Un vendredi après-midi, dans le studio de radio de l’association Microsillons, au premier étage d’un petit immeuble du quartier des Minimes, à Toulouse… Autour des micros, Kevin Marchais, Vincent Galzin, Aurélien Medeira et Anthony Benyaich discutent à bâtons rompus du réchauffement climatique, sous le regard bienveillant d’Adrien Pinel et de Sylvain Bourg, deux éducateurs bénévoles. C’est L’heure à tuer, une émission enregistrée une fois par mois et dont un montage est diffusé sur une dizaine de radios de la région toulousaine. Le sujet a été choisi quelques minutes auparavant, parmi des idées proposées par ces jeunes adultes qui ont en commun la souffrance psychique.
Travaillant aujourd’hui dans un ESAT (établissement et service d’aide par le travail) sous-traitant d’Airbus pour l’emballage et la livraison de pièces d’avions, Aurélien Medeira raconte : « J’ai découvert la radio en 2000 grâce à l’atelier radio proposé à l’hôpital de jour où j’étais arrivé à 14 ans, trois ans plus tôt. Ce premier pas dans la radio a été un effort énorme pour moi, mais il m’a permis de m’exprimer enfin, de quitter ma timidité intérieure, de prendre le risque qu’on m’écoute. C’était le rêve. Je me sentais comme une star. Je voulais signer des autographes, passer chez Arthur ou Drucker, sur NRJ… Après ce dérapage intérieur, il a fallu que je redescende sur terre. Ces erreurs m’ont permis d’avancer. J’ai compris qu’il faut du travail pour que cela plaise aux gens. La radio m’a permis de me découvrir, de monter les échelons, mais aujourd’hui je me contente que ce soit un loisir. »
Aurélien Medeira a été le premier adolescent à participer à l’atelier radio créé dans l’hôpital de jour pour adolescents de Saint-Léon(1) par Sylvain Bourg, éducateur spécialisé passionné de radio, et Marc Lazaro, animateur responsable des actions éducatives à Radio Campus(2), pour « proposer un espace de parole à des ados psychotiques ». « On a commencé dans une grande salle de réunion avec une très mauvaise acoustique, une dizaine de jeunes et trois adultes pour encadrer un atelier de deux heures par semaine, se souvient Marc Lazaro. Dès la deuxième année, les jeunes ont commencé à venir à la radio, à se confronter à l’extérieur, à une socialisation concrète. » L’atelier est passé à trois heures et demie par semaine, avec une séance le samedi à Radio Campus. « Aurélien s’y est essayé à l’exercice difficile du feuilleton, poursuit l’animateur. Il a de grandes qualités vocales, coécrit et anime. Cela l’a fait travailler sur son imaginaire, les relations aux autres. Il a pris confiance en lui et cela lui a donné beaucoup de power, peut-être trop ! » Passionné de photo et de vidéo, Vincent Galzin, 29 ans, est arrivé à l’hôpital de jour à 16 ans, alors que l’atelier radio venait de se créer. « J’ai fait des interviews sur des sujets de société. Je donnais des conseils dans les “sages messages” et j’ai participé à la rubrique collective des “stars cachées” (des fausses pubs), se remémore-t-il avec l’aide de Sylvain Bourg. Certains faisaient du montage sur ordinateur. » Quant à Kevin Marchais, l’actuel président de Microsillons, il n’a pas osé participer à l’atelier radio lors de son séjour à l’hôpital de jour mais a rejoint Aurélien et Vincent un peu plus tard.
En 2004, la découverte via un documentaire(3) de la Colifata, radio argentine créée au début des années 1990 dans un hôpital psychiatrique de Buenos Aires, puis la rencontre à Toulouse de son initiateur, le psychologue Alfredo Oliveira, ont été un choc pour les créateurs de Microsillons. « Ils assuraient quatre heures d’émission par semaine en direct dans l’hôpital et sortaient des miniprogrammes diffusés sur de nombreuses radios. Ils étaient réputés, reconnus politiquement dans le cadre de la transformation de la santé mentale en Argentine, et même au niveau de l’ONU », s’enthousiasme Sylvain Bourg. « Cela nous a donné l’espoir d’une légitimité et a permis de donner de l’ampleur à notre atelier, à Radio Campus comme à l’hôpital de jour », complète Marc Lazaro.
Dans le documentaire, des colifatos (« lunatiques, excentriques », en argot argentin) proposaient à qui voulait de « venir rencontrer les fous » de l’hôpital de la Borda à Buenos Aires. Cette invitation a sonné comme un défi pour Aurélien Medeira, qui venait de quitter l’hôpital de jour pour le Samsah (service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés) Route Nouvelle. Organisées en 2007 par la Colifata, les Rencontres mondiales « santé mentale et médias » lui ont permis de réaliser ce rêve. Malgré les importantes difficultés pour emmener des adolescents psychotiques à l’autre bout de monde, le voyage a pu se faire avec des jeunes de l’hôpital de jour et des anciens passionnés de radio comme Aurélien et Vincent, grâce à un financement « culture à l’hôpital » (par le biais de l’agence régionale de l’hospitalisation de l’époque et de la direction régionale des affaires culturelles). « Nous sommes la seule structure française à y être allée, témoigne Marc Lazaro. Cela a été énorme pour ces gamins, surtout que nous envoyions chaque jour une émission à Radio Campus. » Le voyage a également offert aux participants l’opportunité de rencontrer des représentants d’une dizaine d’autres radios d’hôpitaux psychiatriques situés en Italie, en Espagne ou au Chili.
Cette expérience forte en Amérique du Sud a donné envie aux adolescents ayant quitté l’institution, surtout à Aurélien et à Vincent, de continuer à voyager et, surtout, de faire de la radio. Mais la présence en nombre de ces adolescents à Radio Campus a commencé à poser quelques problèmes à une structure qui n’avait pas la capacité de les accueillir. D’où l’idée de créer une association. Trois éducateurs et une enseignante ont réfléchi pendant une année avec quelques jeunes malades sur ce qu’elle pourrait être. « Le passage de l’atelier en hôpital de jour à une association a été douloureux, comme le fait de grandir, résume Marc Lazaro. Il y avait beaucoup d’énergie, d’envies et de volonté de déboucher sur quelque chose de non enfermant. » Patrice Hortoneda, ancien psychologue du 3e secteur de pédopsychiatrie de Toulouse, les a aidés à cheminer dans ce projet dans le cadre d’une supervision bénévole. « Je les ai encouragés à créer une association – ou un club, dans le langage du mouvement de la thérapie institutionnelle auquel je suis affilié – pour que cela devienne l’objet de ces jeunes, explique-t-il. Ils avaient quitté l’hôpital de jour et tenaient là un dispositif qui pouvait continuer à les accueillir, en ayant de l’autonomie. C’était un vrai bon travail de secteur de pédopsychiatrie. Mais il y a eu un moment conflictuel avec la direction de Saint-Léon, qui ne voulait pas en entendre parler. »
En dépit des difficultés, Microsillons voit le jour en mai 2008. « En rédigeant les statuts, nous avons dû définir l’objet de l’association et à qui elle s’adressait, raconte Adrien Pinel, l’un des trois éducateurs impliqués, qui a découvert l’atelier radio en 2004-2005, lors de son stage de fin d’études à l’hôpital de jour de Saint-Léon. Certaines personnes étaient gênées par l’utilisation du mot “handicapé” dans les statuts, et pourtant cette association ne s’adresse pas à tout le monde ! » Microsillons s’inscrit dans le cadre de la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », sur les principes d’un GEM (groupe d’entraide mutuelle). Il s’agit, disent les textes, d’un « lieu convivial où des personnes peuvent se retrouver, s’entraider, organiser ensemble des activités visant tant au développement personnel qu’à créer des liens avec la communauté environnante », « pour aider à rompre l’isolement, restaurer et maintenir les liens sociaux, redonner confiance en soi », à destination « de personnes qu’une altération de santé met en difficulté d’insertion sociale, qu’elles se considèrent ou non comme handicapées ». Enfin, « les adhérents sont acteurs du projet du groupe, qu’ils définissent et font vivre ensemble, chacun y participant à la mesure de ses possibilités ».
Le département de Haute-Garonne a contribué à l’acquisition du matériel, ainsi que la Fondation de France, qui a apporté un financement à hauteur de 10 000 € pour les deux premières années. Depuis le début, Microsillons bénéficie aussi du soutien de la mairie de Toulouse, qui lui prête un local avec un petit studio radio, une grande pièce avec les ordinateurs et un coin salon-cuisine. Volontaires pour passer du temps avec des psychotiques, Adrien Pinel, Mohammed Ghouas et Sylvain Bourg, tous trois éducateurs et dotés d’une expérience en psychiatrie adolescente et en radio, se sont investis sans compter pendant six ans dans l’association, rémunérés à hauteur de trois heures par semaine, pour une présence effective de dix à quinze heures. Cela a permis de produire Emi-Sillons, une émission mensuelle diffusée sur une dizaine de radios locales(4), de participer aux Rencontres vidéo en santé mentale de la Villette, à Paris, et de rencontrer autour de la radio d’autres GEM comme les Z’entonnoirs, à Roubaix(5), la Patat’ose, à Reims, Radio Citron, à Paris, ou d’organiser une semaine « GEM la radio » avec, en 2013, un financement PEJA (programme européen jeunesse en action)… De 2008 à 2013, les éducateurs ont même assuré des formations radio en tant que technique éducative pour des élèves travailleurs sociaux à l’Ifrass (Institut de formation, recherche, animation, sanitaire et social) et au centre de formation Saint-Honoré, à Paris, en faisant intervenir des adhérents de Microsillons.
« Microsillons est un outil hyperintéressant : une cinquantaine de personnes y sont passées pour produire des émissions de radio, analyse Adrien Pinel. Ce n’est pas un lieu de soin, mais son ambiance bienveillante et sécurisante a permis l’accueil de personnes isolées socialement du fait de leurs troubles psychiques. » Les nouveaux adhérents sont adressés par le CRA (Centre ressources autisme), des Samsah comme Route Nouvelle, à Toulouse, le centre de soins pour étudiants de Saint-Sernin et plusieurs centres médico-psychologiques. Arrivé, souffrant d’autisme, après une formation en IUT statistiques et traitement informatique des données, Alban Rolh est devenu le support technique de l’association, et assure notamment une rubrique philosophique intitulée Philomoe. Anthony Benyaich, qui a entendu parler de Microsillons par un éducateur de son institut médico-éducatif il y a trois ans, est devenu secrétaire de l’association. Adrien Marquez-Velasco, de son côté, a connu l’association après un épisode dépressif qui l’a amené au centre Saint-Sernin. « J’ai appris beaucoup de choses sur la vidéo grâce à Mohammed Ghouas, un des éducateurs, et je me suis rapidement attaché aux adhérents », raconte celui qui est devenu en 2013 le coordinateur de l’association, d’abord comme bénévole, puis comme salarié en CUI-CAE (contrat unique d’insertion-contrat d’accompagnement dans l’emploi).
« L’intérêt en termes de socialisation et de déstigmatisation est énorme, souligne Carole Brami, présidente de l’Association régionale d’aide à la santé mentale-Croix Marine, qui parraine Microsillons depuis quatre ans. Ce média permet aux participants d’avancer dans la société, d’y avoir une place et une valorisation très forte. Ils ont une raison d’affronter un monde qui leur fait peur, ou qui les regarde de travers, pour faire quelque chose qui leur tient à cœur. Ce n’est plus seulement monsieur Machin avec son vécu psy, mais quelqu’un qui a une véritable compétence en radio, photo ou vidéo. Ils montrent qu’ils sont capables de mettre en place des projets ambitieux, en groupe. A la Semaine de la santé mentale, ils vont saluer les élus qui les connaissent. Ils sont reconnus à Toulouse, car ils ont fait un énorme travail. »
Au sein d’une association de malades tendant à l’autonomie, sans cadre éducatif ou thérapeutique, la place des éducateurs est indispensable, mais pas évidente. Les trois professionnels de Microsillons ont pris la peine de l’expliquer dans un article intitulé « Qu’est-ce que tu fous là ? Des éducateurs spécialisés dans un groupe d’entraide mutuelle », paru dans la revue Empan(6). « La fonction d’accueil nécessite du temps, de l’écoute. Cela passe par une attention particulière, car accueillir des personnes, c’est aussi se coltiner des symptômes », écrivent-ils. Par ailleurs, Adrien Pinel se félicite que, à Microsillons, « la barrière aidant-aidé, malade-non malade soit plus floue qu’ailleurs. Cela m’a aidé à sortir de ma posture éducative classique. Mais cela ne peut fonctionner qu’avec un financement. »
Or, depuis 2013, malgré un avis positif sur la reconnaissance de Microsillons en tant que GEM, le financement ad hoc par l’ARS (agence régionale de santé) n’est pas arrivé et les éducateurs ont dû se « décaler », selon le terme de Sylvain Bourg. Deux d’entre eux viennent encore une fois par mois pour réguler et aider à l’enregistrement de L’heure à tuer, mais Adrien Pinel va bientôt quitter Toulouse, et donc se retirer totalement du projet. « L’ARS nous a encouragés à continuer bénévolement, mais ce n’était pas possible pour nous de poursuivre ainsi, indique Sylvain Bourg. Des bénévoles non professionnels sont venus quelques mois, mais n’ont pas tenu. Du coup, plusieurs membres sont partis. Seuls sont restés les huit à dix les plus investis. L’ambiance s’est dégradée. Ils se sont retrouvés seuls sur leurs productions. Certains conflits sont nés, notamment avec un jeune très investi mais avec une relation aux autres un peu difficile… » Croix Marine, qui aide l’association à s’organiser et à garder un cadre constructif et bienfaisant, a été alertée par Sylvain Bourg et a récemment reçu plusieurs de ses membres. « En ce moment, Microsillons ne va pas très bien, reconnaît Carole Brami. Ces jeunes avec des troubles mentaux n’ont plus de bénévoles pour les accompagner et sont un peu livrés à eux-mêmes. » Croix Marine a suggéré de limiter le temps d’accueil et de spécifier les activités prévues pour chaque jour : une séance pour enregistrer, une pour faire un goûter, une pour une sortie culturelle et une autre libre. Ce qui n’a pas trop plu à certains adhérents. Deux membres de Croix Marine, impliqués dans des GEM ayant connu les mêmes difficultés, ont proposé de continuer à les aider, mais le problème du financement reste entier. « Je crois que ces dispositifs de type GEM doivent être articulés avec le secteur, appuie le psychologue Patrice Hortoneda. Des GEM complètement autonomes, c’est une aberration. Si on les laisse complètement isolés, cela n’ira pas bien loin. »
Pour l’heure, Microsillons va bénéficier d’un audit de fonctionnement par un maître de conférences en sciences de la communication de l’université de Toulouse-1. Pour Adrien Marquez-Velasco, le coordinateur, dont le contrat se termine très bientôt, c’est l’espoir d’un nouveau souffle grâce à un appui pour l’obtention d’un financement européen et, enfin, la reconnaissance comme GEM.
(1) Etablissement appartenant au centre de guidance infantile de l’Arseaa (Association régionale pour la sauvegarde de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte), dans le 3e secteur de pédopsychiatrie infantile de Haute-Garonne.
(2) A Radio Campus Toulouse, Marc Lazaro anime des ateliers au sein d’une dizaine de structures différentes, dont deux ITEP, un IMPro et un hôpital de jour.
(3) Radio la Colifata, documentaire réalisé en 2001 par Chloé Ouvrard et Pierre Barougier.
(4) Une version de 20 min est diffusée sur les radios, tandis qu’une version de 60 min est écoutable sur le site de l’association :
(6) Empan n° 94 (février 2014), disponible sur