Cela correspond à l’évolution des consommations que l’on observe depuis les années 1960. Du côté des adultes, on enregistre en effet une diminution d’un mode de consommation quotidien d’alcool. Le vin de table ordinaire a quasiment disparu pour être remplacé par une consommation plus ponctuelle, avec des produits de meilleure qualité. En ce qui concerne les jeunes, les préoccupations actuelles semblent liées à l’émergence d’alcoolisations festives et ponctuelles, menant souvent à l’ivresse. Ces transformations des modes de consommation amènent évidemment de nouvelles préoccupations en termes de santé publique.
S’intéresser au sexe et à l’âge en ce qui concerne l’alcool, c’est prendre en compte le fait que la consommation de produits alcoolisés est normée. Ce que l’on boit, la manière dont on boit, le contexte dans lequel on le fait varient selon qu’on est un homme ou une femme, en fonction de son âge, de son milieu. Boire recouvre des pratiques codifiées socialement et culturellement. Si l’on aborde la dimension générationnelle, même s’il existe un code partagé par les générations autour de l’idée du « bien boire », le contexte festif des jeunes de 20 ans n’est peut-être plus tout à fait celui de leurs parents et de leurs grands-parents. En ce qui concerne le genre, en dépit d’une certaine évolution, les lieux du boire, comme les bars, restent des lieux de sociabilité plutôt masculins. On sait aussi qu’il existe une différenciation « genrée » des produits alcoolisés. Hommes et femmes ne consomment pas tout à fait les mêmes produits, malgré davantage d’indifférenciation dans les boissons consommées. Nous n’en sommes plus aux vins doux pour les femmes et aux boissons anisées ou alcools forts pour les hommes. Cependant des codes « genrés » sont mobilisés par le marketing. Les femmes sont reconnues aujourd’hui comme une nouvelle cible dont les goûts seraient inévitablement différents de ceux des hommes. Le rapport à l’alcool, au boire, est construit socialement de façon différenciée selon son sexe et son âge.
En effet, les femmes ont toujours fait l’objet, dans ce domaine, d’un regard spécifique avec, en arrière-plan, leur rôle et leurs responsabilités de mères. Le regard et les préoccupations portant sur l’alcoolisation des femmes restent, aujourd’hui encore, fortement marqués d’un double standard de sexe en matière de normes du boire. L’alcoolisation, l’ivresse masculines sont mieux tolérées, bien que plus fréquentes. Nous avons recueilli pour cet ouvrage des témoignages d’étudiants. Ces jeunes hommes s’efforcent d’avoir un discours socialement correct sur l’égalité entre les sexes. On entend bien qu’ils ne s’autorisent pas à stigmatiser les pratiques d’alcoolisation des femmes, mais ils sont pourtant gênés : « Elles ont le droit de boire comme nous mais, tout de même, ne s’exposent-elles pas trop en s’alcoolisant ? » Leur malaise provient du fait que ces jeunes femmes mettent en acte leur droit à faire comme les hommes, mais, ce faisant, elles transgressent les codes, les normes de la féminité. L’alcoolisation des jeunes femmes en contexte festif leur pose surtout des questions en termes de prise de risques du côté de la sexualité. C’est vrai surtout lorsque ces alcoolisations se déroulent dans l’espace public. On est là dans la transgression totale.
Obligatoirement, parce que les modes de vie des femmes ont eux-mêmes fortement évolué. Aujourd’hui, il est admis que les femmes aillent entre collègues de travail à la fin de la journée boire un apéritif ensemble, qu’elles puissent aller au restaurant entre filles ou même en boîte. Le regard que les femmes peuvent avoir elles-mêmes sur les pratiques d’alcoolisation s’est, lui aussi, transformé. Lors d’entretiens avec des étudiantes, j’ai ressenti aussi une forme de revendication à l’égalité : « Nous aussi on a le droit de boire. » En même temps, il persiste une double norme et on ne regarde pas tout à fait de la même manière les alcoolisations festives chez les jeunes selon qu’il s’agit de garçons ou de filles. Il persiste un stéréotype de sexe.
Il y a évidemment le phénomène du binge drinking [« beuverie express »], qui est souvent mis en avant. Mais il tend, je pense, à être abusivement considéré comme une pratique généralisée. Ce qui est nouveau, notamment dans le milieu étudiant, c’est la visibilité de l’alcoolisation dans l’espace public, qui participe à la vision que l’on peut avoir du phénomène. Lors d’études menées sur les soirées festives étudiantes, notamment à Brest et à Rennes, nous avons constaté que l’alcoolisation chez les jeunes se déroule sur des durées assez longues. La soirée démarre dans un appartement, puis il y a des regroupements dans l’espace public, pour retourner ensuite dans des lieux fermés. Je me demande donc si notre regard n’est pas un peu déformé en raison de la visibilité des pratiques d’alcoolisation dans l’espace public. En outre, la recherche de l’ivresse, en particulier chez les jeunes hommes, ne me semble pas être un phénomène nouveau. Cela participe, et depuis longtemps, aux rites de passages par lesquels est éprouvée la masculinité des jeunes hommes. Il s’agit de tenir l’alcool pour montrer qu’on est un homme. Aujourd’hui, les enquêtes permettent de chiffrer, d’observer les évolutions, et il ne s’agit pas de nier la réalité des alcoolisations festives dans l’espace public, où l’ivresse peut effectivement être recherchée, mais nous n’avons pas assez d’éléments pour affirmer que ce phénomène est plus massif qu’il y a trente ou quarante ans. Ces dix dernières années, la question de l’alcoolisation des jeunes a été abordée en termes de problème de santé publique, en la croisant souvent avec celle de l’ordre public. Le monde adulte ne peut pas ne pas voir ce qui se passe. Si l’alcoolisation des jeunes restait cantonnée à l’espace privé, on en parlerait sans doute moins. Toutefois, je ne pense pas que cela relève d’une volonté de provocation de la part des jeunes. D’ailleurs, les premières alcoolisations durant la période lycéenne se déroulent plutôt dans un entre-soi adolescent. C’est le passage au statut d’étudiant qui amène de nouvelles pratiques et cette présence dans l’espace public. Cela s’explique aussi par un contexte socio-économique difficile. Lorsqu’un étudiant dispose de seulement 10 € pour une soirée, il ne va pas dans un bar. Il achète de l’alcool au supermarché pour le boire dehors ou chez des amis.
Les discours de prévention ont beaucoup évolué, et l’on est davantage aujourd’hui dans une logique de prévention des risques, avec une présence sur les lieux festifs. Certaines campagnes ont d’ailleurs permis d’intérioriser de nouveaux comportements, comme « celui qui conduit ne boit pas ». Il n’en demeure pas moins que les discours provenant des adultes ne passent pas toujours très bien. Les témoignages que nous avons recueillis le montrent clairement. Les jeunes ont tendance à penser que les adultes ne comprennent rien à leurs pratiques. L’éducation par les pairs est donc sans doute une piste intéressante. Encore faut-il que ces jeunes ne soient pas eux-mêmes porteurs d’un discours moralisateur et stigmatisant.
Il me paraît tout aussi nécessaire de ne pas passer sous silence des pratiques à risques que de rompre avec un discours moralisateur de l’interdit. Le monde adulte pourrait par ailleurs s’interroger sur son propre rapport à l’alcool, qui reste très présent dans les temps festifs et les sociabilités. Les pratiques des jeunes ont un caractère excessif, ce qui est le propre de la jeunesse, mais elles ne font que refléter cette réalité. Sans minimiser les problèmes que pose la consommation d’alcool chez les jeunes, peut-être faut-il savoir prendre un peu de distance, replacer leurs pratiques dans un environnement social et culturel.
La sociologue Marie-Laure Déroff est maître de conférences et responsable du master « métiers de l’intervention sociale » à l’université de Brest. Avec l’historien Thierry Fillaut, elle a dirigé Boire : une affaire de sexe et d’âge (Ed. Presses de l’EHESP, 2015).
(1) Cet ouvrage fait suite à deux journées d’études « Boire : genre, génération(s) » organisées à Brest, en octobre 2013, et à Lorient, en février 2014, par le Labers (Laboratoire d’études et de recherche en sociologie) et le Cerhio (Centre de recherches historiques de l’Ouest).