La valeur d’un corps

Elle affirme ne pas avoir écrit un livre militant. Dont acte. Difficile pourtant, en refermant Elles. Les prostituées et nous, de réfréner son écœurement et de continuer à considérer la prostitution comme un mal social « nécessaire ». Journaliste indépendante, lauréate à 24 ans du prestigieux prix Albert-Londres, Sophie Bouillon est allée à la rencontre de femmes prostituées à Pretoria, à Genève, à Lagos et à Paris. Cette immersion « dans les coulisses de la réalité », elle la raconte dans un ouvrage bref et intense, construit autour des personnes qu’elle a croisées : Laurence Noëlle(1), auditionnée par le Sénat dans le cadre de la proposition de loi visant à lutter contre le système prostitutionnel ; la « survivante » Rosen Hicher, militante abolitionniste ; Camilla, gamine des cités marseillaises, « sans diplôme et sans fric » ; Sarah, patronne d’un « bar à filles » de Pigalle ; Precious, Nigériane tombée dans les filets des réseaux mafieux ; Zaza, alcoolique depuis l’âge de 8 ans et qui « aimerait bien arrêter de marauder dans le camping-car ». De la dépersonnalisation à la dissociation qu’elles sont obligées d’effectuer, de l’exploitation par les réseaux mafieux à la brutalité des clients, tout cela dans l’indifférence générale d’une société finalement plutôt complaisante, elles témoignent, décrivant leur « métier » comme une activité destructrice dont il est extrêmement difficile de sortir. Sophie Bouillon donne aussi la parole aux clients, persuadés que leur « droit à l’épanouissement sexuel » leur donne « le droit d’acheter » le corps d’un ou d’une autre. Au terme de son voyage, pour la journaliste, les interrogations demeurent : « Qu’est-ce que j’aurais fait, moi, à leur place ? Quelle valeur ai-je choisi de donner à mon corps ? » Mais aussi : « Quel est le rôle de la société, de l’Etat ? Les politiques ont-ils le devoir de dire à une femme ou à un homme que son corps n’est pas à vendre, pour le protéger », malgré son désir et sa propre volonté Le lecteur, lui, a acquis quelques clés de compréhension. Et touché du doigt une réalité, celle de l’extrême complexité d’un univers parallèle construit sur la souffrance, l’exploitation et la misère sociale.