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Le travail social en quête d’éthique

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Quotidiennement confrontés à des situations humaines difficiles et à des décisions à prendre qui ne le sont pas moins, les professionnels du social et du médico-social ont besoin de pouvoir partager leurs doutes et de questionner le sens profond de leur action. Pour les y aider, les instances d’éthique se multiplient dans les institutions.

« Enfin une journée pour réfléchir aux actes que l’on pose ! » Cette exclamation de travailleurs sociaux en grève, le printemps dernier, dans un conseil départemental francilien, témoigne, s’il en était besoin, de l’impérieuse nécessité d’interroger régulièrement l’action sous l’angle de ses valeurs et finalités. De fait, la vulnérabilité des publics accompagnés et l’impact sur leur vie des décisions que peuvent prendre les professionnels se conjuguent pour rendre la réflexion éthique indispensable dans le champ de l’action sociale. « Chez tous ceux qui interviennent sur de l’humain avec conscience, il est fréquent de douter de la conduite à tenir au moment de décider pour agir. Là où le besoin d’éthique s’éprouve, la réflexion éthique commence », souligne François Roche, coordonnateur de la commission « éthique et déontologie » du Conseil supérieur du travail social (CSTS)(1) (voir page 33).

LOGIQUES CONTRADICTOIRES

Les interrogations éthiques ne sont pas seulement liées au poids des responsabilités à assumer. Elles résultent aussi d’exigences divergentes, voire opposées, auxquelles les professionnels sont confrontés. Il en est ainsi des « politiques publiques qui développent fortement, actuellement, des référentiels ayant des logiques contradictoires », analyse Brigitte Bouquet, professeure émérite à la chaire de travail social et d’intervention sociale du Conservatoire national des arts et métiers, membre du CSTS. Par exemple, les préoccupations sécuritaires d’une part, le soutien aux personnes en difficulté d’autre part. Les programmes multipartenariaux, qui incitent des organismes et des professionnels ayant des intérêts parfois très différents à collaborer, posent aussi « de multiples questions éthiques sur la confidentialité et le secret professionnel : quelles informations partager ? Avec qui ? Selon quelles modalités de transmission ? Y a-t-il accord des usagers ? Quelles sont les responsabilités de chacun ? » Qui dit circulation de l’information dit aussi nouvelles technologies de l’information et de la communication. Elles non plus ne sont pas sans effets pervers sur la discrétion et le secret professionnels, ou sur la protection des libertés, souligne Brigitte Bouquet, en évoquant l’informatisation « à outrance » des dossiers dans l’action sociale. Les décalages entre la qualité recherchée de l’intervention et la qualité restreinte par la rationalisation financière ou bien encore entre l’aide à adapter aux personnes accompagnées et les exigences normalisatrices de l’institution constituent d’autres sources de tiraillements. « Il y a souvent écartèlement entre les intérêts de la collectivité, ceux de l’institution où œuvrent les travailleurs sociaux, ceux de la personne avec et pour laquelle ils interviennent et enfin les propres logiques du travailleur social », résume Brigitte Bouquet.

Face à ces tensions, on constate « un sentiment fréquent de solitude du professionnel, comme s’il lui appartenait de trouver seul l’issue du problème auquel il est confronté, relève Annick Gresset Veys, coordonnatrice du Comité national des avis déontologiques et éthiques, vers lequel les professionnels peuvent se tourner pour être conseillés (voir page 33). Ou alors, la situation a été abordée en équipe, mais le débat a provoqué un affrontement conflictuel des points de vue, face auquel la direction a tranché en imposant des arguments d’autorité. On peut aussi relever la difficulté à objectiver la réflexion et à dégager la problématique de fond lorsqu’on est pris dans le contexte relationnel et émotionnel dans lequel se déroule l’action. » D’où l’intérêt des espaces de réflexion éthique dont se dotent les institutions.

François Roche se dit incapable d’évaluer le nombre de comités d’éthique qui existent dans les conseils départementaux, les associations, les établissements et les services publics ou privés de l’action sociale et médico-sociale. Il a bien essayé à deux reprises d’inventorier ces instances, mais elles sont souvent mouvantes et instables avec, parfois, une existence en trompe-l’œil : certaines restent en sommeil un moment, puis redémarrent, d’autres fonctionnent le temps de répondre à un besoin ponctuel – par exemple pour remettre du dialogue dans un établissement – et ne se pérennisent pas. Pas de chiffre donc, mais une certitude : les groupes de réflexion éthique se sont multipliés au cours des dernières années. Au point que certains évoquent un phénomène comparable au « greenwashing » – ou écoblanchiment –, ce procédé de marketing qui consiste à se donner une image écologique responsable.

MOUVEMENT GÉNÉRAL

Cependant, au-delà d’une possible instrumentalisation de l’éthique, le développement de la démarche répond à une réelle préoccupation. Le mouvement a commencé dans les associations avec la loi 2002-2 qui a donné « un vrai coup d’accélérateur » à la sensibilisation éthique, à travers les conseils de vie sociale, le projet personnalisé, le souci d’écoute des personnes, l’accueil des familles, explique François Roche. Les conseils départementaux ont embrayé il y a trois ou quatre ans et toutes les directions d’action sociale des départements disposeraient aujourd’hui de tels comités, ateliers ou autres instances collectives de retour aux fondamentaux plus ou moins vivaces. Un ensemble de raisons se cumulent pour expliquer la généralisation de ces espaces de réflexion dans les collectivités locales, précise François Roche, qui a aidé à la création de plusieurs d’entre eux. « Il y a la volonté de faire participer les personnes usagères, la crise du travail social, lequel devient pluriprofessionnel et, se voyant tiré à hue et à dia, manifeste des réflexes identitaires, donc de crispation – ou qui se perd, parfois, par manque de repères. Pendant des années, il y a eu aussi un affaiblissement de l’encadrement technique, qui revient maintenant un peu, et puis on assiste à une diversification extrême des publics et des politiques, qui déroute beaucoup. Tout cela fait que les questions éthiques et déontologiques ont enflé tout doucement. Ce n’est pas uniquement : que dois-je faire dans telle situation ?, interrogation à laquelle peut répondre le code de déontologie d’une profession. Les sujets en débat sont plus larges que cela et ne sont pas liés à un seul métier ou une seule mission. Ils concernent par exemple le consentement des personnes accompagnées, les tensions entre ce qui est légal et ce qui serait légitime au nom des valeurs humanistes de l’action sociale – vais-je aider, ou pas, une personne en séjour irrégulier, en ai-je le droit ? –, le refus de transmettre des informations nominatives. » A ces préoccupations récurrentes s’ajoutent de nouveaux sujets de réflexion, qui naissent des évolutions sociétales et/ou de l’actualité. Il en est ainsi du recours aux données personnelles diffusées sur les réseaux sociaux pour l’évaluation des situations – certaines informations préoccupantes sont des copies de pages Facebook –, du rapport au religieux des travailleurs sociaux ou encore de la place de ces derniers dans la lutte contre la radicalisation.

Pour conduire ces réflexions, il n’y a pas un modèle unique d’instance éthique. Dans le Nord, le Comité départemental consultatif de veille éthique et déontologique (CDCVED), transversal à tous les services d’action sociale du département, a un fonctionnement très formalisé. Ce comité, créé en 2008 mais qui n’a vraiment commencé à fonctionner qu’en 2013, dispose de trois commissions de travail spécialisées. Celles-ci sont uniquement composées de salariés volontaires représentant largement les professions et les territoires. Au sommet de la pyramide, une commission plénière réunit un important panel d’interlocuteurs (élus, représentants des services départementaux, des organisations syndicales, d’associations d’usagers, de partenaires de l’action sociale du département, d’organismes de formation au travail social et personnalités qualifiées). Ces derniers étudient les recommandations proposées par les commissions spécialisées en réponse aux demandes ayant été adressées par écrit au comité. Puis ils rendent un avis qui est communiqué aux demandeurs et diffusé sur l’intranet. « Ce sont majoritairement des cadres ou des chefs de service qui saisissent le comité de veille éthique, constate son animatrice, Martine Carpentier, assistante sociale de formation. Cela ne signifie pas que les intervenants de terrain ne se posent pas de questions, mais ils sont dans l’action et ne prennent pas le temps de s’arrêter pour mettre leurs préoccupations noir sur blanc. » Aussi, le mois dernier, Martine Carpentier a-t-elle inversé le mouvement : c’est le CDCVED qui est allé au-devant des professionnels, par le biais d’ateliers-débats organisés dans les huit directions territoriales d’action sociale. Ces rencontres ont eu lieu autour d’avis rendus par le comité, comme celui sur la façon de comprendre l’article 40 du code de procédure pénale relatif à l’obligation de dénoncer un crime ou délit commis par un usager, dont un agent public a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions. Au vu de l’intérêt suscité par cette initiative, Martine Carpentier souhaite la réitérer chaque année, si possible deux fois par an.

IRRIGUER L’INSTITUTION

Dans le Puy-de-Dôme aussi, le comité d’éthique auprès de la direction de l’action sociale, qui se réunit très régulièrement depuis 1997, a différentes manières de faire vivre le questionnement éthique. Il rend, d’une part, des avis sur les situations concrètes que des professionnels lui soumettent ou sur des thèmes dont il s’autosaisit. Il fait, d’autre part, de l’« agitation-animation » autour de l’éthique dans l’exercice du travail social au travers de formations et en organisant des rencontres, conçues comme des entraînements, où les participants ont à débattre de questions réelles (réécrites) que le comité a eu à connaître. D’autres départements ont fait le choix de ne pas avoir une instance permanente, d’où partent éléments de doctrine et actions de sensibilisation, mais de se démultiplier en formant des relais sur le terrain. Quel que soit le fonctionnement retenu, une chose est sûre : « la posture éthique est une posture qui se cultive en permanence », souligne Pierre Rose, président du Comité national des références déontologiques (voir page 33), qui insiste sur l’importance d’y sensibiliser les travailleurs sociaux dès la formation initiale. « L’apport de connaissances en termes de concepts et de normes – lois, règles déontologiques, codes de bonnes pratiques – est important. Mais l’éthique ne s’enferme pas dans des corpus tout faits : c’est l’apprentissage du questionnement qui est essentiel », renchérit Michel Thierry, vice-président du CSTS. « On ne retourne pas vers les usagers de la même manière quand on a pris le temps de réfléchir », commente Paola Parravano, responsable d’un service d’aide sociale à l’enfance, membre de la commission de déontologie de l’Association nationale des assistants de service social (ANAS).

Les professionnels de terrain ne sont pas les seuls concernés par les préoccupations d’ordre éthique. « Il faut aussi essayer de faire avancer l’institution dans son ensemble », insiste Martine Carpentier. Dans cet esprit, le CDCVED du Nord a conçu une grille de questions à se poser pour veiller au respect des principes éthiques et déontologiques dans toute nouvelle procédure de travail interne et tout nouveau dispositif de coopération avec les partenaires.

Le même souci d’irriguer l’ensemble de l’organisation anime le groupe national d’éthique créé à la Fondation Armée du Salut il y a quatre ans. Ce dernier ne travaille pas sur des situations précises, mais sur des thématiques larges, qui s’incarnent ensuite dans des recommandations concrètes proposées au conseil d’administration. Au centre d’hébergement d’urgence que dirige Emmanuel Ollivier, ainsi que dans les autres structures de l’Armée du Salut qui participent à la réflexion éthique, il y a également des rencontres salariés-résidents autour du thème débattu nationalement. « Les professionnels qui viendraient dans ces lieux pour chercher des réponses directes à leurs difficultés peuvent être très frustrés, car on ne fait que s’y poser des questions », fait observer Emmanuel Ollivier. La mort en lien avec la vie a été le premier sujet investigué. « Quand on traite de la mort, cela redonne de la vie, du sens au projet, à la relation à l’autre », commente le responsable. La réflexion a débuté autour de la question de la trace, du souvenir, et aussi de la gestion du corps des personnes décédées – « cela fait-il partie de l’accompagnement social, alors que nos institutions ne sont pas financées pour cela ? », interroge Emmanuel Ollivier. Après avoir occupé les esprits pendant trois ans, ce travail a débouché sur un écrit concernant l’accompagnement en fin de vie, la dignité de l’enterrement et le respect du caveau, ainsi que sur un vade-mecum de questions à poser à tout nouvel entrant : qui contacter en cas de décès ? Que souhaitez-vous en matière de cérémonie ? Quelles sont vos croyances ? etc. Ces productions ont été approuvées par les instances dirigeantes de la Fondation et intégrées aux projets d’établissement des structures de l’Armée du Salut – qui a notamment de nombreux EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) et enregistre 200 décès par an.

« Quelle que soit la problématique à laquelle nous sommes confrontés dans nos organisations, le questionnement éthique permet d’ouvrir d’autres manières de réfléchir, des espaces de réflexion non soumis à des objectifs ou à des obligations de résultats, qui redonnent une portée politique aux actes que l’on pose, dans l’accompagnement comme dans le management », estime Emmanuel Ollivier. Ce n’est pas Brigitte Bouquet qui le démentira : « Le champ de l’éthique n’est pas celui des souhaits impuissants, mais celui des choix qui changent le cours des choses et les hommes. »

Ethique, déontologie et analyse des pratiques

« Depuis ces toutes dernières années, je m’aperçois que le terme “éthique” est souvent perçu comme quelque chose d’abstrait, de lointain », constate Brigitte Bouquet, professeure émérite à la chaire de travail social et d’intervention sociale du Conservatoire national des arts et métiers(2). Or « l’éthique se construit au quotidien et ne peut pas être détachée de la pratique. Elle désigne le questionnement de l’action sous l’angle des valeurs qu’on a et de la finalité du travail social », précise-t-elle. Mais si éthique et pratique sont indissociablement liées, la réflexion éthique et l’analyse des pratiques constituent deux démarches différentes. Elles « se rejoignent souvent – et heureusement bien sûr – dans l’examen de situations concrètes qui n’en reste pas à la bonne exécution technique du travail mais va réinterroger les fondements et les postures », commente François Roche, coordonnateur de la commission « éthique et déontologie » du Conseil supérieur du travail social (CSTS). Cependant, « l’éthique n’est pas professionnelle en soi, elle est générique et ne se rapporte pas spécifiquement au travail social ou à l’action sociale, même si nous-mêmes la vivons dans ce champ. En revanche, l’analyse des pratiques est un acte professionnel – tout à fait important – d’amélioration des pratiques au plus près du terrain », ajoute-t-il. Quant à la déontologie, qui fait l’objet d’un code uniquement chez les assistants de service social(3), elle est à comprendre comme un « ensemble de devoirs et de règles dont une profession se dote pour organiser son fonctionnement », selon la définition du Comité national des références déontologiques (CNRD)(4). Pour Annick Gresset Veys, coordonnatrice du Comité national des avis déontologiques et éthiques (CNADE), « déontologie et éthique sont deux notions qu’il convient de distinguer sans les disjoindre et de relier sans les confondre ». Autrement dit, « déontologie sans éthique ne serait que ruine de l’âme ». En effet, poursuit la spécialiste, « affirmer dans sa pratique le respect des règles déontologiques est une garantie pour les personnes que nous accompagnons, mais s’arrêter là, c’est prendre le risque d’uniformiser les réponses. Au-delà des règles et des convictions personnelles, l’éthique nous invite à intégrer le sens de l’humain au cœur de nos décisions en respectant les principes qui la fondent : autonomie de la personne, bienfaisance et souci de non nuisance. La prévalence de chacun de ces principes peut varier selon le contexte mais, en toutes circonstances, reste le principe suprême de justice et d’équité. »

Notes

(1) Le CSTS et la direction générale de la cohésion sociale ont organisé le 29 mai dernier à Paris une journée nationale d’étude des comités d’éthique en travail social – Contact : anne-marie.garcia@social.gouv.fr.

(2) Lors de la journée nationale d’étude des comités d’éthique en travail social, organisée le 29 mai à Paris par le CSTS et la direction générale de la cohésion sociale.

(3) L’ONES a rédigé, quant à elle, en 2014 une charte éthique pour les éducateurs spécialisés qu’elle juge moins contraignante qu’un code de déontologie – Voir ASH n° 2855 du 11-04-14, p. 15.

(4) Cf. Repères déontologiques pour les acteurs sociaux. Une éthique au quotidien – Sous la direction de Pierre Bonjour et Françoise Corvazier – Ed. érès, 2014 – Voir aussi ASH n° 2894 du 23-01-15, p. 18.

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