Comment les acteurs locaux agissent-ils pour lutter contre le non-recours ? Alors que la question est désormais inscrite à l’agenda politique – lutter contre le non-recours fait partie de la feuille de route 2015-2017 du plan gouvernemental de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale –, l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) publie le premier volet d’une enquête commandée par la direction générale de la cohésion sociale auprès des centres communaux d’action sociale (CCAS) et des conseils départementaux pour connaître leurs actions en la matière. Le rapport analyse les réponses de 670 CCAS (soit 17 % des adhérents à l’Unccas) et de 34 départements à un questionnaire en ligne de plus de 130 questions. Un second volet doit prolonger le chantier à travers des entretiens approfondis avec les acteurs de l’action sociale de plusieurs territoires. Au-delà du recensement des actions locales, les auteurs ont cherché à savoir si les CCAS et conseils départementaux, dans le contexte de fortes contraintes financières, intégraient la question du non-recours dans leur programmation budgétaire, ce qui serait « le signe de son institutionnalisation ». Ils se sont aussi demandé si la lutte contre le non-recours pouvait produire, à travers des partenariats signés par les différents acteurs locaux, « des effets leviers pour passer d’une logique individuelle à une logique collective de l’action sociale ».
Les résultats montrent que « la vigilance des CCAS […] pour l’accès aux droits est manifeste ». Près de 64 % d’entre eux indiquent que l’instruction des demandes d’aides au titre des aides sociales facultatives (ASF) donne lieu systématiquement à une étude globale de la situation du demandeur et de son éligibilité aux différentes aides légales. Les centres implantés sur des territoires de plus de 200 000 habitants le font à 90 %. Les plus petits CCAS ne sont pas en reste puisque, lors de l’instruction d’une aide sociale légale, ils informent plus fréquemment, et de façon systématique, les demandeurs sur les aides sociales facultatives qu’ils octroient ou encore celles qui sont attribuées par d’autres acteurs (CAF, conseil départemental, communes, Carsat…). L’enquête met aussi en avant « un repérage significatif des situations de non-recours ». Plus de 28 % des CCAS, toutes tailles confondues, vérifient systématiquement, lors de l’instruction d’une demande d’aide légale, que le droit à cette aide aurait pu être ouvert plus tôt. Plus de 62 % examinent systématiquement l’éligibilité du demandeur à d’autres aides légales. Par ailleurs, 78 % considèrent que l’instruction de demandes d’aides financières au titre des aides facultatives est l’occasion « de repérer du non-recours à des aides légales ». Les CCAS situés en zone rurale sont également impliqués : 55 % d’entre eux examinent systématiquement l’éligibilité à d’autres aides légales d’un demandeur d’une aide sociale légale. « Ces résultats sont positifs sans être étonnants, commente Philippe Warin, responsable scientifique à l’Odenore, ces acteurs sont impliqués de longue date dans l’accès aux droits et un bon nombre d’entre eux ont perçu le sujet du non-recours et commencent à s’organiser de façon significative pour lutter contre. »
Du côté des départements, le problème est connu puisque la plupart l’ont inscrit dans l’un ou plusieurs de leurs schémas directeurs. Une majorité (24 des 27 qui ont répondu à ce volet de l’enquête) considère qu’il existe un non-recours aux aides sociales légales dans leur département. Les trois quarts des départements recueillent des remontées d’informations en interne sur le sujet, et 14 d’entre eux possèdent des études attestant de l’existence d’un non-recours. Ils sont pourtant peu nombreux à avoir dédié des postes en interne à la lutte contre le phénomène. S’il est clairement identifié comme un facteur d’exclusion, ce dernier constitue rarement un axe explicite de la lutte contre les exclusions.
Cette implication dans la lutte contre le non-recours se traduit-elle sur le plan comptable ? Les résultats montrent qu’une minorité de CCAS opèrent concrètement un suivi du non-recours dans leur budget, ce qui « confirme un début d’instrumentation de la question du non-recours sur le plan comptable et budgétaire ». Ainsi 30 % des CCAS prennent en compte l’éventualité d’une augmentation du recours aux aides facultatives, qui serait liée aux difficultés d’accès aux aides légales, dans leurs prévisions budgétaires. « L’intérêt des CCAS pour la lutte contre le non-recours est aussi économique, puisque les personnes s’adressent à eux lorsque leur demande d’aide sociale légale n’a pas abouti », explique Philippe Warin. Une petite minorité de CCAS a une vision comptable des non-dépenses : seuls 5,8 % d’entre eux analysent en ces termes les restes à réaliser (part non consommée du budget prévisionnel consacré aux aides sociales). Seulement 3,6 % des CCAS mesurent l’impact du non-recours aux aides sociales légales ou facultatives. « Si le contexte économique pousse à prendre en compte le non-recours, seul un tout petit nombre de CCAS intègrent dans leur réflexion que laisser filer le non-recours est un coût supplémentaire pour la société. Nous ne sommes qu’au début de la prise en compte des coûts directs et indirects du non-recours », précise Philippe Warin.
Pour les trois quarts des départements, les conséquences budgétaires du non-recours n’ont pas fait l’objet de débat et cette question « n’est pas encore intégrée dans les systèmes d’observation ». Aucun des 13 observatoires existants, signalés dans l’enquête, n’en a fait une thématique de travail. Pourtant, la moitié des répondants se dit intéressée par une mesure d’impact du non-recours. Ainsi, si l’attention à cette question sur le plan comptable reste « embryonnaire », « il est possible qu’une observation plus régulière du non-recours pourrait contribuer à induire une approche économique de celui-ci », avancent les auteurs.
Les actions de lutte contre le non-recours pourraient-elles favoriser l’émergence d’une approche transversale de l’action sociale ? C’est l’hypothèse que posent les auteurs du rapport au regard des partenariats conclus par les acteurs locaux pour agir contre le non-recours. Près de la moitié des départements sont engagés dans un programme (charte, plan, schéma) ayant parmi ses objectifs de lutter contre le non-recours. Plus de 21 % des CCAS affirment être engagés avec d’autres acteurs dans une collaboration qui vise à faciliter ou améliorer l’accès aux droits. « S’il paraît minoritaire, cet engagement est nettement orienté vers le développement de complémentarités territoriales entre politiques d’action sociale », précise le rapport. C’est d’autant plus marqué de la part des CCAS qui exercent des compétences confiées par les départements. Dans ces cas-là, « le partenariat pour l’accès aux droits a donc très probablement pour but de passer d’une approche par public à une approche territoriale ». Concrètement, certains CCAS ont mis en place des dispositifs d’action en partenariat avec d’autres institutions : des guichets uniques ou des dossiers uniques conjoints qui visent à faciliter l’accès aux prestations légales ou facultatives. Si la majorité des CCAS considèrent que les associations ont la possibilité d’agir sur certaines causes de non-recours, rares sont ceux qui ont passé des conventions avec le secteur associatif pour agir.
Enfin, les CCAS qui indiquent que le non-recours aux droits et services est un axe de leur politique de lutte contre les exclusions « sont plus que les autres engagés dans des collaborations interinstitutionnelles ». Ces structures agissent d’ailleurs davantage que les autres sur différents plans, que ce soit en matière de recherche de droits potentiels, d’information sur les droits des demandeurs d’aides sociales légales ou facultatives, d’observation du non-recours, de mise en place de dispositifs de recueil et de traitement de demandes, d’organisation des ressources humaines et de suivi comptable du non-recours. Ainsi, la prise en compte du non-recours, a fortiori comme axe des politiques locales de lutte contre les exclusions, apparaît comme « la marque d’un engagement plus fort dans l’objectif d’un accès de tous aux droits », le plus possible porté avec d’autres acteurs, institutionnels mais aussi associatifs. En attendant la deuxième phase de l’enquête, les auteurs formulent l’hypothèse que la prise en compte du non-recours « comme cible prioritaire d’une politique locale de lutte contre les exclusions concentre les efforts en matière de partenariat sur la régulation concrète des demandes de prestations ».