« Heureusement que nous n’avions pas prévu de la marche nordique aujourd’hui », lance, un brin soulagé, Manuel Alarich, responsable de service à l’Association de gestion de logements accompagnés Nelson-Mandela (1). En ce jeudi après-midi, la grisaille et la pluie se sont en effet emparées de la capitale sarthoise. Bien à l’abri dans un bowling du Mans, un groupe d’une vingtaine de personnes se charge de mettre de l’ambiance dans la salle à grand renfort d’encouragements mutuels, de rires ou d’exclamations admiratives lorsqu’une boule vient chasser toutes les quilles sur la piste. Manuel Alarich discute avec un joueur, lui donne quelques conseils. Sur une autre piste, Charlotte Ferando cède la place à André Menguy, après avoir fait un bon score. Pull rayé bleu et blanc, pas très grand et frisant la soixantaine, André se concentre, lance et se retourne avec le sourire. Dans le fond, une seule quille tient encore debout « C’est la première fois que je fais aussi bien ! »
Charlotte Ferando est conseillère en économie sociale et familiale à la maison-relais Mumia-Abu-Jamal, et André Menguy y occupe un studio depuis plusieurs années. Tous deux ont pris l’habitude de participer aux activités régulières mises en place en 2013 par l’association dans le cadre du projet « Sport + cuisine = santé ». Directeur de Nelson-Mandela depuis plus de dix-sept ans, Jean-Jacques Jeulin a initié ce projet pour permettre aux résidents isolés de pratiquer une activité physique une fois par semaine. « Au-delà des grandes valeurs de l’association que sont la citoyenneté, le droit au logement et la mise en avant des atouts des personnes pour les aider à développer leur autonomie, nous accordons une place centrale à l’accompagnement social de nos résidents et à l’animation. Nous mettons en place des activités collectives pour que les personnes ne restent pas enfermées chez elles à regarder la télé », explique le responsable.
L’association, qui gère aujourd’hui quelque 240 logements, est loin d’être novice en la matière. Ces dernières années, en effet, elle s’est distinguée à plusieurs reprises en montant des opérations originales : la rédaction d’un livre sur l’histoire des résidents immigrés et âgés, la coproduction d’un film tiré de cette histoire, la publication d’un ouvrage sur les portraits de certains résidents – réalisé par le photographe sarthois Georges Pacheco –, ou encore l’organisation d’un tour du golfe du Morbihan à la voile. La dotation reçue à l’occasion de ce dernier projet, baptisé « Mettre les voiles », marque d’ailleurs le début de l’engagement de l’association dans une action qui combine activités sportives et diététique. « Nous avons décidé d’utiliser le montant de la récompense pour répondre à l’appel à projets lancé dans le cadre de l’ARS [agence régionale de santé], souligne Jean-Jacques Jeulin. L’objectif était de mettre en place des activités physiques régulières et organisées en complément des opérations ponctuelles que nous montions déjà. »
Tous les jeudis, les résidents de trois établissements historiques de l’association (une résidence sociale, une maison-relais et une résidence accueil) peuvent ainsi s’échapper de leur quotidien pour faire un bowling ensemble, pratiquer la marche nordique dans les bois de la région ou se baigner au centre aquatique de la ville. Une diététicienne intervient également depuis plus de un an au sein des structures afin de sensibiliser ceux qui le désirent aux bénéfices d’une nourriture équilibrée, tandis qu’un professionnel organise des séances de gym douce pour les personnes de la maison-relais. Belle-Ile, Noirmoutier, Capbreton, Saint-Sébastien… Jacques Million a épinglé au mur de son studio les photos des différents endroits qu’il a pu découvrir depuis qu’il est à la résidence sociale Nelson-Mandela. Par le passé, il a travaillé comme apprenti dans la charcuterie et la boulangerie, a occupé de nombreux emplois dans les espaces verts qui lui ont abîmé le dos et s’est retrouvé plusieurs fois à la rue. Malgré les plaques métalliques fixées sur sa colonne vertébrale, il manque rarement une activité. Il est encore là cet après-midi, au bowling, et peste contre certains résidents qui se plaignent de ne pas savoir quoi faire et ne sortent pas de chez eux. « A force de rester enfermé toute la journée, on devient vite agressif. Aller au bowling ou faire de la marche nordique, ça permet de sortir de la résidence et d’être avec d’autres personnes, de discuter. C’est bon pour le moral. Au bowling, j’aime bien apprendre en regardant comment font les autres et partager des idées sur le jeu avec les autres », raconte ce presque sexagénaire. L’action « Sport + cuisine = santé » est venue compléter les séjours et sorties exceptionnelles, et évite que l’énergie et l’enthousiasme engrangés à ces occasions ne s’estompent avec l’instauration de temps hebdomadaires. Ainsi, les activités du jeudi sont devenues pour certains des rendez-vous très attendus. « Le vivre-ensemble, le lien avec les autres, ça retombe en permanence et il faut tout le temps être dans la stimulation. La régularité de ces activités est un élément primordial pour un public comme le nôtre, qui n’a pas forcément de repères dans le temps. Ce projet marque les semaines, apporte des repères », explique Perrine Freydier, conseillère en économie sociale et familiale à la résidence accueil Maya–Angelou.
Certaines activités permettent en outre à des résidents dont le parcours de vie a été très perturbé de retisser un peu le fil de leur histoire en faisant émerger des sensations et des souvenirs. Né et élevé dans un petit village de campagne où il allait chercher l’eau au puits, Jacques Million aime ainsi, lorsqu’il fait de la marche nordique dans les environs, retrouver les plaisirs de la nature qui ont marqué son enfance. « Le fait de sortir de leur cadre quotidien et de se plonger dans un autre environnement peut rappeler à certains des choses qu’ils ont vécues par le passé. La marche nordique à travers les bois, surtout avec les odeurs, est particulièrement propice à cela. Certains racontent que quand ils étaient petits, ils allaient chercher des champignons ou ramasser des pommes de pin avec leurs parents », raconte Perrine Freydier. Il y a aussi ce sentiment de satisfaction que des participants éprouvent en réalisant qu’ils sont capables de lancer correctement une boule ou de marcher des kilomètres dans les bois. Une façon de renforcer une estime de soi qui a parfois été sérieusement ébranlée par les épreuves et les revers subis.
Pour les hommes et femmes en situation de précarité sociale et d’isolement qui ont trouvé un logement à la résidence accueil ou à la maison-relais comme pour celles et ceux qui, souffrant de troubles psychiques, sont accueillis au sein de la résidence accueil, les activités physiques hebdomadaires et les ateliers avec la diététicienne sont aussi l’occasion de s’occuper davantage de leur santé et de leur bien-être. Entraîneur de marche nordique au sein du Mans Athlétisme 72, Guy Salmon encadre les groupes de résidents lors des balades dans les environs. Il a pu constater les progrès réalisés depuis quelques mois par ceux qui se sont inscrits à cette activité sportive, qui présente l’avantage de faire travailler en douceur de nombreux muscles. « Je les vois évoluer depuis le début de l’année. Ils respirent mieux, leur manière de marcher est plus tonique. Et ils prennent l’habitude d’arrêter de fumer pendant un temps donné », observe le professionnel. Durant ces périodes consacrées à l’effort physique, les professionnels peuvent aussi détecter des signes inquiétants chez certains et les encourager à entreprendre des démarches pour passer des examens et se faire soigner. « On se rend compte parfois que des personnes sont anormalement essoufflées au bout de dix minutes d’exercice physique. C’est l’occasion de les mettre face à cette réalité et de les inciter à aller consulter un médecin », explique Perrine Freydier. Comme lors d’une balade en montagne durant laquelle les suffocations soudaines d’un résident ont alerté les professionnels. Les examens réalisés au retour ont révélé la présence d’une tumeur aux poumons et permis d’engager un traitement. « Quand vous êtes à la rue, vous n’avez pas le droit d’être malade. Ici, les personnes ont en moyenne plus de 50 ans et lorsqu’elles arrivent dans un de nos établissements, les problèmes de santé ressortent d’un seul coup. Avec des pathologies qui peuvent être graves, comme des addictions à l’alcool ou des cancers », souligne Jean-Jacques Jeulin.
Ce travail de prévention se fait aussi à l’occasion des ateliers conduits par Julie Brichard, la diététicienne, au sein de la résidence sociale et de la maison-relais. Lors de ces ateliers de cuisine, il est d’abord question de plaisirs, de découvertes et d’échanges autour des aliments. On peut y déguster une mangue les yeux bandés, découvrir des légumes que l’on n’a pas l’habitude de manger ou trouver des idées pour se faire un vrai repas pour pas cher. Il s’agit d’essayer de lever des freins d’ordre culturel autant que financier. « Beaucoup d’entre eux ont perdu la notion du temps et on travaille sur les habitudes de vie. Je leur montre en quoi il est important de prendre trois repas par jour », avance la diététicienne. Ces ateliers permettent ensuite d’aborder individuellement avec certains résidents des questions relatives à leur santé, de leur donner des conseils par rapport à une prise de poids excessive, de rappeler les précautions à prendre en cas de diabète… « A travers ces échanges plus personnels, on entre dans une dimension d’éducation presque thérapeutique pour des résidents qui souffrent de différentes pathologies. Je vois, par exemple, une personne qui a arrêté l’alcool et veut surveiller son poids. J’en profite pour l’accompagner de façon régulière et l’aider lorsqu’elle est tentée de reprendre sa consommation d’alcool », détaille Julie Brichard. Pendant les ateliers, la jeune femme n’élude pas les problèmes d’addiction auxquels sont confrontés beaucoup de résidents. L’occasion, pour la diététicienne, de tenir un discours sans stigmatiser, en rappelant que les addictions sont de nature très diverse, qu’il s’agisse des dépendances au sucre, au café ou encore au tabac. « En parler de cette manière peut les aider à se sentir moins seuls par rapport à leur propre addiction. »
Au-dessus des pistes du bowling, les écrans clignotent les uns après les autres, indiquant les parties qui se terminent et les classements définitifs. L’attention se concentre sur les deux équipes encore en lice, et l’ambiance monte d’un cran. Une conseillère en économie sociale et familiale entame un rock improvisé en signe d’encouragement tandis que, un peu plus loin, d’autres professionnels scandent le prénom d’un résident qui s’apprête à lancer sa dernière boule.
Lors des sorties sportives organisées dans le cadre de ce projet « Sport + cuisine = santé », les professionnels des établissements concernés se mêlent aux résidents et participent pleinement aux activités. « J’ai toujours pensé qu’il faut se mettre dans des situations de travail différentes de celles où nous sommes en tant que professionnels au sein de l’établissement. Quand je fais de la marche nordique avec des résidents, je ne suis plus seulement le directeur, mais un marcheur comme eux. Cela permet d’apprendre beaucoup de choses sur leur histoire et de mieux travailler avec eux à l’élaboration de leur projet de vie », assure Jean-Jacques Jeulin.
Historiquement, l’association a prévilégié l’embauche de conseillères en économie sociale et familiale capables à la fois d’assurer l’accompagnement des résidents dans le logement et de mener des actions d’animation sociale. « Nous sommes des gens de terrain, et ce type d’activité nous permet d’effacer un peu les barrières qui séparent les professionnels de leurs publics et d’être en relation directe avec eux », confirme Perrine Freydier. Aller avec les résidents se baigner à la piscine, marcher à leurs côtés dans la nature, faire ensemble des exercices de gym douce ou un bowling sont autant d’occasions pour les professionnels de poser un regard différent sur les résidents et d’aborder d’une autre manière des questions délicates. « Ainsi, à la piscine, on va pouvoir revenir avec certains sur des règles d’hygiène en leur disant qu’il faut passer à la douche avant d’aller se baigner. Et cela permet de retravailler cette question dans un deuxième temps au sein de la structure », souligne Amélie Pieau, référente à la maison-relais Mumia-Abu-Jamal. Les professionnels de la résidence accueil profitent, quant à eux, de ce passage à la piscine pour travailler autrement la question du rapport au corps. « Les personnes ont du mal à se dénuder et supportent difficilement le regard des autres, dans la mesure notamment où les traitements favorisent une prise de poids. Le fait d’aller à la piscine avec eux les aide à mieux s’accepter. Nous sommes tous dans le même bain, et personne ne prête attention à ça », précise Perrine Freydier. D’autres professionnels s’appuient sur ces activités collectives pour observer les réactions des uns et des autres, les types de relations qu’ils entretiennent, et pour tenter de mieux cerner leurs difficultés. Retraités d’origine étrangère ou française, personnes âgées ou plus jeunes, hommes et femmes… A la résidence sociale Nelson–Mandela, les publics sont très mélangés et les activités constituent un moment privilégié pour Mariam El-Asnaouy, conseillère en économie sociale et familiale. « Il est intéressant de voir comment les résidents vont prêter attention à une personne âgée et l’aider, par exemple, à porter sa boule de bowling, ou encore de regarder la manière dont une femme va se positionner dans le groupe, surtout si un homme a occupé une place violente dans son parcours », note la jeune femme.
La partie de bowling est terminée. La voiture chargée de ramener les personnes à la résidence sociale s’arrête devant l’imposante statue en béton de Nelson Mandela réalisée par un résident ukrainien, qui trône devant l’entrée. Fatigué mais heureux de son après-midi, Jacques va retrouver son petit studio et préparer son dîner… Un repas plus léger et dans lequel, c’est promis, « il y aura moins de gras ».
En 2010, la direction départementale de la cohésion sociale de la Sarthe (DDCS) a mis en place le dispositif « Osez bouger » pour rapprocher les associations du secteur social et médico-social de celles du milieu sportif. Une trentaine de structures intervenant dans les domaines de l’hébergement, du logement adapté, de la prévention des addictions, de la prévention spécialisée ou encore de la demande d’asile sont aujourd’hui adhérentes de ce programme. « L’idée de ce dispositif est de sortir du coup par coup pour s’inscrire dans la durée et remobiliser les personnes, les revaloriser grâce à des activités physiques pérennes », explique Olivier Lehmann, inspecteur principal à la DDCS. Durant la semaine, des plages horaires gratuites sont réservées aux publics de ces associations qui veulent pratiquer une activité physique au sein d’un club du département. Ce programme constitue également une passerelle vers le droit commun. Au sein des structures de l’Association de gestion de logements accompagnés Nelson-Mandela, plusieurs personnes se sont ainsi inscrites dans des clubs de pétanque ou de gymnastique.
(1) Association Nelson-Mandela : 60, rue de l’Angevinière – 72100 Le Mans – Tél. 02 43 86 30 58.