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« L’action d’ATD consiste à stopper le déni qui frappe les plus pauvres »

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Fondé en 1957 sous l’impulsion de Joseph Wresinski, ATD quart monde n’est pas, contrairement à une idée répandue, une organisation caritative. Son objectif premier est politique et citoyen, rappelle Bruno Tardieu, qui fut son délégué national pour la France, dans un ouvrage passionnant où il retrace à la fois l’histoire et la pensée de ce mouvement pas comme les autres.
Comment avez-vous connu ATD quart monde ?

Je préparais les concours aux écoles d’ingénieurs lorsqu’un ami, en 1974, m’a proposé de l’accompagner sur un chantier d’été organisé par ATD. J’ai été très étonné d’y découvrir l’existence de la misère en France. A l’époque, on parlait surtout de la pauvreté dans le tiers monde, mais pas chez nous. Une fois mes études terminées, j’ai commencé à animer une bibliothèque de rue en tant que bénévole. Par la suite, en 1981, j’ai été volontaire permanent à ATD quart monde pendant deux ans en tant qu’objecteur de conscience. Après quoi mon épouse, qui était enseignante, a également rejoint le mouvement, et nous sommes partis comme permanents dans un quartier pauvre de New York où nous avons vécu avec nos deux premiers enfants. C’est à ce moment-là que nous avons basculé dans un choix de vie plus radical au sein d’ATD.

De quelle façon est né ATD quart monde ?

Durant l’hiver 1954, l’Abbé Pierre a lancé son fameux appel en faveur des sans-logis. Un certain nombre de camps ont pu ainsi être créés pour accueillir des personnes sans logement. Cette campagne a fait émerger une misère familiale qui demeurait invisible. Emmaüs a regroupé dans un camp, à Noisy-le-Grand, en Seine-Saint-Denis, toutes ces familles dont on ne savait pas trop quoi faire. Mais au fil du temps, ce camp est devenu embarrassant. C’était de l’urgence qui durait, sans perspective pour les familles. L’évêque d’Ile-de-France a alors proposé au père Joseph Wresinski de devenir aumônier du camp. Il faut dire qu’il avait l’expérience de la misère, étant lui-même issu d’une famille très pauvre. Il s’est installé dans le camp de Noisy le 11 novembre 1956. Il savait aussi que nourrir et abriter les gens ne suffit pas, car ce n’est pas cela qui les émancipe. Et il avait la conviction que ces gens, chassés de partout, avaient en commun une expérience de résistance et qu’il était possible de faire reconnaître leur existence. C’est dans cet objectif que l’association a été créée avec les familles du camp.

Le grand public voit souvent ATD comme une simple organisation caritative…

ATD quart monde n’a pas pour objectif de distribuer des aides en situation de crise. Bien entendu, l’aide d’urgence est parfois indispensable, mais on ne veut pas vivre indéfiniment en demeurant l’objet de la compassion des autres. A terme, l’assistance devient une drogue pour ceux qui donnent comme pour ceux qui reçoivent. Elle ne doit donc pas devenir un système pérenne. Il faut toujours rester dans la réciprocité. Ce qui distingue peut-être le plus ATD des organisations avec lesquelles nous travaillons, car nous sommes complémentaires, est que nos premiers membres sont les personnes en situation de pauvreté elles-mêmes. Ce sont elles qui ont fondé le mouvement à Noisy-le-Grand, et cette appartenance transcende l’expérience de la misère dont elles ont honte en quelque chose de valable. Trop souvent, les organisations humanitaires ou caritatives ne voient que les manques des personnes. Or il faut s’appuyer sur leur expérience, leurs savoirs, pour déclencher les énergies qui les émanciperont. Il faut chercher ce que les très pauvres peuvent apporter, et pas seulement ce que l’on peut leur apporter. En ce sens, la démarche d’ATD quart monde est un véritable retournement.

D’où l’importance accordée très tôt par Joseph Wresinski à la culture et au savoir…

L’action d’ATD consiste à stopper le déni qui frappe les plus pauvres. Les violences qui atteignent l’intégrité de la personne – et la misère en est une – amènent les gens à se renfermer dans le silence. La société étant dans le déni et les pauvres dans le silence, cela peut durer longtemps. C’est donc des familles les plus pauvres que doit venir la parole et la compréhension du monde. Autrement, chacun reste dans son coin, dans une forme d’apartheid. Trop souvent, on ne pense pas avec les pauvres, on pense pour eux, et des milliards d’aides sont ainsi dépensés sans jamais consulter leurs bénéficiaires. Au sein d’ATD quart monde, les plus pauvres sont les leaders de compréhension, car ce sont bien souvent les plus fragiles des opprimés qui portent les questions les plus radicales. Et en libérant la parole de personnes très pauvres, on peut déboucher sur des avancées concrètes, par exemple la création de la CMU.

On attribue souvent la notion d’« exclusion sociale » au livre Les exclus de René Lenoir. Vous rappelez qu’en réalité elle est née des travaux d’ATD…

Des chercheurs ont en effet montré qu’elle trouve son origine dans une publication du bureau de recherche sociale d’ATD parue en 1965, Exclusion sociale : étude sur la marginalité dans les sociétés occidentales. C’est un tournant, car cela signifie que les personnes pauvres n’ont pas seulement un problème de ressources matérielles, mais qu’elles subissent un processus dans lequel nous sommes tous impliqués. Lorsque ATD a été créé, beaucoup de gens expliquaient que la misère n’existait pas, qu’il ne s’agissait que de situations individuelles. Aujourd’hui, personne ne pourrait affirmer une telle chose, ne serait-ce que parce que la misère a beaucoup augmenté. Bien sûr, la pauvreté est liée à un problème de ressources matérielles et de répartition des richesses, mais, en amont, se pose la question de la considération des gens. S’il y a du mépris envers les plus pauvres, il ne peut pas y avoir de justice économique et sociale. Il ne s’agit donc pas seulement d’émanciper les pauvres de leur misère, mais aussi d’émanciper les autres citoyens de leur vision réductrice d’une société qui ignore une grande partie de sa population. La misère ne doit pas être réduite à un simple problème de personnes dysfonctionnelles. C’est la société elle-même qui est dysfonctionnelle. Je ne pense pas qu’ATD quart monde ait fait reculer massivement la misère, mais aujourd’hui on peut au moins nommer ce processus d’exclusion sociale et de discrimination envers les plus démunis.

Les notions d’« empowerment » et de « participation des citoyens » ont le vent en poupe. ATD a-t-il été précurseur en la matière ?

Certainement, même si nous n’avons évidemment pas inventé l’empowerment. Il faut toutefois être vigilant, car souvent les initiatives dans ce domaine ont tendance à s’appuyer sur les plus forts parmi les pauvres. Si, d’emblée, on exclut les plus fragiles, le combat est perdu d’avance. Donc oui à l’empowerment et aux démarches citoyennes, mais avec tout le monde, sinon on reproduit le processus d’exclusion sociale que l’on souhaite combattre. La participation citoyenne doit aller jusqu’aux plus exclus. Sur ce point, Joseph Wresinski a eu une approche différente de ce qui se faisait habituellement. Il n’allait pas d’abord chercher les personnes les plus solides mais les plus fragiles, car elles portent la connaissance la plus dissonante par rapport à la conception commune du monde. Car c’est un changement par la connaissance et non par la force qui est recherché.

Les travailleurs sociaux peuvent-ils s’approprier cette démarche ?

Il faut reconnaître que, pendant longtemps, les relations étaient tendues entre les travailleurs sociaux et ATD quart monde. Aujourd’hui, ça n’est plus le cas. De plus en plus, les professionnels sont demandeurs de nos coformations par le « croisement des savoirs ». Nous en avons organisé beaucoup avec des IUFM, des IRTS, des centres de formation de fonctionnaires territoriaux… Des gens ayant l’expérience de la pauvreté et des professionnels du social ou de la santé, qui ne se connaissaient pas auparavant, se retrouvent en formation ensemble pendant trois jours et peuvent ainsi mieux comprendre ce qui bloque la coopération entre eux. C’est souvent difficile pour les travailleurs sociaux, qui ont le sentiment de faire de leur mieux. Mais il faut qu’ils acceptent que, tout comme eux, les gens très pauvres ont leur propre logique et que, tant qu’il n’y a pas d’intercompréhension des logiques, il n’est pas possible de coopérer. Une autre chose que nous essayons de développer est la mobilisation des autres citoyens. Ni ATD ni les professionnels ne peuvent prétendre détruire la misère à eux seuls. Ce n’est possible que si cela engage tous les citoyens. Cela ne veut pas dire que l’apport professionnel n’est pas indispensable, mais il doit d’abord être en capacité de mobiliser l’ensemble de la société. A Lille-Fives, nous réussissons ainsi à mobiliser à la fois les associations locales, les travailleurs sociaux, l’école et la population. La mobilisation citoyenne, c’est d’ailleurs un peu la nature profonde d’ATD quart monde. N’importe quel citoyen a le pouvoir, à son niveau, de lutter contre la misère.

Repères

Bruno Tardieu a été délégué national d’ATD quart monde pour la France de 2006 à 2014. Il est aujourd’hui coresponsable du centre international Joseph-Wresinski. Il publie Quand un peuple parle. ATD quart monde, un combat radical contre la misère (Ed. La Découverte, 2015).

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