« Les lignes de fracture qui, depuis quelques années déjà, traversent le travail social s’aggravent aujourd’hui de manière préoccupante. Un malaise diffus s’empare de la profession. Beaucoup y voient le signe d’un manque de moyens patent. On ne peut évidemment pas ignorer l’impact des restrictions budgétaires sur les organisations et donc sur les pratiques. Il est indéniable. Pour autant, l’explication reste insuffisante. Et la question du sens mérite d’être une nouvelle fois posée. Car nos métiers se confrontent à un paradoxe inédit : d’un côté, on demande aux professionnels de soutenir, voire de régénérer un lien social décrit comme moribond, de l’autre, on réclame de leur part toujours plus de technicité, une position de recul, la capacité de porter un regard distancié et expert sur leur objet de travail. Nourrir le lien social sans s’y impliquer ? Voilà les termes d’un paradigme intenable dont il nous faut désormais sortir.
Pour peu que les personnes soient au centre de nos préoccupations, l’expérience de terrain nous ramène inlassablement au même point : la rencontre. Nos professions parlent de rencontres, de toutes celles qui nous ont émus, touchés, blessés parfois, enthousiasmés. Elles parlent de toutes ces rencontres, où nous nous sommes engagés, perdus, enlisés. Ces rencontres, elles sont le cœur du métier, son essence, elles en sont à la fois l’ombilic et l’essor. Sans rencontre, il ne reste plus que de la technique savante, un savoir vide et froid, quelque chose qui ressemble à une forme de désaffiliation par l’outil, par le dispositif, ce que j’appelle parfois, et j’en conviens un peu durement, une logique de guichet. On se met à trier les personnes, à les analyser, à les réparer. Dans une recherche d’optimisation devenue irrationnelle, on oriente les personnes avant même d’avoir partagé quoi que ce soit avec elles.
Et pourtant, la rencontre est une condition de l’action, une clause déontologique où le respect de l’autre passe par une écoute attentive de sa différence. La rencontre témoigne de ce moment précis, et si précieux à mes yeux, où professionnel et bénéficiaire s’interpellent, se convoquent mutuellement pour partager quelque chose dont ils n’ont pas complètement conscience mais qui entrouvre les portes du possible. Elle enveloppe l’accompagnement social d’une dimension toujours singulière qui fait qu’une personne est considérée pour ce qu’elle est, quelqu’un d’unique.
Alors, évidemment, ce n’est pas de tout repos, c’est chaotique, un peu étrange parfois. Il faut y mettre une part de soi, et cette part de soi il faut en plus qu’elle s’invite dans le monde de l’autre, avec ses formes, sa culture, son langage, ses angoisses, ses désirs aussi. Pas si simple, se parer de bons sentiments ne suffit pas. Il faut un solide bagage professionnel pour s’en sortir, un savoir relationnel qui s’apprend, puis s’éprouve jour après jour, au contact du réel. Les compétences à déployer sont exigeantes. On peut d’ailleurs craindre de s’y perdre, d’y laisser quelques plumes. Rencontrer l’autre comporte toujours sa part de risque, et cette part, nous en déplaise, est irréductible. On ne se rend pas disponible à un autre, on ne partage pas un morceau de vie avec lui sans accepter de lâcher un peu sur ses propres résistances, sans quitter le confort de ses certitudes, sans avancer dans l’inconnu. Toute nouvelle rencontre est un nouveau défi. Il faut accepter d’être dérouté, au sens de changer de route, de regard, au sens de sortir des cases dans lesquelles “on” confine trop rapidement l’accompagnement. Et quand je dis “on”, je parle des institutions parfois frileuses, mais aussi de certains professionnels de terrain qui, à trop s’écouter travailler, à vouloir tout maîtriser, à limiter tout ce qui pourrait être pénible, se privent du principal matériau de leur action : la relation, les émotions, l’engagement, en un mot, le lien.
C’est vrai qu’il est toujours plus simple de maintenir l’autre à distance, suffisamment loin pour ne pas s’encombrer de ce qu’il ressent, de le considérer comme autre, définitivement autre. Il est plus sécurisant de le regarder comme un cas, comme un client-usager pour lequel on assure des actes, des prestations, qu’on conseille, qu’on soigne, qu’on contrôle, et qu’au bout du compte on tient bien à distance… Un certain travail social, celui de la tâche et de l’inflation procédurière, s’est fait le chantre de cette pratique sans rencontre, où le professionnel diagnostique, prescrit, coordonne, oriente, où il déroule des réponses prêtes à l’emploi, reproductibles, avec des solutions bien classées dans un tiroir ou dans un guide, une pratique où il s’agit de faire plutôt que d’être, et où l’action vire trop souvent à l’agitation, qui préserve de la relation et de ses énigmes. Dans cette approche mécaniste, les professionnels ne rencontrent plus les personnes, ils les croisent, bref ils s’en protègent comme on se protège d’une mauvaise maladie, sait-on jamais, si la souffrance était contagieuse ! C’est oublier que notre métier n’est pas un métier comme les autres ; il puise son énergie dans le désir profond d’aller vers les plus fragilisés. Il a depuis toujours été le lieu de la créativité et non de la répétition du même, celui de l’engagement et non de la neutralité experte, celui de l’émancipation des populations, et non de leur normalisation bienveillante… Et, à vouloir assigner les professionnels à une place de simples exécutants, à les enfermer dans des standards formatés ailleurs, à nier ce qu’il y a d’implication et donc de singularités dans leur action, à refuser d’entendre ce qu’ils comprennent de la société et de ses failles, à ignorer cette connaissance par imprégnation dont ils sont détenteurs, en vérité on les déconsidère, et in fine on dévalorise leur intervention. Alors jusqu’où et à quel prix ?
La conception du travail social que je soutiens n’est évidemment pas neutre. Elle s’enracine dans un postulat éthique, celui d’une pratique engagée, signée du sens que les professionnels y déposent, une pratique qui s’expose, qui dépasse le “faire” pour exprimer l’“être”. Une pratique engagée qui s’assume donc comme une pratique engageante, c’est-à-dire marquée du sceau de la responsabilité. C’est un art de la relation qui sait investir le lien, qui sait dire “je” sans jamais oublier de se situer institutionnellement, c’est-à-dire référé à un cadre et à une mission. En définitive, l’idée défendue ici est assez simple, même si elle est souvent complexe dans sa réalisation, et je pourrais la résumer en une phrase : quels que soient son contexte, sa forme, ses finalités, un accompagnement social, placé sous les auspices d’une rencontre, engage toujours la responsabilité de son auteur, et c’est ce qui en fait non seulement la valeur, le sens mais aussi l’éclat.
Contact :
(1) Auteur de Les non-dits du travail social. Pratiques, polémiques, éthique – Ed. érès, 2012 – Voir ASH n° 2758 du 4-05-12, p. 32 et de Au cœur des Autres. Journal d’un travailleur social – Ed. Sciences humaines, 2013 – Voir ASH n° 2839 du 27-12-13, p. 26.