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Dans l’Essonne, l’association Intermèdes Robinson propose des activités fondées sur les principes de la pédagogie sociale : accueil inconditionnel, inscription dans la durée, fonctionnement communautaire… Un mode d’intervention non conventionnel.

La porte du pavillon restée entrouverte, on s’autorise à la pousser pour entrer. Passant une tête à l’intérieur, on perçoit une odeur de café et des bruits de vaisselle. « Ah, vous êtes là ? C’est vous, les journalistes ? » Sourire aux lèvres, lunettes de soleil sur la tête, une jeune femme brune accueille les visiteurs. « Entrez, installez-vous, les autres vont arriver, invite-t-elle en tirant des chaises. Moi, c’est Laura Oita, je suis pédagogue sociale. Je vous fais du café ? Parce que moi, je le prépare à la casserole, comme en Roumanie. Ça va pour vous ? » L’accueil est chaleureux et spontané. Dépourvu de tout formalisme, et conforme aux principes de l’association Intermèdes Robinson(1) : ici, chacun est le bienvenu. Quels que soient son âge, son métier, sa situation sociale, son genre ou sa culture.

DES ACTIVITÉS LIBRES ET OUVERTES À TOUS

Créée en 2005 à Longjumeau (Essonne), l’association réunit, selon son site Internet, « tous ceux qui, à un degré ou un autre, s’intéressent et s’investissent dans [son] action de développement social éducatif » : une veille sociale de proximité. Dans le prolongement de l’intervention mise en œuvre par une précédente association – Intermèdes, implantée entre 1998 et 2004 dans le quartier sud de la ville –, cette action s’épanouit dans les « espaces délaissés » (quartiers difficiles, friches périurbaines) et, depuis 2008, dans des camps de familles rom du département. Jardinage communautaire, ateliers éducatifs de rue, soirées conviviales, séjours pour les adolescents, accompagnement de groupes d’enfants… Libres, ouvertes à tous, organisées sur la durée, les activités proposées par l’association reposent sur l’application de principes participatifs et coopératifs. En rupture totale avec un travail social « en train de crever du projet et du contrat », résume son président, Laurent Ott.

Personnage charismatique mais discret, l’homme a touché à tous les métiers de l’éducatif et du social : auxiliaire de vie, puis éducateur spécialisé, il a basculé un temps vers l’animation en centre de loisirs, avant d’entrer pour vingt ans à l’Education nationale où, instituteur puis directeur d’école, il a appliqué les principes de la pédagogie Freinet. Entre-temps, il a présenté avec succès une thèse de doctorat en philosophie politique, noué des liens avec divers instituts du travail social et s’est formé à l’art-thérapie. En 2011, étouffant dans le corset de l’Education nationale, Laurent Ott quitte l’école pour investir d’autres champs. Depuis, il se démène pour faire progresser une autre forme d’intervention éducative, entre éducation populaire, travail social et prévention spécialisée : la pédagogie sociale.

« C’est un courant plutôt issu des pays de l’Est, et relativement mal connu en France », explique Laurent Ott, citant les Polonais Helena Radlinska et Janusz Korczak, personnalités fondatrices. Ses grands principes ? « L’anonymat, la libre adhésion, le non-mandatement, la constance du lieu et du temps d’accueil, l’engagement dans la durée des relations établies, l’ouverture au collectif, l’encouragement à l’initiative sociale et citoyenne, le développement d’activités favorisant l’expression de soi et la coopération dans le groupe… » Comme l’éducation spécialisée, la pédagogie sociale promeut un travail éducatif en milieu ouvert, directement dans l’environnement naturel – mais sans distinction ni séparation des catégories de publics. Comme l’éducation populaire, elle favorise l’appropriation, la libre initiative, la proximité, le développement du pouvoir d’agir, l’alliance avec les familles – en restant centrée sur les milieux populaires. Pour ses promoteurs, la pédagogie sociale renoue avec l’essence même du travail social : le don, l’inconditionnel, la permanence ou encore la gratuité, à rebours de « la technicisation et de la bureaucratisation » des pratiques à l’œuvre dans le secteur.

UN STATUT UNIQUE POUR LES SIX SALARIÉS

Fermée le lundi, jour de repos hebdomadaire, Intermèdes Robinson fonctionne six jours sur sept, cinquante-deux semaines par an. Logée depuis sa création dans un petit appartement de la résidence des Arcades, un quartier populaire de Longjumeau, l’association a emménagé à la fin 2014 dans une grande maison du centre-ville de Champlan, mieux adaptée au développement de ses activités. En général, le local s’anime vers midi, quand l’espace commun du rez-de-chaussée, qui sert aussi bien de cuisine que de salle de réunion, se remplit de rires et de conversations. « Allez, on mange ! Après, il faut préparer les ateliers », rappelle à l’ordre Laura Oita, en déposant un plat de pâtes et de saucisses sur la table pour amener ses collègues à s’asseoir.

Avec des parcours, des anciennetés et des contrats variés – aidés, pour la plupart –, les six salariés partagent un même statut : celui de pédagogue social. Un titre qui fait fi des diplômes ou des qualifications. Ainsi, bien que résolument ancrée dans le social, l’équipe ne compte aucun professionnel diplômé. « Le recrutement privilégie les affinités avec notre façon de travailler, plutôt que les compétences ou les connaissances sanctionnées officiellement, explique Laurent Ott. Le premier contact se noue d’ailleurs souvent autour d’une action, comme bénévole ou à l’occasion d’un service civique. »

Arrivée en France il y a deux ans, Laura Oita a signé en janvier avec l’association, après huit mois de service civique, un contrat à durée déterminée de un an. Elle a alors rejoint au sein de l’équipe deux autres salariés rom : Nicolae Oita, son beau-frère, et Iasmina Dragomir, 21 ans, embauchée en septembre 2013 et qui a appris le français grâce à l’association. Aline Beley, la salariée la plus ancienne, est diplômée du secteur du tourisme et vient d’entreprendre une démarche de validation des acquis de l’expérience (VAE) comme éducatrice spécialisée. Clown de métier, Leïla Djeddi a rejoint l’équipe en avril 2014, abandonnant une formation d’éducatrice spécialisée qui ne répondait pas à ses attentes. Quentin Pignon, lui, était assistant réalisateur et a tourné un film sur l’association. Embauchés au même niveau, tous sont chargés de tâches ou de missions particulières : Nicolae s’occupe du jardin, Iasmina de la petite enfance, Leïla de la production alimentaire, Quentin de la communication… « Nous essayons de répartir les rôles selon les appétences et les besoins de la structure », précise Laurent Ott. A côté des salariés, une dizaine de bénévoles contribuent également aux activités et au fonctionnement de l’association.

DES « adhérents », ET NON DES « USAGERS »

La semaine obéit toujours au même planning. Le mardi, l’équipe et les familles volontaires assurent les préparatifs hebdomadaires : ménage, courses, préparation des goûters, mise à jour du blog… Puis, du mercredi au samedi, de 12 heures à 19 heures, l’équipe anime une quinzaine d’activités et de lieux d’intervention : atelier de rue dans le quartier de la Rocade, jardinage avec des groupes d’adultes ou d’enfants, activités pour tout-petits au camp de Roms de Ballainvilliers, activités au local pour les adolescents, etc. Le dimanche, place aux familles, pour des journées conviviales autour de jeux et d’un repas, souvent au jardin de l’association. « Au total, nous concernons régulièrement un groupe de participants de plus de 600 personnes », estime l’association dans son dernier rapport d’activité. De même qu’il n’y a pas de professionnels mais uniquement des pédagogues ou des permanents, l’équipe récuse le terme d’« usagers ». Les enfants et les familles sont appelés « adhérents ». Ou, à la rigueur, « bénéficiaires ».

Ce jeudi, après le repas, Iasmina Dragomir s’attelle au tri de son stock de perles. Elle veut faire fabriquer des livres en tissu aux enfants du quartier. « Je veux leur montrer qu’on n’a pas besoin de connaître des histoires, on peut en inventer, et faire de jolis objets », explique-t-elle. Des petites mains contribuent à son labeur : Benjamin Halpern, stagiaire éducateur spécialisé, et Glawdys Briet, conseillère en économie sociale et familiale en formation. Pendant ce temps, Leïla Piveteau, une autre stagiaire éducatrice spécialisée, remplit des Thermos de grenadine, empile les gâteaux dans des glacières, compte des sucres et des petites cuillères en prévision des goûters offerts aux enfants accueillis l’après-midi. Reconnu site qualifiant, Intermèdes Robinson accueille chaque année une cinquantaine de stagiaires en travail social, attirés par ses modes d’intervention atypiques et son contact avec les familles rom.

Peu avant 14 heures, Nicolae Oita donne le signal du départ en démarrant l’une des trois camionnettes de l’association. Chargées de sacs, de matériel de jeu, de glacières, sa belle-sœur Laura, Victoria Zorraquin, une partenaire issue d’une autre association, et Magali Menard, une jeune stagiaire élève en seconde professionnelle services de proximité et vie locale au lycée de Palaiseau, s’engouffrent à sa suite. Nicolae Oita prend la direction du jardin de l’association, pour deux heures d’entretien des plantations avec un petit groupe d’adhérents, aidé par Leïla Piveteau. Sur le trajet, il dépose l’autre équipe, qui passera l’après-midi avec les familles rom du camp de Ballainvilliers.

FRUITS, LÉGUMES ET LIEN SOCIAL

Dans le jardin de l’association, un beau terrain situé à Saulx-les-Chartreux, les pieds de tomates ont les feuilles en berne. En ce début du mois de juin(2), la chaleur survenue brutalement a surpris tout le monde. Dans la serre, l’atmosphère est étouffante. Mais les plants de salade ont bien poussé : bientôt, les jardiniers pourront les repiquer entre les rangées de courgettes, de haricots, de radis et de potirons. « La terre est sèche, mais on va essayer de désherber cette parcelle », annonce Nicolae Oita au petit groupe en désignant un carré envahi par le chiendent. Outils en main, deux des adhérents se mettent au travail, tandis qu’un troisième assure l’animation musicale en tapant sur un arrosoir. « L’an dernier, le jardin a produit 750 kilos de fruits et légumes », indique avec fierté Nicolae Oita. Avouant : « Avant, je n’y connaissais rien et même, ça ne m’intéressait pas beaucoup. » La production sert principalement à la confection des repas partagés et à la distribution de produits frais aux adhérents. Les surplus – rares – sont vendus à des prix symboliques. Mais l’activité, qui draine parfois jusqu’à une trentaine de participants, est aussi un support de remobilisation, de lien social, de responsabilisation, d’expérimentation… « Pour certaines personnes, c’est peut-être le seul endroit où on attend quelque chose d’elles, résume simplement Nicolae. Et peut-être qu’elles n’ont pas eu beaucoup de succès dans la vie, mais ici, elles réussissent quelque chose. »

Pendant ce temps, l’autre équipe s’est installée au camp de Ballainvilliers. Depuis deux mois, une vingtaine de familles rom, toutes issues du même village, se sont installées dans un hangar désaffecté du parc d’activités Les Frênes-Les Bouleaux. Comme chaque semaine, l’équipe a étendu des couvertures à l’ombre, où se sont installés une quinzaine d’enfants. Debout, un petit groupe de toutes jeunes mères observe la séance. Après la dînette – l’occasion d’apprendre à connaître les légumes et leurs noms français –, une partie de balle au prisonnier, pour canaliser l’énergie débordante des enfants, puis des exercices d’écriture pour les plus grands, l’heure est aux jeux de société. L’équipe a apporté des Mikado géants. Pas besoin d’expliquer les règles très longtemps. « A chaque fois, nous essayons de proposer des activités variées, souligne Laura Oita. Il s’agit de stimuler la motricité, la préemption, le graphisme, la créativité, le calcul, l’écriture, le partage, la mémoire, la concentration… » Autant de domaines utiles pour compléter ou préparer la scolarisation des enfants, soutenue par l’association, mais en butte aux stratégies de certaines communes ou écoles pour mettre en échec les inscriptions.

A l’heure du goûter, deux des enfants, un garçon et une fille, sont désignés responsables. Appliqués, ils distribuent gobelets, gâteaux et sirop à leurs camarades, qui réclament une deuxième ration dans un joyeux mélange de français et de romani. Mais le meilleur moment reste à venir : en fin de repas, Laura Oita et Victoria Zorraquin distribuent des pochettes de feutres aux couleurs vives. En quelques minutes, le stock est épuisé et les enfants s’en vont reprendre leurs activités habituelles. Le temps de ranger le matériel, et Nicolae repart dans sa camionnette récupérer ses collègues.

Au même moment, une autre équipe s’installe à l’ombre de l’école maternelle Maryse-Bastié, dans le grand ensemble de Longjumeau Sud, à deux pas du skate-park. C’est l’heure de la sortie des classes. Entourée d’un groupe de fillettes, Iasmina Dragomir dévoile ses perles et distribue fils, aiguilles et tissus pour poursuivre les travaux de ses livres cousus. Un peu plus loin, Aline Beley supervise la réalisation de dessins colorés décorés de pâquerettes, Benjamin Halpern a sorti le loto des senteurs, et Glawdys Briet joue à la dînette et aux poupons avec les plus jeunes. « L’association, c’est tous les jeudis, et à chaque fois, même en hiver, on les attend, commente une assistante maternelle en surveillant du coin de l’œil les petits qu’elle a installés sur les tapis. C’est bien, ça met de la vie dans le quartier. Mes enfants sont adultes maintenant, mais eux aussi participaient à des ateliers de rue. Ils faisaient plein d’activités qu’on ne voyait pas ailleurs. Et pour les adultes, ça permet aussi de se retrouver. »

UN ÉQUILIBRE FINANCIER TOUJOURS PRÉCAIRE

Après dix ans de fonctionnement, l’équilibre financier d’Intermèdes Robinson reste précaire. L’absence de financement sur la durée contraint les membres du conseil d’administration à partir chaque année à la pêche aux subventions : une enveloppe politique de la ville, un appel à projets de la Région, une aide matérielle d’une fondation privée… Faute de rentrer dans des cases qui lui permettraient de prétendre à un prix de journée, l’association bricole avec des financements épars, boucle son budget grâce à sa trésorerie et commence chaque année dans l’incertitude. D’autant que les rares conventions pluriannuelles, comme celle qui a été signée en 2012 avec le conseil général de l’époque, portent sur de petites sommes. « En dix ans, nous n’avons toujours pas acquis les moyens de notre existence », reconnaît Laurent Ott. En 2014, l’association a pourtant obtenu le statut d’espace de vie sociale, un agrément de la caisse d’allocations familiales qui autorise le financement de structures associatives de proximité visant l’inclusion sociale, la lutte contre l’isolement, la prise de responsabilité des usagers et le développement de la citoyenneté. Une forme de « respectabilité administrative » intéressante, mais insuffisante pour stabiliser le budget d’Intermèdes Robinson.

Sans doute l’association paie-t-elle un peu son positionnement radical : « Nous sommes freinés parce que nous faisons vraiment du social, c’est-à-dire un travail de longue haleine, de fourmi, et qui vise la transformation sociale, affirme son président. Pas des actions ponctuelles qui confortent les financeurs et des institutions qui ne travaillent qu’à justifier leur existence. » Habité par son sujet, Laurent Ott confie être parfois atteint par le découragement. Fatigué par « les tracasseries administratives », « la lâcheté des décideurs » ou encore « l’absence d’ambition éducative et sociale ». Ce qui le fait tenir ? « On vit des choses passionnantes, s’émerveille-t-il. Des transformations étonnantes. On fait des rencontres impossibles dans le monde ordinaire. »

Et puis, surtout, la pédagogie sociale est en passe de « gagner la guerre idéologique », estime-t-il. Face à un travail social centré sur « les carences, les missions et les fléaux sociaux », principalement chargé d’« administrer la misère », la pédagogie sociale redonne du sens à l’action. En témoignent la multiplication des expériences comparables écloses en quelques années – associations Dédale, à Guyancourt (Yvelines), Terrain d’entente, à Saint-Etienne (Loire), Mme Ruetabaga, à Grenoble (Isère), le réseau des GPAS (groupes pédagogiques d’animation sociale), en Bretagne, etc. –, ainsi que l’intérêt croissant manifesté par les professionnels, auxquels Intermèdes Robinson propose désormais des formations. « Aller au-devant de l’autre, mélanger les publics, proposer un accueil inconditionnel, accepter une forme d’engagement affectif… Tout ça, ce sont des idées toutes simples qui permettent vraiment de renouveler le travail dans les institutions », affirme Laurent Ott. Pour lui, malgré les chausse-trappes, l’issue est inéluctable : « On va gagner. »

Notes

(1) Association Intermèdes Robinson : 22, route de Versailles, 91160 Champlan – Tél. : 06 61 48 21 98 – intermedes@orange.fr – http://assoc.intermedes.free.fr.

(2) Le reportage a été réalisé le 4 juin dernier.

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