A l’accueil, un monsieur chuchote : « C’est parce que je n’ai plus de logement », explique-t-il à Anne-Laure Condemine, secrétaire médico-sociale, qui tend l’oreille de l’autre côté du guichet. « Mais vous dormez où, monsieur ? », lui demande celle-ci tout aussi discrètement. L’homme explique qu’il a dû quitter l’appartement où il vivait depuis quatre mois et est hébergé actuellement chez des amis du quartier. « Vous avez des enfants, ils sont avec vous ? », interroge encore la secrétaire. Elle poursuit : « Comment vous appelez-vous, épelez-moi votre nom », avant d’entrer le patronyme dans le logiciel de gestion afin de déterminer si le demandeur est déjà connu des travailleurs sociaux du service ou d’un autre arrondissement. Après avoir pris quelques notes sur un formulaire, elle s’éclipse pour vérifier auprès de l’encadrante du service vers quel professionnel elle orientera ce nouvel usager.
En ce lundi matin de la mi-juillet, malgré un effectif réduit de moitié, l’ambiance est encore relativement calme au SSDP (service social départemental polyvalent) du Xe arrondissement parisien(1), que gère le CASVP (Centre d’action sociale de la Ville de Paris). Au lieu des 50 agents habituellement présents(2), seuls 25 sont sur le pont au cœur de l’été, toutes fonctions confondues. Cependant, les secrétaires médico-sociales ne ressentent pas vraiment de différence d’activité au cours de cette période marquée par les congés du personnel. « Nous avons autant de travail que le reste de l’année, remarque Anne-Laure Condemine. Accueillir les usagers, les réorienter s’ils ne sont pas des résidents de l’arrondissement, déterminer avec les travailleurs sociaux et les encadrants du service qui sera reçu par qui… »
En temps normal, le service dispose de 30 travailleurs sociaux, parmi lesquels quatre assistants de service social qui travaillent exclusivement sur l’entretien d’accueil. « L’objectif est de faire une première évaluation à partir d’un recueil de données et de dégager les premières pistes d’accompagnement possibles », résume Virginie Bouchard, l’une des assistantes sociales d’accueil. A l’issue de cet entretien, un compte rendu est rédigé et doit être examiné sous sept jours en réunion de régulation. Les 26 autres travailleurs sociaux du service – 20 assistantes sociales et 6 CESF (conseillères en économie sociale et familiale) – sont assignés aux trois zones de l’arrondissement et se répartissent les accompagnements lors d’une réunion généralement animée par les cadres de zone. « Nous avons séparé les fonctions d’accueil et l’accompagnement de longue date, signale Françoise Portes-Rahal, responsable du service. Cela permet à la fois d’assurer un accueil rapide, dans la demi-journée, et de mieux organiser la répartition des dossiers entre les travailleurs sociaux en fonction de la lourdeur des situations dont ils s’occupent déjà. » Sachant que le public accueilli dans cet arrondissement est très varié. « Nous avons sur notre territoire plusieurs quartiers relevant de la politique de la ville : les portes Saint-Martin et Saint-Denis, le Buisson-Saint-Louis, Moinon-Sainte-Marthe et la Grange-aux-Belles, note Françoise Portes-Rahal. Un quart de la population de l’arrondissement est immigré. Dans l’ensemble, notre population est un peu plus jeune, un peu plus précaire, mais aussi moins concernée par le chômage que la moyenne parisienne. »
Ce lundi matin, la réunion de régulation est animée par Stéphanie Coqueugniot. « Je ne gère habituellement que les assistantes sociales d’accueil, alors je connais moins bien les files actives de chacun des travailleurs sociaux de zone », précise la jeune femme. Mais étant la seule cadre présente en dehors de la responsable du service, elle doit se prêter à l’exercice. En cette semaine d’été, elle sera souvent sollicitée par l’ensemble des travailleurs sociaux. « Ils ont davantage recours à moi pour des conseils, des suggestions d’orientation, remarque-t-elle. Et je travaille aussi plus fréquemment avec les informations préoccupantes, que l’on voit d’habitude rarement surgir dans un entretien d’accueil. » Compte tenu de cet emploi du temps plus intensif qu’en temps normal, il est généralement convenu au SSDP qu’un encadrant ne doit pas rester seul plus d’une semaine.
Le but de la réunion de régulation est de nommer un travailleur social référent pour chaque nouvelle situation. Ce lundi matin, un signalement pour information préoccupante est mentionné par Françoise Portes-Rahal. L’équipe doit se préparer à être mandatée sur cette situation. « Nous en recevons davantage à partir du mois de juin, probablement parce que nos collègues en milieu scolaire s’inquiètent de ce qui se pourrait se passer pendant les deux mois de vacances, alors que l’enfant est en permanence avec sa famille », estime Sophie Vian, assistante de service social de zone.
Les fiches d’accueil, remplies par les secrétaires et enrichies d’un compte rendu d’entretien préparé par l’assistante sociale d’accueil, sont ensuite présentées oralement tour à tour par chacun des travailleurs sociaux présents. Sont d’abord égrenés les « pour info » : des usagers qui ont finalement été réorientés vers d’autres services après le premier entretien diagnostic ou pour lesquels des démarches simples ont déjà pu être effectuées. « Nous avons une obligation d’accueil inconditionnel, précise Stéphanie Coqueugniot. Nous devons au moins donner une adresse, un conseil, permettre à la personne de se poser et d’être entendue, même si nous savons déjà qu’une situation ne relèvera pas nécessairement de notre accompagnement, mais de celui des permanences d’accueil social de la Ville de Paris. »
Puis viennent les situations exigeant un réel suivi par le service : des demandes d’aide financière pour meubler un logement, un regroupement familial à accompagner, un domicile insalubre à réhabiliter, une personne âgée abusée par son entourage, des difficultés budgétaires, des situations d’endettement, des violences intrafamiliales, etc. « Les accueils que nous réalisons en été ne sont pas spécifiques, observe Virginie Bouchard. Hormis les expulsions locatives qui sont plus nombreuses en raison du début à venir de la trêve hivernale. »
Certaines situations sont attribuées à des agents qui seront de retour de congé la semaine suivante, d’autres à ceux qui sont présents en fonction de leur charge de travail, chacun ayant environ 90 suivis actifs. Parfois, un professionnel présent se voit attribuer une référence temporaire sur une situation urgente dans l’attente du retour d’un collègue. Les aides au logement et les demandes concernant la gestion du budget seront prioritairement attribuées à des CESF, tandis que les problématiques relevant de la protection de l’enfance, des violences conjugales, des ruptures d’hébergement ou des demandes de logement social sont confiées aux assistants de service social. Les usagers recevront ensuite un courrier de mise à disposition leur indiquant le nom de leur référent, les coordonnées de son secrétariat et la demi-journée hebdomadaire de permanence à laquelle ils peuvent se présenter sans rendez-vous. Tous, bien sûr, ne respectent pas nécessairement ces horaires – « s’ils ont un empêchement ce jour-là ou bien s’ils préfèrent venir sur rendez-vous, ce qui permet d’attendre moins longtemps », précise Virginie Lebouvier, assistante sociale de zone. De toute façon, les travailleurs sociaux sont régulièrement sollicités à l’improviste tout au long de l’année. Mais pendant les congés d’été, l’accompagnement de zone est sensiblement différent et nécessite davantage d’adaptations, car l’absence des référents pour congé impose aux présents de prendre la relève. Il y a tout d’abord les dossiers que les travailleurs sociaux se confient entre eux. « Quand les collègues partent en vacances et qu’ils savent que certaines situations peuvent devenir sensibles, ils transmettent les éléments du dossier à un autre, pointe Virginie Lebouvier. En ce moment, par exemple, j’ai en charge le dossier d’une famille à risque d’expulsion et celui d’une autre qui est en attente d’un hébergement temporaire. »
C’est ainsi que, ce lundi, Murielle Medjoub, CESF, reçoit Daniel P., étudiant iranien en réalisation cinématographique, habituellement suivi par l’une de ses collègues. Le jeune homme arrive enfin au terme de sept années de calvaire durant lesquelles il était logé dans un appartement de 3,80 m2 dans le IIIe arrondissement. Un F2 – encore en travaux pour quelques jours – lui a été récemment attribué dans le Xe. « Aujourd’hui, il s’agit donc de signer votre contrat d’accompagnement RSA interrompu depuis quelques semaines, votre demande de FSL pour faciliter l’emménagement dans le F2, ainsi qu’une lettre pour demander que vous soyez dispensé de dépôt de garantie », lui explique-t-elle. La CESF prend connaissance des derniers éléments administratifs du dossier, pendant que Daniel, visiblement très éprouvé, revient sur les difficultés traversées, ses crises d’angoisse, ses démarches pour améliorer sa situation, obtenir un arrêté d’insalubrité, etc. « Je ne savais pas au départ qu’il était interdit de proposer ce type de logement à la location », s’insurge-t-il.
Les assistantes sociales de zone se confient également les dossiers de familles prises en charge à l’hôtel dont le contrat arrive à échéance pendant leur congé. « Ce contrat doit être renouvelé tous les mois. Cela signifie recevoir les familles, faire signer la demande de prestation et, bien sûr, réévaluer la situation et l’avancée des démarches administratives », détaille Virginie Lebouvier. Par ailleurs, en l’absence d’une partie de leurs partenaires, les travailleurs sociaux de zone doivent être particulièrement vigilants à l’accompagnement de certaines familles. « Nous avons notamment un important partenariat avec les collègues de l’Education nationale, explique Virginie Lebouvier. Avant les vacances, les assistantes sociales scolaires attirent notre attention sur des situations potentiellement délicates. Par exemple, une famille dont l’enfant est inscrit en colonie de vacances mais dont la mère risquerait d’“oublier” de le faire partir… »
Susceptibles de ressentir davantage l’isolement en période estivale, les personnes âgées sont également l’objet d’une attention plus prononcée. « Le vieillissement de la population parisienne prend de plus en plus de place dans notre quotidien, observe Sophie Vian. Les personnes vulnérables nécessitent davantage de visites à domicile et de travail en réseau. En été, notamment avec la chaleur, nous sommes encore plus vigilants à leur égard. »
Cette année, le déclenchement du dispositif « canicule » (entre le 30 juin et le 6 juillet) est venu se cumuler à ce quotidien déjà chargé. Pour le service, cela signifie l’organisation d’une permanence téléphonique de 17 heures à 19 heures, assurée par deux travailleurs sociaux volontaires et deux encadrants. « Nous sommes là pour contacter des personnes dont le signalement nous aurait été transmis par la plate-forme mise en place par la préfecture, explique Sophie Vian. Nous appelons, prenons connaissance de leur situation, vérifions qu’elles ont de quoi boire et manger, que leur discours est cohérent, leur proposons de passer un moment dans une des salles rafraîchies proche de leur domicile. » En fonction des réponses apportées aux questions du travailleur social, un scoring est réalisé afin de décider des suites à donner. Cette année, cependant, ces permanences sont restées plutôt calmes. « Je n’ai reçu qu’un seul signalement pendant cette permanence, explique Sophie Vian. Il s’agissait d’une personne de 93 ans qui n’avait plus aucune provision dans son frigo. Nous avons contacté une association d’aide à domicile qui a pu aller faire des courses pour elle. »
Mais durant les congés d’été, c’est le dispositif d’astreinte qui est particulièrement sollicité. Mis en place toute l’année pour assurer la continuité du service public, il consiste à désigner un travailleur social par demi-journée pour l’accueil impromptu d’un usager déjà suivi par le service, mais dont le référent serait absent. Chaque travailleur social de zone est d’astreinte environ deux fois par mois. « Lorsque nous sommes tous présents, nous accueillons chacun les visites impromptues des personnes que nous suivons respectivement, observe Virginie Lebouvier. Mais en été, comme nous ne sommes que la moitié de notre effectif habituel, les professionnels d’astreinte sont forcément davantage sollicités. » A cette fin, des critères d’urgence ont été définis : seront reçues les personnes qui rencontrent des problématiques d’urgence alimentaire, de coupure effective d’énergie, de violences conjugales, de protection de l’enfance…
« Mais l’astreinte peut également consister à répondre à un moment de détresse psychologique, poursuit l’assistante de service social. Même si concrètement on ne prend aucune mesure, le simple fait d’écouter quelqu’un, dans la confidentialité, dans un box en dehors de l’espace d’accueil, peut permettre de désamorcer une angoisse. » Sachant que le sentiment d’isolement se fait souvent plus aigu au moment des grandes vacances comme en période de Noël. « La famille, les connaissances sont parties, note Sophie Vian. L’état d’esprit est différent, les gens peuvent être plus tendus. »
En cours d’année, il arrive qu’un travailleur social ne reçoive aucun usager lors de ses astreintes Mais en ce lundi de juillet, pas moins de six personnes ont été accueillies pour des questions relatives à des urgences alimentaires, des problèmes budgétaires dans des familles avec enfants et des situations de sans-abrisme. « Traiter une demande en astreinte demande d’être disponible et réactif, alors que nous ne savons pas précisément ce que la personne va nous demander, explique Virginie Lebouvier. Si on met bout à bout nos dossiers habituels, ceux confiés par les collègues et ceux traités en astreinte, au final, même si un certain nombre d’usagers sont aussi en vacances, le rythme de travail est quand même plus soutenu. »
A la tête du service aussi, le quotidien doit être adapté. « En l’absence de mon adjointe, mon emploi du temps est réorganisé. Les commissions d’attribution des différentes aides financières sont regroupées, afin de faciliter la présence de chacun des services participants, indique Françoise Portes-Rahal. Je dois aussi avoir un examen plus approfondi des dossiers proposés, car ils n’ont pas forcément été validés au préalable par les cadres qui sont en congé. Il y a parfois des questions qui n’ont pas été soulevées, et il faut alors retourner vers les équipes pour un complément d’information. C’est la même chose avec les dossiers d’informations préoccupantes. Je réalise un travail de validation des écrits plus important. »
Pour pallier au moins partiellement le manque d’effectif, outre les deux stagiaires présentes dans le service, une étudiante assistante de service social a été recrutée par le biais du dispositif « spécial été ». « Chaque début d’année, nous faisons une demande pour l’été, explique Stéphanie Coqueugniot. Cela nous permet d’avoir un – parfois deux – personnel supplémentaire qui ne prendra pas en charge les situations, mais peut venir en appui des secrétaires, effectuer des tâches d’accueil physique ou des fonctions administratives. Cela nous aide beaucoup. »
Il est 16 heures, une femme en difficulté alimentaire vient d’être accueillie pour un premier entretien. « Elle et sa fille, qui semble présenter des troubles psychiques, n’ont pas mangé depuis deux jours, résume Patricia Pagégie, assistante sociale d’accueil en remplacement. Elles vivent à l’hôtel depuis trois ans et ne bénéficient pas de tous les droits auxquels elles peuvent prétendre. La dame court d’un rendez-vous médical à l’autre, elle va finir par se sentir mal… » Stéphanie Coqueugniot se saisit du dossier pour déposer une demande exceptionnelle d’aide financière à titre alimentaire. Si le dossier est validé dans la foulée, la personne, qui attend à l’accueil, pourra repartir directement avec quelques dizaines d’euros, voire l’un des colis alimentaires mis à disposition par l’association Août Secours alimentaire. Quant à l’ouverture des droits non réclamés, elle pourra être enclenchée ultérieurement. Au total, ce lundi-là, 64 personnes auront été reçues par le service social départemental polyvalent du Xe arrondissement… ni plus ni moins que d’habitude.
(1) SSDP du Xe arrondissement : 23 bis, rue Bichat – 75010 Paris – Tél. 01 53 72 23 23.
(2) 30 travailleurs sociaux, 15 secrétaires médico-sociales, troiscadres chargées de l’encadrement des équipes sociales, une responsable de service et son adjointe.