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Un dispositif qui fait du bruit

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D’origine québécoise, le dispositif TAPAJ propose à de jeunes adultes en situation de grande difficulté des heures de travail payées le jour même au sein de chantiers divers. Depuis mars 2014, il a essaimé dans douze villes de France. Reportage à Bordeaux.

Les cheveux rasés d’un côté pour les uns, multicolores pour les autres, des tatouages et des piercings comme signes d’affiliation à un même groupe, ils portent des pantalons très larges et des chaussures imposantes. La plupart du temps, ils sont accompagnés d’un ou plusieurs chiens. Appelés « zonards », « punks à chiens » ou – par les professionnels du social – « jeunes en errance », Pedro, Alexandre, Sonia, Camille et Aymeric(1) vivent à la rue ou en squat et ont tous, à un moment donné, souffert d’addictions. Ce matin, ils se sont levés de bonne heure pour retrouver derrière la gare de Bordeaux, dans le parking en plein air de la SNCF, les éducateurs de rue du CEID (Comité d’étude et d’information sur la drogue et les addictions)(2). Agnès Creyemey arrive au volant de sa camionnette. Son collègue, Adrien Merceron, est souffrant. Ce mardi, elle devra donc encadrer seule les jeunes du dispositif TAPAJ (travail payé à la journée)(3).

RENOUER AVEC LE TRAVAIL

Proposé comme une alternative légale à la manche pour les 18-25 ans en situation de grande précarité, TAPAJ est un chantier sans engagement sur le long terme. A raison de quelques heures de travail par semaine (entretien d’espaces verts, rangement et nettoyage de caddies d’un supermarché, construction d’un site Internet) payées le jour même 10 € l’heure, ce chantier leur permet de (re)trouver un contact avec le monde du travail. Ciseaux, débroussailleuse, binette, balais, etc., l’éducatrice de rue est bien équipée. Aujourd’hui, son équipe a été missionnée par la SNCF pour nettoyer le parking de la direction régionale, ramasser les feuilles et élaguer les arbres longeant la rampe d’accès. Agnès Creyemey briefe les cinq jeunes qui enfilent leurs gilets de chantier fluo. La professionnelle attendait deux participants de plus, qui ont oublié le rendez-vous…

L’initiative est née au Québec il y a quinze ans. Directeur général de l’association Spectre de rue à Montréal, Gilles Beauregard l’a imaginée pour permettre à ces jeunes – dont le profil diffère quelque peu outre-Atlantique – de « faire autre chose que de laver les vitres au feu rouge »(4). Mais, pour le participant, l’objectif est surtout de retrouver, grâce à ce marchepied, une estime de soi et d’entamer un parcours de réinsertion. L’association invente un fonctionnement ultrasouple : la veille du chantier, dès 10 heures, les bénéficiaires peuvent s’inscrire en téléphonant aux intervenants sociaux. « Très vite, l’expérience a bien fonctionné et le téléphone tellement sonné que le mot “TAPAJ” a émergé pour baptiser le dispositif », raconte Gilles Beauregard, à l’occasion de sa venue en France au début juin pour les Journées nationales de la Fédération Addiction. Le « succès » ne se dément pas au fil du temps, tant du côté des jeunes errants que de celui des pourvoyeurs de marchés. L’année de son lancement, Spectre de rue signait avec différentes entreprises publiques et privées de Montréal pour un équivalent de 30 000 € de contrats. En 2014, les jeunes « tapajeurs » ont réalisé pour 125 000 € de travaux.

UNE EXPÉRIENCE QUÉBÉCOISE À ADAPTER À LA FRANCE

En 2006, alors que Jean-Hugues Morales, éducateur de rue au CEID de Bordeaux, effectue un stage à Montréal, il croise Spectre de rue et les tapajeurs, et perçoit immédiatement la pertinence d’adapter ce dispositif dans la région bordelaise, où le public de jeunes en errance représente environ 150 individus. « J’en avais non seulement constaté l’efficacité au Canada, mais cela semblait surtout pouvoir pallier les échecs successifs que nous rencontrions avec les jeunes, explique le travailleur social. Beaucoup avaient envie de sortir de la précarité mais étaient confrontés à des freins : “Qui s’occupera des chiens si je travaille ?”, “Comment vivre en attendant ma paie à la fin du mois ?”, “Est-ce que ça vaut le coup de perdre ma place de manche ?” On leur proposait des chantiers d’insertion, mais ils estimaient que c’était pour des “inadaptés sociaux”, et donc pas pour eux ! Mais les contrats plus classiques ne sont pas non plus appropriés, car les jeunes errants sont nombreux à avoir un suivi médical important qui nécessite un emploi du temps sur mesure. De plus, la rue les a à tel point désocialisés qu’il leur est souvent difficile d’arriver à l’heure, de se présenter correctement et de se comporter dans un groupe… » Devenu entre-temps sociologue, Jean-Hugues Morales développe donc le projet TAPAJ en l’adaptant au contexte français et aux problématiques locales. Il faut aussi contourner l’obstacle du code du travail et convaincre des entreprises locales et des partenaires institutionnels a priori frileux. Grâce à une aide financière de la Fondation Auchan destinée à acheter le matériel nécessaire pour commencer des chantiers, le coup d’envoi du projet est donné en 2012.

UN PARCOURS ÉVOLUTIF EN TROIS PHASES

Alors que, au Québec, TAPAJ est proposé aux jeunes de 16 à 30 ans, il sera limité en France aux majeurs jusqu’à 25 ans, âge auquel prennent effet les droits liés au RSA (revenu de solidarité active). Les bénéficiaires sont mis face aux curseurs classiques de l’emploi, puisqu’ils signent un contrat de travail « à durée déterminée d’usage » avec l’association intermédiaire ARE 33, partenaire du CEID, et qu’ils reçoivent un bulletin de salaire. L’entrée dans le dispositif reste néanmoins des plus simples : « Une carte d’identité et un numéro de sécurité sociale suffisent pour se préinscrire en dix minutes, précise Jean-Hugues Morales. Cela soulage les jeunes, habitués à des parcours du combattant institutionnels à l’issue incertaine. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs confié qu’ils n’auraient pas intégré le dispositif avec des modalités supplémentaires. » Quand les travailleurs sociaux canadiens paient les jeunes en liquide en fin de chantier, ceux de Bordeaux leur remettent une lettre-chèque émise par l’ARE 33. « Elle peut être échangée le jour même dans n’importe quelle agence de La Poste », pointe Jean-Hugues Morales, selon qui tout l’intérêt du dispositif tient à cet argent disponible immédiatement : « Le lundi, ils appellent, le mardi, ils bossent. L’après-midi même, ils ont leur chèque. D’ordinaire, ils viennent demander un fonds d’aide d’urgence. S’ils l’obtiennent, ce n’est pas avant le lendemain. Avec TAPAJ, ils ne se considèrent plus comme “assistés” et se mobilisent par eux-mêmes pour obtenir cette somme de 40 €. On sort donc du compassionnel sans proposer du pur “occupationnel”. »

TAPAJ France, qui a repris le logo officiel de son aîné canadien, a par ailleurs conservé le concept de phases successives originelles. En phase 1, les mardis de 10 heures à 14 heures, les tapajeurs réalisent des tâches sur les chantiers aux côtés des éducateurs, sur le mode du faire-avec. Il n’y a pas d’exigence de présence d’une séance à l’autre. Suivant le comportement du bénéficiaire (assiduité, respect des horaires), une deuxième marche peut être franchie. En phase 2, les travailleurs sociaux aident le jeune dans certaines situations d’ordre administratif, judiciaire… Puis le participant effectue au sein d’une entreprise une mission professionnelle sans accompagnement et avec une charge horaire supérieure. « Il comprend progressivement que le monde du travail, ce n’est pas seulement gagner de l’argent, c’est aussi un groupe humain auprès duquel il peut commencer à s’épanouir et à l’égard duquel il a certaines obligations », commente Agnès Creyemey. Il ne s’agit pas de contrats à temps plein que les jeunes en errance ne pourraient pas tenir dans la durée, mais de périodes de deux ou trois jours d’affilée. « Le fait qu’on leur accorde notre confiance pour leur faire intégrer le milieu professionnel est gratifiant, mais recevoir de la part des entreprises la reconnaissance de la qualité du travail fourni procure une satisfaction encore plus grande », ajoute l’éducatrice de rue. Enfin, en phase 3, il s’agit d’orienter le jeune vers un chantier d’insertion, une formation qualifiante, un contrat de travail de droit commun… A Bordeaux, sur les 31 jeunes passés par TAPAJ, 45 % ont pu aller jusqu’en phase 3 – ce qui est considéré comme une « sortie positive » selon les critères de la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi).

Ce matin, sur le parking SNCF, même s’ils ont déjà participé à plusieurs chantiers TAPAJ certains jeunes sont encore en phase 1 tandis que d’autres sont déjà passés en phase 2. « On manque pour le moment de contrats de phase 2, mais on ne va pas pour autant priver les personnes motivées de gagner de l’argent. Les sept premiers à avoir appelé lundi ont été acceptés sur le chantier », précise Agnès Creyemey, qui, le reste de la semaine, arpente Bordeaux et ses alentours dans le cadre du programme d’échange de seringues. Une fois les tâches définies, chaque jeune s’empare du matériel. Aymeric se met immédiatement au travail et ne lâchera sa souffleuse que le temps des pauses-cigarette. Camille semble manier sans problème la débroussailleuse. Pedro enfile des gants de protection et attaque les branchages aux ciseaux. Agnès Creyemey elle-même empoigne un balai. « Je ne les regarde pas travailler, je fais avec eux. On partage en quelque sorte la même “galère”. Exécuter ces tâches côte à côte et sans forcément se regarder libère la parole », commente la professionnelle de la réduction des risques. Selon elle, TAPAJ est « une instrumentalisation réciproque » : « Ils ont besoin d’argent, ils viennent ici. Pour nous, le travail est un alibi puisqu’on se saisit de l’opportunité du tête-à-tête pour tenter de créer des microchangements. » Elle s’adresse d’ailleurs à Sonia : « Alors, comment ça se passe pour ton appart ? » La jeune femme, qui vit en couple, est dans l’attente d’un hébergement stable. L’éducatrice aimerait lui proposer un travail à temps plein, mais il faudrait qu’elle envisage de changer de look. « C’est une question que j’ai déjà abordée avec elle, mais elle ne se sent pas prête à “se déguiser” si elle n’est pas sûre d’avoir le poste. »

NI ALCOOL NI DROGUE SUR LES CHANTIERS

Camille, qui vient d’avoir 25 ans, pourrait prochainement entamer une phase 3 chez Auchan. Elle explique que les zonards « ont envie de bosser ». « En 2014, j’ai travaillé huit mois dans les vignes. C’est très physique, beaucoup de gens n’auraient pas tenu le rythme », commente-t-elle, avant d’ajouter que c’est grâce à TAPAJ qu’elle a quitté la rue, où elle était arrivée à l’âge de 17 ans. « Il y a trois ans, Jean-Hugues et Agnès sont venus vers moi et m’ont parlé du dispositif. J’ai découvert le travail dans les espaces verts, ça m’a permis de remettre le pied à l’étrier. » Pedro et Alexandre, quant à eux, vivent dans le même squat et élèvent leurs trois chiens ensemble. « En deux ans avec TAPAJ, j’ai fait pas mal de chantiers différents, raconte Pedro, 21 ans, qui a quitté le domicile familial à sa majorité. Le reste de la semaine, je fais en sorte de me faire de l’argent, notamment en jouant de la guitare dans la rue. » Il raconte avoir connu TAPAJ « par un ami qui s’était renseigné pour se faire de l’argent légalement ». Son objectif ? Ne pas rester « trop longtemps » à la rue. « J’aimerais peut-être reprendre des études. Je me suis rendu compte que vivre comme un anarchiste, c’était beaucoup de boulot, finalement ! » A la fin du chantier, avec Alexandre, ils réunissent leurs salaires pour « acheter des croquettes, aller à la pharmacie, faire les courses, sans oublier d’en garder pour s’amuser ».

Si, aujourd’hui, tous les jeunes semblent plutôt motivés, ce n’est pas toujours le cas. « On leur dit une fois, deux fois, la troisième fois, ils ne reviennent pas, c’est tout, explique Agnès Creyamey. Mais on est plutôt cools. La seule chose que l’on proscrit, c’est la consommation d’alcool et de drogue pendant le chantier. On leur demande aussi de repartir s’ils arrivent trop fatigués pour travailler. On manipule quand même des outils qui peuvent être dangereux. » Quant aux absents… « Nous ne leur demandons pas de se justifier et nous ne les excluons pas du dispositif. S’ils l’évoquent spontanément, on leur rappellera juste qu’en ne venant pas, ils bloquent la place de quelqu’un d’autre. »

« Allez, un dernier coup de collier ! », lance l’éducatrice, alors que l’heure de la débauche approche. Les jeunes sont déjà fébriles. Dès que le feu vert est donné, Aymeric sort une bière et du sirop de son sac à dos, tandis que les filles repartent vaquer à leurs occupations. Pedro montre à la travailleuse sociale un abcès qu’il a au bras. Elle lui propose de passer au CEID voir une infirmière. « TAPAJ peut être une porte d’entrée vers le soin », fait valoir l’éducatrice de rue.

François Masson, responsable production de la direction déléguée à l’environnement du travail à la SNCF Aquitaine-Poitou, vient à sa rencontre pour vérifier que le travail de la matinée a donné satisfaction. « Les jeunes de TAPAJ interviennent ici six fois par an depuis trois ans. Nous renouvelons le contrat tant que le travail est bien fait et qu’il n’y a pas de souci de comportement. Ces jeunes sont des prestataires presque comme les autres. » Selon lui, la SNCF n’a aucune réticence à faire travailler ce public bien connu dans le périmètre ferroviaire.

L’enjeu du projet TAPAJ était de trouver des emplois adaptés n’exigeant pas une qualification particulière et ne générant pas de risques importants. Il fallait aussi trouver des niches pour ne pas mettre en concurrence les fonctions assurées par des salariés en interne. Au fil des ans, des contrats ont pu être signés avec Auchan, la SNCF, ERDF et Vinci – qui les financent sur leur volet RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise) – ou la Fondation Orange. La mairie de Bordeaux offre également un gisement de travaux. « Il nous faut développer un archipel de pourvoyeurs, le plus varié possible, pour pouvoir proposer des chantiers toutes les semaines, explique Jean-Hugues Morales. Ce n’est pas évident. Aussi, on demande aux employeurs qui sont satisfaits du travail des tapajeurs de présenter le dispositif à leurs filiales ou aux entreprises de la région. »

DISPOSITIF PRIORITAIRE D’UN PLAN GOUVERNEMENTAL

Sociologue à l’université de Bordeaux, Emmanuel Langlois a été chargé par la Mildeca (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) de réaliser une évaluation externe de TAPAJ afin d’en répertorier les bonnes pratiques. « Il ressort de cette expérience beaucoup de points positifs, notamment en termes d’implication et de qualité du travail fourni qui ont dépassé les espérances des entreprises, analyse-t-il. Les jeunes sont apparus comme étant volontaires et assez consciencieux, ce qui détonne avec leur image publique. Les bémols concernent essentiellement leur turnover important. » Pour le sociologue, la réussite du projet à Bordeaux tient à « sa bonne compréhension par l’ensemble des acteurs, qui en voient les effets immédiats et l’efficacité ». Il précise : « Chacun a ses problématiques. Les entreprises manquent de main-d’œuvre et les travailleurs sociaux de solutions pour les jeunes errants. La mairie a des problèmes d’occupation des espaces publics et les tapajeurs ont besoin d’argent. »

Au vu des bons résultats obtenus et du battage médiatique autour du dispositif, la Mildeca a retenu TAPAJ au titre des priorités du plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives 2013-2017(5). Depuis mars 2014, l’essaimage de TAPAJ est lancé : la Fédération Addiction est porteuse du projet et le CEID en assure le portage scientifique. Ont déjà signé la charte dix centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues (Caarud) et/ou centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) couvrant douze villes (Bordeaux, Créteil, Forbach, Lille, Marseille, Metz, Nice, Palaiseau, Paris, Pau, Strasbourg et Toulouse). « Il y a eu depuis un effet boule de neige, et 15 autres villes ont fait la demande ! », s’enthousiasme Jean-Hugues Morales, nommé coordinateur du nouveau réseau TAPAJ France. Ses collègues du CEID voient cet essaimage d’un bon œil. « Si un jeune en errance commence à s’investir dans le projet à Bordeaux, puis décide de partir à l’autre bout de la France, il nous est facile de passer le relais », pointent-ils. Mais il n’y a pas de “recette magique”. Marseille n’est pas Bordeaux, le public concerné n’est pas forcément le même, il faut s’adapter au contexte en gardant l’esprit du projet : remettre le jeune en action. »

Cet engouement hexagonal a eu de quoi surprendre l’association québécoise Spectre de rue. « Ce déploiement sous forme de réseau a forcément des effets bénéfiques pour nous, qui travaillons de manière plus isolée, témoigne Gilles Beauregard. Si nos fonctionnements diffèrent, on s’enrichit mutuellement. Par exemple, TAPAJ Bordeaux nous a donné l’idée de chercher des contrats auprès d’entreprises internationales que nous n’avions pas démarchées. » L’échange de bonnes pratiques ne s’arrête pas là : il est question, d’ici à quelques mois, d’organiser une rencontre entre tapajeurs français et québécois afin de travailler sur les chantiers réciproques.

Notes

(1) Les identités ont été changées.

(2) CEID : 20, place Pey-Berland – 33000 Bordeaux – Tél. 05 56 44 84 86 – www.ceid-addiction.com.

(3) www.tapaj.org.

(4) http://spectrederue.org.

(5) Voir ASH n° 2825 du 20-09-13, p. 5.

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