« En navette au parlement, la proposition de loi relative à la protection de l’enfance présentée par deux sénatrices, déjà votée par les deux chambres(1) et approuvée par le gouvernement(2), opère subrepticement un renversement de la conception “à la française” de la protection de l’enfance. Depuis le 23 décembre 1958 en assistance éducative et le 27 janvier 1959 en prévention sociale, les lois actuelles privilégient l’accompagnement des parents éprouvant des difficultés dans l’éducation de leurs enfants, le maintien des liens familiaux, même en cas de placement, étant à la fois un objectif et un moyen toujours mesuré à l’aune de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette philosophie d’action conforme aux textes internationaux s’inscrit dans le pacte français de solidarité républicaine.
Or, par petites touches, la proposition de nouvelle loi en rendant l’adoption plus facile remet en cause la priorité du rôle éducatif de la famille et l’opportunité de l’aide à lui apporter en cas de nécessité y compris en maintenant, voire en rétablissant, les liens avec l’enfant, la fratrie placé(e). Désormais, cette priorité consacrée par le code civil, le code de la famille et de l’aide sociale et d’autres textes encore, deviendra seulement une alternative.
L’objectif de substituer tendanciellement la rupture à l’accompagnement, bien que jamais formellement énoncé dans la proposition de loi, apparaît néanmoins clairement dans le rapport rédigé par les deux sénatrices décidées à “abolir en France la persistance d’une idéologie familialiste”(3). Pour Muguette Dini, alors sénatrice centriste du Rhône, l’idée que la famille est naturellement bonne et qu’il faut à tout prix maintenir ces liens familiaux persiste dans les esprits, tandis que, pour Michelle Meunier, sénatrice (PS) de la Loire-Atlantique, ce n’est pas forcément la bonne solution.
Pour rééquilibrer la situation actuelle, les travaux parlementaires ont abouti à une mouture comportant notamment deux aspects préoccupants. D’une part, l’impossibilité des parents de révoquer l’adoption simple durant la minorité de l’enfant concerné, c’est-à-dire de revenir sur leur consentement initial à l’adoption (article 12). Ce véritable cliquet interdit dès lors tout réel ressaisissement parental et favorise le caractère inéluctable du processus d’adoption. D’autre part, en cas de placement, au-delà d’un seuil fixé par décret, le service de l’ASE [aide sociale à l’enfance] examine l’opportunité de mettre en œuvre d’autres mesures susceptibles de garantir la stabilité des conditions de vie de l’enfant afin de lui permettre de bénéficier d’une continuité relationnelle, affective, éducative et géographique dans un lieu de vie adapté à ses besoins (article 11). Que signifie cet euphémisme sinon l’adoption ?
Mises à part les réserves faites par les syndicats de magistrats, ce changement de paradigme n’a guère suscité de réactions émanant de travailleurs sociaux, sauf celle de l’ANAS (Association nationale des assistants de service social)(4). Il secrète pourtant de nombreux aspects relatifs aux modalités juridiques et cliniques de la protection de l’enfance mais il va bien au-delà. En effet, cette très probable nouvelle loi touche à des aspects fondamentaux d’ordre anthropologique, politique, généalogique concernant le vivre-ensemble français.
Faire prévaloir l’intérêt de l’enfant considéré comme un individu participe d’une conception atomiste libérale aux antipodes du modèle de protection et d’éducation par la famille, aidée en cas de besoin par la solidarité nationale, les intérêts des uns et des autres étant complémentaires et non contradictoires, sauf exceptions. En ce sens, la proposition de loi conforte la domination culturelle actuelle, reproduisant le modèle anglo-saxon pourtant non exempt de sérieuses et graves critiques.
L’adoption est un domaine délicat et une alternative seulement nécessaire en cas de désaffiliation patente. En l’espèce, la loi française encore en vigueur est prudente et, s’il fallait la modifier, ce ne devrait être que d’une main tremblante comme le préconisait Montesquieu. Pourtant, les statistiques des échecs de l’adoption et la douleur de certains adoptés n’ont guère pesé face aux menées des zélateurs de l’adoption et aux pourfendeurs du dispositif français actuel censé sacrifier des enfants. Quant aux contributions cliniques, elles semblent davantage relever de l’idéologie que de la science.
Cette proposition de loi se révèle très pessimiste sur les possibilités d’évolution des familles en difficulté, mais aussi à propos des différentes mesures d’aide en milieu ouvert ou en internat souple fournies par les services publics et associatifs. Là encore, la vérification des effets positifs et nombreux des actions spécialisées à partir des statistiques ministérielles et locales a été évincée au profit de récits ponctuels par des intervenants choisis, semble-t-il, pour les besoins de la cause.
L’avenir déterminé par cette nouvelle proposition de loi privilégie des commissions administratives astreintes à appliquer un référentiel commun approuvé par décret établissant un projet pour l’enfant. Qui établira ce modèle standard et sous-tendu par quelle idéologie ? En toute hypothèse, une commission ne parviendra jamais à remplacer une équipe rapprochée à laquelle revient le devoir de déterminer le champ du possible au cas par cas puis d’adapter ses actions en conséquence.
Dans les travaux à propos de ce nouveau texte, les références anglo-saxonnes et/ou québécoises sont présentes. Parmi elles, la théorie de l’attachement prônée comme le nec plus ultra de l’intérêt de l’enfant insécure ne viendra-t-elle pas supporter et légitimer le recours fréquent et précoce à l’adoption dès lors que telle ou telle famille aura le malheur d’accumuler a priori un certain nombre de facteurs de dangerosité ? Malgré le contrôle du juge, ne risque-t-on pas, en France, de dériver dans certaines horreurs dénoncées en Grande-Bretagne(5), jusqu’à des retraits violents dès l’accouchement de mamans a priori considérées incapables ? Le contrôle au profil va-t-il remplacer le contrôle au faciès ?
Cette proposition de loi relative à la protection de l’enfance noie la question centrale de l’opportunité de l’adoption dans diverses autres dispositions, nécessaires et attendues, visant à améliorer la gouvernance nationale et locale de la protection de l’enfance. L’amplitude de ce texte ne lui confère pas pour autant les vertus d’une grande loi.
Dès qu’il sera appliqué, il restera aux travailleurs sociaux à adopter une attitude de résistance clinique modulant sa systématisation et sa généralisation, dans l’intérêt supérieur de chaque enfant considéré dans la singularité de sa situation familiale. »
(1) Il a été transmis au Sénat pour deuxième lecture le 13 mai dernier.
(2) Bon nombre de ses dispositions ont été reprises par Laurence Rossignol, secrétaire d’Etat chargée de la famille, dans son plan d’action 2015-2017 – Voir ASH n° 2915 du 10-06-15, p. 5.
(5) Voir sur le site de la RTBF le reportage de Florence Bellone intitulé « Enfants volés en Grande-Bretagne ».