ouverts », souligne Jean-François Roger. Seuls les bailleurs sociaux ont fait défaut, obligeant la MJR à se replier sur des logements du secteur privé afin d’héberger les jeunes.
« Le recrutement par la maraude représente une réelle amélioration, observe Fanny Bertrand, chargée de mission accueil des mineurs isolés étrangers auprès du conseil départemental. En effet, auparavant, les jeunes orientés vers l’ASE étaient repérés par la police aux frontières, ce qui n’était pas très rassurant, et ils quittaient rapidement le dispositif. » Les maraudes sont désormais organisées tous les après-midi par les intervenants sociaux de la MJR. Ils arpentent les camps de Calais, de Norrent-Fontes, de Tatinghem ainsi que les points de distribution de repas. « Nous partons à la recherche des 15-18 ans pour leur expliquer que nous pouvons leur offrir un lit, un repas chaud, de quoi se laver, pendant quelques jours, afin qu’ils fassent une pause dans leur périple », résume Abdul Ali Abuzar, intervenant social originaire d’Afghanistan, qui parle lui-même plusieurs des langues utilisées au Moyen-Orient. Convaincre les adolescents d’accepter l’aide proposée nécessite une approche progressive, détaille-t-il : « Lorsqu’ils disent qu’ils ne sont pas intéressés, nous essayons de savoir pourquoi, afin de démonter certains arguments, par exemple qu’ils ne pourraient pas repartir s’ils venaient passer une nuit avec nous, ou bien que les papiers seraient plus difficiles à obtenir ici qu’en Angleterre. » Mais beaucoup craignent de rater le prochain passage organisé via le tunnel vers le Royaume-Uni. « C’est pourquoi nous accueillons généralement plus de jeunes le week-end, car ils savent que les camions ne partiront pas », observe Abdul Ali Abuzar.
Une fois mis à l’abri à Saint-Omer, les jeunes sont plus amplement informés des droits qu’ils peuvent faire valoir en France, toujours dans le respect de leur projet. S’ils tiennent à repartir, les maraudeurs les reconduiront dans les jours qui suivent ou leur fourniront un billet de train pour reprendre la route vers Calais. « Notre but n’est pas de les faire changer d’avis, précise Nora Roth, intervenante sociale à la MJR, mais de les informer de leurs droits et des risques qu’ils prennent, à un moment où ils approchent si près de l’Eldorado qu’ils ont l’impression que tout est possible. »
Au matin, dès 10 heures, les jeunes partent en petits groupes en direction du second site de la MJR, à 500 mètres du service de mise à l’abri, où les attend notamment Tito Burbano, l’un des deux professeurs de français langue étrangère du dispositif. Devant le tableau blanc, celui-ci propose différents types d’exercices, afin de les familiariser avec les sonorités et la graphie de la langue française. Quand vient la pause, certains sortent fumer une cigarette ; d’autres se bousculent autour du tableau pour s’entraîner à écrire aussi bien que l’enseignant. « Aujourd’hui, je ne peux pas travailler vraiment sur la structure de la phrase, car j’ai des jeunes qui ont des niveaux vraiment trop différents, explique Tito Burbano. En outre, beaucoup d’entre eux ne resteront pas en France. » En 2014, quelque 1 363 mineurs(2) ont été reçus à Saint-Omer, parmi lesquels 158 signalements ont été réalisés, qui ont menés à 72 ordonnances de placement provisoire (OPP). « Lorsque le juge refuse le placement, la plupart du temps, les jeunes reprennent leur projet initial qui consiste à rejoindre l’Angleterre, résume Jean-François Roger. Certains peuvent aussi tenter leur chance dans d’autres départements. »
Au cours des cinq jours de présence dans le dispositif de mise à l’abri, une évaluation de la situation de l’adolescent qui souhaite rester en France sera réalisée. « Au début, l’équipe de la mise à l’abri s’en occupait, explique Camille Boquet, éducatrice spécialisée de l’accueil de jour. Mais c’était trop compliqué d’aller sur le terrain, d’être celui qui informe le mineur, qui l’évalue et qui devra le raccompagner sur les camps s’il n’y a pas d’OPP délivrée. Je me suis donc spécialisée dans cette fonction. » L’éducatrice peut réaliser jusqu’à trois entretiens par jour, en suivant le déroulement d’une grille qui permet de se conformer aux exigences du ministère de la Justice et d’aboutir à un avis sur la minorité et la situation d’isolement de l’adolescent. « Dans ce département, le tribunal ne recourt pas aux tests osseux, précise Camille Boquet. Mais le plus souvent, s’il n’y a pas d’OPP, c’est qu’il y a un doute sur l’âge du migrant. »
Après avoir travaillé à la mise à l’abri, Nora Roth fait désormais fonction d’animatrice. A l’étage, elle prépare les ateliers qu’elle proposera prochainement aux jeunes : activités culturelles, séances de découverte du corps humain, participation au concours de bande dessinée du festival d’Angoulême… « Cet après-midi, annonce-t-elle, j’accompagnerai certains jeunes qui souhaitent s’inscrire à la bibliothèque pour leur en expliquer le fonctionnement. » Des activités doivent être prévues pour occuper tout le monde pendant l’été. Un séjour de vacances est même organisé chaque année avec les éducateurs du service de stabilisation. La jeune femme vient de dénicher une association qui propose d’apprendre à entretenir sa bicyclette. « Pour certains, il s’agira d’apprendre à pédaler, de s’initier à la sécurité routière ou plus simplement de réparer un vélo usager, résume Nora. Mais tous ces partenariats sont toujours pensés pour accompagner les jeunes vers une meilleure autonomie, le développement de leur connaissance du français, une bonne insertion dans la société, et pour participer à leur projet individuel d’accompagnement. »
A l’arrivée dans le service de stabilisation, les jeunes passent d’abord par l’« appartement pédagogique », qui peut héberger jusqu’à six adolescents. Ceux-ci doivent faire leurs courses ensemble (chacun dispose d’un budget de 50 € par semaine), apprendre à gérer le lieu au quotidien, y cuisiner leurs repas, laver leur linge… Situé dans l’une des rues commerçantes du centre-ville, il est équipé de multiples affichettes rappelant les règles de vie en commun ou encore l’usage des appareils électro-ménagers. « Nous passons matin et soir dans tous les appartements pour vérifier que les jeunes se sont bien réveillés, qu’ils sont bien rentrés de leurs cours, que personne d’étranger au service ne vient à l’appartement », explique Adrien Monteyne, éducateur spécialisé du service de stabilisation. Ensuite, au fil des sorties du dispositif, les mineurs intégreront d’autres appartements.
Les tournées des éducateurs (remplacés en cours de nuit par des veilleurs) sont souvent bouleversées par d’autres priorités : il faut accompagner certains adolescents chez le médecin, voire aux urgences ; il peut arriver que l’un d’eux requiert davantage d’écoute dans un moment difficile ; un autre devra aller rencontrer un employeur potentiel pour un contrat d’apprentissage. « Ce matin, j’ai même dû aller chercher l’un d’entre eux au commissariat parce qu’il voulait qu’on l’arrête », poursuit Adrien, encore interloqué.
Outre les jeunes recrutés par les maraudes, le service de stabilisation accueille également depuis 2013 des adolescents orientés par d’autres départements. « La circulaire Taubira du 31 mai 2013 répartissant les mineurs isolés étrangers sur l’ensemble du territoire français a en effet défini des quotas pour chaque département, rappelle Jean-François Roger. Cela a un peu bouleversé le projet que nous avions dimensionné en fonction du nombre de jeunes recensés dans le Pas-de-Calais. » En conséquence, de nouvelles OPP sont adressées au conseil départemental. Certains jeunes seront admis à la MJR lorsque des places seront disponibles. L’an dernier, 4 MIE sont ainsi venus d’un autre département. Mais d’autres sont aussi orientés vers des maisons d’enfants à caractère social, qui ne disposent pourtant d’aucune expertise en la matière. « Le conseil départemental nous a donc demandé de créer un poste de personne ressource dans l’accompagnement des MIE qui peut intervenir auprès des autres structures d’accueil du département », ajoute Jean-François Roger.
Cette fonction est occupée par Sophie Olivier, éducatrice spécialisée. « Je me déplace dans les établissements et apporte mon aide au montage des dossiers juridiques (demande d’asile ou de protection subsidiaire internationale) », résume l’éducatrice, qui travaille en lien avec la juriste Christelle Vens, responsable des dossiers administratifs et juridiques des jeunes de la MJR. Laquelle se félicite : « Jusqu’à présent, toutes nos demandes de régularisation auprès de l’OFPRA [Office français de protection des réfugiés et apatrides] ont été acceptées. » C’est le cas pour Noor Islam Maroufkhil, tout juste 18 printemps, qui passe à l’accueil de jour pour récupérer le titre de protection subsidiaire internationale qu’il vient de se voir attribuer. « J’ai quitté l’Afghanistan après que mon père, qui avait des activités politiques, a été tué par les talibans », explique-t-il. Arrivé en France en 2013, après trois mois de pérégrinations en voiture, en bateau, en train et même à cheval, il n’avait pas réussi à passer vers l’Angleterre, et une autre association présente sur le camp de Tatinghem l’avait adressé à la MJR. « Mon métier, à la base, c’était couturier, mais ici ce n’était pas possible, explique le jeune homme dans un large sourire. Alors je me suis décidé pour un CAP services à la personne. J’aime m’occuper des autres… »
A leur majorité, les jeunes quittent le dispositif, avec un logement loué à leur nom, une allocation et un contrat jeune majeur. Pour les aider à rechercher un logement et les accompagner dans ces premiers pas, Clémentine Duchateau, conseillère en économie sociale et familiale, met en place un suivi spécifique sur les six derniers mois qui précèdent la sortie et les six mois qui la suivent. « On travaille ensemble sur le budget, la recherche d’appartement, les inscriptions scolaires, les demandes de bourse », résume la jeune femme.
Son poste n’est pas parmi les plus éprouvants. Mais Jean-François Roger souligne la difficulté à travailler au contact des jeunes en permanence. « En maraude, c’est dur d’être confronté aux conditions de vie dans les camps, observe-t-il. Et en stabilisation, il est aussi difficile de voir que certains abandonnent et nous quittent en cours de route, malgré tout notre investissement. A la création du dispositif, certains éducateurs ont pu se sentir responsables de cet abandon, mais ce n’est pas le cas. Même si cela arrive rarement (moins de dix cas jusqu’à présent), parfois un appel de la famille ou d’un proche suffit à remettre un jeune sur la route de l’Angleterre. » Côté professionnels, en dépit de ces contraintes, les équipes sont depuis un an à peu près stables. Une analyse mensuelle des pratiques a été mise en œuvre, sous le regard d’un psychologue.
18h 30, la fin de journée s’annonce. La maraude parmi les camps de fortune n’a convaincu aucun mineur de rejoindre Saint-Omer. L’équipe s’arrête au centre Jules-Ferry, où sont distribués des repas gratuits. L’organisation du site, avec sa file d’attente coincée entre deux rangées de barrières, sous le regard de bénévoles aux gilets fluorescents dont certains sont même hissés sur des structures métalliques ressemblant à des postes de guet, donne à l’ensemble une atmosphère concentrationnaire. « Bambino ? Underage ? » (« enfant » en italien, « mineur » en anglais) interroge Héloïse Pousse en longeant inlassablement l’interminable colonne de réfugiés. Abdul Ali Abuzar, lui, observe les réactions des hommes. « Ça ne sert à rien d’insister auprès de ce garçon, signale-t-il à la jeune femme. Tu as vu son mouvement de recul, il a peur. Et j’ai entendu des passeurs lui dire de refuser notre aide. » L’obstination d’Héloïse Pousse lui permettra néanmoins de détecter un autre mineur : Moussa ira, au moins ce soir, dormir à Saint-Omer.
(1) A France terre d’asile, tous ceux qui accompagnent les jeunes sont qualifiés d’« intervenants sociaux », mais tous n’ont pas une formation sociale. Les cursus en langues étrangères, en développement international ou humanitaire ou en médiation interculturelle sont très répandus.
(2) Pour 90 % d’entre eux, les jeunes accueillis dans le dispositif sont des garçons. Ils sont principalement originaires du Tchad, d’Ethiopie, d’Erythrée, d’Afghanistan, du Pakistan… Seuls 12 % sollicitent une stabilisation.