Elles avaient débuté par la mort de deux jeunes, Zyed et Bouna, électrocutés dans un transformateur EDF à la suite d’une course-poursuite avec la police. Le jugement définitif sur cette affaire vient d’ailleurs d’être rendu, les policiers ayant été totalement disculpés. D’un point de vue symbolique, cela montre bien la difficulté des jeunes des quartiers populaires à se faire entendre. Ce qui distingue ces émeutes de celles qui les avaient précédées depuis le début des années 1970, c’est leur durée – trois semaines – et leur extension à de nombreux quartiers populaires en France. Il y a eu aussi certains éléments particuliers comme leur surmédiatisation, l’utilisation du portable par les jeunes et le lancement d’une bombe lacrymogène dans une mosquée en période de ramadan.
Cette question est justement au cœur de notre dossier, et elle n’est pas facile à trancher. Pour certains chercheurs, il ne s’agissait pas d’émeutes politiques dans la mesure où elles n’avaient pas de porte-parole, pas de revendication, pas de dynamique politique… En même temps, peut-on réellement dire qu’elles n’étaient pas politiques ? Il y avait plusieurs niveaux dans ces événements, par exemple l’envie d’en découdre avec la police, comme le montre l’article de Fabien Truong. Mais si on ne peut pas qualifier ces émeutes de politiques, on ne peut pas non plus leur dénier une existence politique. C’est là toute la difficulté du débat. Par leur colère, les jeunes ont voulu mettre leur corps en avant et ainsi exprimer un réel malaise à l’égard des institutions.
Ces émeutes apparaissent en effet plurifactorielles, en raison d’enjeux à la fois sociaux, politiques, économiques, institutionnels… Il n’y a pas une explication centrale qui dominerait les autres. Dans le dossier, nous publions un article de chercheurs anglo-saxons qui comparent les émeutes de 2005 en France avec celles qui se sont produites en 2011 en Grande-Bretagne. Ils avancent plusieurs clés d’analyse autour de l’institution, du politique, de l’idéologie, du situationnel, de l’interactionnel… Ils soulignent également la mauvaise gestion des émeutes par les pouvoirs publics et le manque de prise en compte des enjeux idéologiques de ces événements.
Cette question postcoloniale et ethno-raciale a en effet commencé à voir le jour après ces événements et a pris de l’ampleur depuis. Un ouvrage collectif sur les ruptures postcoloniales, paru en 2010, montre qu’il existe un lien direct avec cette thématique qui n’était pas pensée comme telle avant les émeutes. Toutefois, cette analyse n’a pas été validée par l’ensemble des sociologues travaillant sur ce sujet. Peut-être parce qu’en filigrane apparaît la question religieuse. On se rappelle que, en 2005, certains intellectuels médiatiques avaient voulu mettre en avant une supposée islamisation de la société. Les chercheurs avaient alors plutôt essayé de déconstruire cette dimension afin d’éviter de stigmatiser la religion musulmane.
Cette dimension a été un peu oblitérée par le monde de la recherche, mais je crois en effet qu’elle constitue un élément central dans l’extension des émeutes. Elle se faisait d’ailleurs déjà jour depuis la fin des années 1990. L’anthropologue Alain Bertho, que nous avions invité à une conférence, considère que l’attrait actuel de certains jeunes pour le djihadisme est en partie la conséquence du déni des dynamiques émeutières de la décennie précédente. Les émeutes de 2005, pas plus que celles de 2007 à Villiers-le-Bel ou de 2010 à Grenoble, n’ayant pas débouché sur un résultat tangible, certains se sont radicalisés, utilisant le prétexte religieux pour en découdre avec une société perçue comme inégalitaire, raciste et injuste. Il faut toutefois souligner que l’on trouve des jeunes djihadistes ailleurs que dans les quartiers populaires français.
C’est un peu cette idée que je défends dans mon ouvrage Des « métallos » aux « jeunes des cités ». Je me suis intéressé à un quartier d’une ancienne banlieue rouge à Gennevilliers, dans les Hauts-de-Seine. Traditionnellement, les jeunes des milieux ouvriers étaient assez turbulents, voire délinquants, mais habituellement, passé l’âge de 20 ans, ils se rangeaient. Ces banlieues ouvrières étaient régulées par un système social encadré par le parti communiste, les syndicats et l’éducation populaire. Dans les années 1980, tout cela a volé en éclats. Le monde ouvrier s’est effrité sous les coups de la désindustrialisation, du chômage, de la précarité… Les populations issues de l’immigration ont été les premières touchées par ces transformations. Les banlieues telles que nous les connaissons se sont constituées à cette époque, marquées par une augmentation de la délinquance et du désœuvrement. Dans les années 2000, une deuxième génération a émergé, mais rien n’a remplacé la structuration traditionnelle du monde ouvrier. Eloignés du politique et de l’institution, ces jeunes sont de plus en plus livrés à eux-mêmes et à la violence des institutions. Ils sont bien les déshérités du monde ouvrier et de son système social.
C’est l’une des dimensions que nous avons voulu aborder dans ce dossier. Ces émeutes, comme je l’indiquais, sont multifactorielles. Avec la montée du néolibéralisme dans les pays occidentaux, ces jeunes se retrouvent exclus du système car ils ne sont pas compétitifs, sont insuffisamment qualifiés ou perçus comme inemployables en raison de leur mode de vie, de leur lieu d’habitation ou de leurs origines. Ils sont dans un entre-deux entre la France et le pays d’origine de leurs parents. Il y a aussi une problématique de domination. Les habitants des quartiers populaires ont très peu la parole dans les médias et auprès des institutions. Tous ces éléments se cristallisent chez les émeutiers.
A la suite des émeutes de 1992 aux Etats-Unis, l’Etat fédéral avait lancé une grande enquête pour comprendre les objectifs et les enjeux de ces événements. En France, cela n’a pas été le cas, en dehors de quelques études parcellaires menées par le Centre d’analyse stratégique. On ne s’est pas véritablement penché sur la signification de ce qui s’est passé. D’une certaine façon, on reste dans le déni en ne reconnaissant aucun statut social ou politique à ces émeutes et en continuant à stigmatiser les habitants des quartiers populaires. Tout un arsenal répressif a été mis sur pied, comme le montre Guillaume Teillet dans notre dossier. Pour les pouvoirs publics, ce qui compte, c’est que les émeutes ne se reproduisent pas. Dès qu’il se produit un incident, on lance un plan antiémeute pour éviter que les quartiers ne s’embrasent, mais on n’a certainement pas pris la mesure de la situation et je pense que les responsables publics ne le veulent pas. Bien sûr, des choses ont bougé sur le terrain. Des élus issus des quartiers ont émergé et des associations ont vu le jour, comme AC Le feu ou Banlieue plus, qui essaient de trouver des réponses politiques. Certains jeunes se sont mobilisés aussi en mouvements autonomes. Mais d’une façon générale, on ne peut pas dire que ces émeutes aient débouché sur quelque chose de concret pour les habitants des quartiers populaires. Ils sont toujours confrontés aux mêmes difficultés. Aucun mouvement politique et social concret n’a vu le jour permettant aux habitants de ces quartiers de se faire entendre dans l’espace public.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
(1) Publiée par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire.
Le sociologue Eric Marlière est maître de conférences à l’université de Lille-3 et directeur adjoint du Centre de recherche individus, épreuves, sociétés (CeRIES). Il a coordonné avec Régis Cortéséro le dossier «Les émeutes de 2005, dix ans après» (revue Agora n° 70, 2015). Il est aussi l’auteur de Des «métallos» aux «jeunes des cités». Sociohistoire d’une banlieue ouvrière en mutation (Ed. du Cygne, 2014).