Elles représentent environ 1 % de la population, cette pathologie touchant quasiment à égalité les deux sexes, avec peut-être une légère prédominance du côté des hommes. Ce chiffre est constant à travers le temps, quels que soient les pays et les milieux socio-culturels. La maladie est d’autant plus apparente que la personne se trouve dans une situation de précarité, mais c’est une question d’expression des symptômes. Autrement dit, la schizophrénie n’est pas une pathologie sociale qui ne toucherait que les populations en difficulté. Par ailleurs, elle se déclare jeune, le plus souvent entre 15 et 35 ans.
Contrairement à ce que l’on avance souvent, ce qui la caractérise n’est pas le dédoublement de la personnalité. Elle présente en réalité deux versants, dont l’un prédomine souvent sur l’autre. Du côté « négatif » , cette pathologie se caractérise par un apragmatisme, c’est-à-dire une difficulté à organiser sa vie pratique, et donc sa vie sociale. Les manifestations sont un repli sur soi, un manque de sens commun, des actes un peu à côté du contexte et, très souvent, une difficulté à trouver du sens à sa vie quotidienne. Les schizophrènes ont beaucoup de mal à prendre de petites décisions dans la vie de tous les jours, dans la mesure où ils font face à un problème profondément existentiel. Le côté « positif » de la maladie se caractérise par des éléments de délire qui ne sont pas organisés, contrairement aux délires paranoïaques. La personne entend des voix hallucinatoires avec fréquemment un sentiment de persécution. Cette impression de bizarrerie est un signe courant.
Habituellement, dans les phases les plus aiguës, il y a une absence de conscience de la maladie. Pour certains psychiatres cognitivistes(1), ce déni fait pleinement partie de la maladie, comme si elle était d’ordre neurologique. Pour d’autres psychiatres, dont je suis, cette inconscience est plutôt une forme de désaveu lié à la peur de la stigmatisation. En effet, dans les phases moins aiguës, les personnes sont conscientes que leur délire ne correspond pas à la réalité, ce qui fait qu’elles hésitent bien souvent à en parler. Elles se protègent en ayant conscience que ce n’est pas quelque chose de normal. La conséquence est que la première consultation n’a lieu, en moyenne, que deux ans après les premières hallucinations.
Il existe sans nul doute une dimension héréditaire de la vulnérabilité à la psychose. Ce qui explique que l’on compte un peu plus de psychotiques chez les jumeaux que dans le reste de la population. Mais ce n’est pas une hérédité chromosomique forte. Les personnes qui présentent cette vulnérabilité héréditaire ne deviennent pas nécessairement schizophrènes. Dans certaines familles, il existe ce que l’on appelle le « spectre schizophrénique ». Les parents peuvent avoir un abord un peu froid et bizarre, mais sans plus, alors que l’un des enfants va développer la maladie. D’autres facteurs sont présents : sociaux, familiaux, biographiques… En réalité, la seule chose qui soit sûre est que la schizophrénie est une affection polyfactorielle.
C’est une idée reçue catastrophique, liée en grande partie à la pensée sécuritaire qui s’est développée durant le mandat présidentiel de Nicolas Sarkozy. En réalité, les schizophrènes ne sont pas plus dangereux que d’autres personnes. Lorsqu’ils commettent un acte dangereux, c’est en général dans leur propre famille et dans un contexte particulier. Il est en revanche très rare qu’ils attaquent pour rien un passant dans la rue. Une femme a beaucoup plus de risques d’être frappée ou tuée par son mari que d’être agressée par un schizophrène. Le grand public a malheureusement tendance à mélanger les pathologies mentales, en confondant trop souvent le schizophrène avec le pervers ou le psychopathe. Les schizophrènes sont avant tout dangereux pour eux-mêmes. Un malade sur dix se suicide. En ce sens, c’est une pathologie grave. Très souvent, le suicide a lieu dans une phase non pas délirante, mais lors d’une prise de conscience de la maladie liée à une détresse profonde.
Dans le domaine strictement médical, les neuroleptiques sont devenus nettement plus efficaces, à la fois sur le délire et sur le versant apragmatique. On arrive à soigner les gens sans les abrutir totalement et en évitant les effets secondaires les plus forts. Il existe par ailleurs des activités de type réhabilitation qui visent à apprendre aux personnes à gérer leur maladie sur le plan social. En dehors de l’univers médical, il existe un modèle institutionnel qui met en avant la culture du groupe et la vie communautaire. La clinique de La Borde, fondée par Jean Oury et Félix Guattari, en est un bon exemple, malheureusement trop rare. Il existe aussi le modèle du rétablissement, qui connaît actuellement un développement considérable en France. Il est fondé sur l’idée que la personne schizophrène peut récupérer de son pouvoir d’agir et arriver ainsi, petit à petit, à lutter contre la stigmatisation. Elle peut développer une vie sociale sans se centrer sur sa maladie, mais plutôt sur ses compétences. Le rétablissement est alors plus facile, meilleure et plus durable. Il ne s’agit pas de revenir à un état antérieur mais d’avoir une vie acceptable et riche. On trouve dans ce domaine les groupes d’entraides mutuelles(2), les clubs thérapeutiques, les associations d’usagers… De ce point de vue, les travailleurs sociaux ont évidemment un rôle à jouer. Il existe par ailleurs des groupes d’entendeurs de voix qui regroupent des gens victimes pour différentes raisons d’hallucinations auditives.
Le thérapeute ne doit pas être un psychanalyste froid, assis derrière son divan, qui écoute ses patients sans broncher. Il ne doit pas engendrer chez eux un sentiment d’abandon. La psychanalyse ne va pas aider à guérir des hallucinations, c’est certain. En revanche, elle permettra peut-être de comprendre pourquoi certaines hallucinations surviennent à certains moments. Elle peut aider la personne à s’ouvrir à son propre pouvoir, à mieux comprendre son désir et comment elle doit se protéger. La seule condition pour ne pas faire délirer un schizophrène dans le cadre d’une démarche analytique est de ne jamais faire une interprétation directe sur la dimension œdipienne de l’existence, en particulier à propos du père.
Il ne faut pas se substituer totalement à elle dans les décisions à prendre, et ne pas être sans affect. Mais je pense que ce sont deux attitudes assez évidentes chez les travailleurs sociaux et les soignants. Il est important aussi de ne pas voir dans la psychiatrie une menace. C’est souvent le cas des patients, qui trouvent parfois un écho à leurs craintes chez des travailleurs sociaux. Malheureusement, lorsqu’on a affaire à un psychiatre purement organiciste ou biologiste, ces craintes ne sont pas loin d’être fondées… Mais tous les psychiatres ne sont pas comme ça. D’une façon générale, il est important de conforter la personne dans une démarche de soins lorsqu’elle a conscience de sa maladie. La France a trop longtemps été marquée, dans ce domaine, par un fort cloisonnement entre les secteurs sanitaire et social. Cela a été catastrophique. Il est important de faire en sorte que, même dans une unité fermée, les travailleurs sociaux et les associations puissent participer pleinement au traitement. De même, les psychiatres doivent pouvoir se déplacer là où l’on a besoin d’eux, en allant jusqu’à soigner les gens dans la rue. Ainsi, au CHU Sainte-Marguerite, nous disposons de la plus importante équipe de psychiatrie de précarité, avec une quinzaine de professionnels. Nous participons aussi au programme « Housing First » , qui vise à accompagner vers le logement les personnes souffrant de pathologies psychiatriques(3).
Jean Naudin est professeur de psychiatrie à l’Université de la Méditerranée et chef de service au CHU Sainte-Marguerite, à Marseille. Il est également docteur en philosophie et chercheur permanent au CNRS. Avec le psychiatre Bernard Granger, il publie La schizophrénie. Idées reçues sur une maladie de l’existence (Ed. Le Cavalier bleu, 2015).
(1) Le cognitivisme considère que de nombreux troubles (surtout dépressifs et anxieux) sont liés aux cognitions (pensées automatiques qui surgissent à l’esprit, images mentales, etc.) présentes chez le sujet à des moments donnés.