Recevoir la newsletter

A bonne distance de l’acte

Article réservé aux abonnés

A Rennes, l’association Nell accompagne des auteurs de violences conjugales dans une démarche de responsabilisation afin de limiter la récidive. Alternative à une poursuite pénale, le dispositif se fonde sur un accompagnement long, en mode collectif.

Dans une rue de Rennes, quelques hommes discutent devant un petit local vitré. A l’intérieur, Charline Olivier, assistante de service social, et Jean-René Gouriou, psychologue, disposent des chaises pour accueillir le prochain groupe de parole. Tous deux forment l’équipe de l’association Nell. A l’extérieur, des hommes, coupables de violences conjugales, écrasent leurs cigarettes avant d’entrer : « Ce qu’on voit à la télé, c’est arrivé chez moi, dit l’un d’eux. Je ne suis pas fier. »

Nell accompagne chaque année une quarantaine de personnes – surtout des hommes – à la conjugalité violente et en crise. Le dispositif a été créé au début 2012 par Jean-René Gouriou, auparavant psychologue dans une autre structure de ce type : « Je travaillais dans une association qui gérait un CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale] pour des femmes et enfants victimes de violences conjugales. Celle-ci a mis en place un premier dispositif pour accompagner des hommes, qui n’a pas fonctionné. » Une deuxième initiative voit le jour : le psychologue y travaille pendant seize ans, mais des logiques budgétaires y mettent un terme. Jean-René Gouriou quitte alors cette structure et fonde Nell avec Charline Olivier, qui travaillait depuis onze ans dans la protection de l’enfance. Depuis, tous deux y consacrent une journée par semaine. Le reste du temps, Jean-René Gouriou exerce en cabinet privé et Charline Olivier est travailleuse sociale en gendarmerie.

UN IMPÉRATIF : RECONNAÎTRE LES FAITS

Le parcours proposé par Nell est une alternative aux poursuites pénales. Après une plainte déposée par une victime de violences conjugales ou à la suite d’un renseignement judiciaire transmis par un voisin ou un proche, le parquet peut décider d’orienter le délinquant vers cette prise en charge. A Rennes, deux associations (Nell et AIS 35) ont signé une convention avec le tribunal de grande instance, afin d’être mandatées pour ces accompagnements. « Les faits justifient les poursuites, mais on propose une autre réponse, explique Thierry Pocquet du Haut-Jussé, procureur de la République de Rennes. Ces stages existent dans d’autres domaines, quand il y a un risque de réitération : par exemple, sur des questions de citoyenneté ou d’infractions de parents sur leurs enfants. » Cet accompagnement ne concerne pas les récidivistes ou les coupables de blessures occasionnant à leur victime plus de huit jours d’arrêt de travail. « Il faut par ailleurs que la personne reconnaisse les faits et sa responsabilité, et accepte l’idée d’un stage », ajoute le procureur. Autrement, le délinquant peut choisir de prendre un avocat pour comparaître devant un tribunal correctionnel. « Notre action est au croisement de la sanction, du travail social et du soin, décrit Jean-René Gouriou. C’est un dispositif psycho-criminologique. On n’est pas dans le traitement de la crise ou de la souffrance, mais dans celui du passage à l’acte. C’est une démarche de prévention, où l’on déconstruit ce qui s’est passé pour que cela ne se reproduise plus. » Si le participant assiste à toutes les séances, l’affaire est classée sans suite.

CINQ SÉANCES EN GROUPE DE PAROLE

Aujourd’hui, les deux professionnels rencontrent un homme de 23 ans pour un premier entretien individuel, dans un bureau du tribunal. Le parcours, qui s’étale sur trois à six mois, est constitué de trois temps : une évaluation individuelle, cinq séances collectives en groupe de parole de six ou sept personnes et un bilan en tête-à-tête. Charline Olivier et Jean-René Gouriou présentent d’abord le cadre, s’assurent de la capacité du participant à intégrer un groupe et identifient ses problématiques en lui demandant de raconter les faits. « Je me sens frustré, je ne suis pas un délinquant, proteste le jeune homme présent. Oui, je l’ai harcelée au téléphone. Oui, je l’ai brutalisée en boîte de nuit. Oui, c’était malveillant, mais je n’ai pas envie d’en reparler. » Ce à quoi les professionnels rétorquent : « Si, on est justement là pour ça. » La plupart des stagiaires ont entre 30 et 50 ans, sont en situation d’emploi et pères de famille. Toutes les catégories socioprofessionnelles et les durées de vie en couple sont représentées. La moitié d’entre eux sont séparés de la victime, l’autre non.

LA CONFRONTATION AUX AUTRES « COUPABLES »

Les séances collectives permettent ensuite à chacun de raconter son histoire, puis d’exprimer son ressenti sur celle des autres. « On trouve des dénominateurs communs et on réfléchit collectivement à la question : comment aurait-on pu faire autrement ? », commentent les animateurs de Nell. A la troisième séance, le groupe invite un professionnel (conseillère conjugale, psychiatre, travailleur social, etc.) en lien avec la problématique commune trouvée pour envisager quel tiers aurait pu être sollicité afin de dépasser la situation de crise. « Puis on identifie les vulnérabilités de chacun et on travaille de nouveaux scénarios en cas de crise potentielle », ajoute Jean-René Gouriou. Ces groupes de paroles débutent par un tour de table qui donne à chacun l’occasion de faire part aux autres de son évolution. « Moi, c’est la cata », soupire un homme. « Allez, ça va aller, on est tous ensemble », répond un autre, un peu ironique. La prise en charge est collective, sauf dans de rares cas où elle devient individuelle, lorsque le participant présente des troubles de l’altérité ou une pathologie mentale. La perspective du collectif soulage certains : parler devant des coupables des mêmes faits semblerait plus simple. Mais elle effraie la plupart : « Ils disent qu’ils n’ont rien à faire avec des hommes violents, qu’ils ne sont pas comme ça, eux », rapporte Charline Olivier.

Le groupe permet à chacun de se responsabiliser, avec des obligations de confidentialité et de ponctualité. Et au fil du temps, l’expérience de la confrontation aux autres est majoritairement vécue comme positive. « Ils ont peu ou pas communiqué dans leur couple, retrace l’assistante sociale. Le récit leur permet de parler et d’assumer. » Ecouter les histoires des autres, et s’exprimer sur elles, balaie les a priori et invite à se décentrer. « Ils démystifient l’idée qu’ils ont de la violence et d’eux-mêmes. Au départ, beaucoup disent : “Je ne l’ai jamais frappée !” Mais a-t-elle eu peur ? Oui, alors c’est de la violence », constate le psychologue. Dans le groupe, une bienveillance se met en place. Non que ces hommes se félicitent les uns les autres, mais ils expérimentent l’avis des autres, voire leur désaccord, sans le rejet – « alors qu’en couple, ils ont souvent associé “elle n’est pas d’accord” à “elle ne m’aime pas” ». Pour l’équipe, ce recours à l’expression personnelle est essentiel. « Ils ne s’approprieraient pas un simple stage théorique ou pédagogique qui ne modifierait ni leurs comportements, ni leurs positionnements psychologiques », estime Jean-René Gouriou.

Dans le groupe de cette matinée, un homme annonce que sa femme a quitté le domicile. « Avez-vous été violent ? », interrogent les professionnels. « Pas du tout. Je n’ai pas le droit, il n’y a rien à faire. Je ne veux pas finir en prison. » Jean-René Gouriou pointe : « Vous avez évolué, vous avez été capable de distance, sans violence. » Le processus vise à cette évolution des comportements en se fondant sur le potentiel de chaque participant. « On leur dit que le procureur les estime capables de réfléchir à leurs actes, précise Nell. Ce n’est pas un groupe d’hommes violents, mais d’hommes ayant eu un comportement violent, qui peuvent opter pour une démarche positive et dépasser leurs problèmes. » Ce qui est le but de ce cheminement. Une audience au tribunal permet de se confronter à l’interdit social, via la peine prononcée. « Mais cela se passe rapidement, et dans un contexte où la personne se défend, ce qui est normal, convient le magistrat Thierry Pocquet du Haut-Jussé. Le stage, en revanche, est une démarche individuelle au long cours qui permet une évolution de l’état d’esprit de la personne. Au lieu d’être figé dans le moment de la confrontation ou braqué sur l’autojustification. » Pour un public plutôt adepte de l’immédiateté, ce travail long et lent oblige à prendre le temps de la réflexion.

La clé de la prévention des violences intrafamiliales est la responsabilisation du coupable : qu’il arrive enfin à se représenter l’événement violent comme anormal, inacceptable et répréhensible. Le collectif permet de ne pas traiter les cas personnels, mais de réfléchir globalement à l’apparition de la crise et à sa résolution. Il s’agit de déconstruire pour éviter que le couple se réconcilie en « oubliant » : « Qu’est-ce qui fait que vous avez construit ce lien, que vous en êtes arrivés là ? Quelle garantie que la violence ne va pas se reproduire ? », énumère l’équipe. En s’interrogeant sur le sens du passage à l’acte, sur les vulnérabilités de chacun, le groupe permet de « faire autrement ».

METTRE LES AUTEURS FACE À LEURS RESPONSABILITÉS

Certains hommes abordent aussi la démarche avec une demande de soin. « Le parcours peut avoir des effets thérapeutiques, prévient Jean-René Gouriou, mais nous sommes clairs : nous n’allons pas leur apporter des médicaments ni des solutions toutes prêtes. Nous allons les amener à réfléchir pour les trouver par eux-mêmes. » Pour sa part, Charline Olivier se dit plus à l’aise dans cette posture que lorsqu’elle travaillait en protection de l’enfance. « Moi aussi, j’ai réinterrogé ma responsabilité de professionnelle. Il ne m’incombe plus d’empêcher quelque chose. C’est le parcours des participants. Leur vie, leurs choix, leur récidive ou pas. »

Devant le groupe et face au binôme de professionnels, les fausses justifications de certains hommes, leur façon d’accuser ou d’insulter leur compagne ne tiennent pas longtemps. « On entend bien sûr leurs émotions, mais on n’entre pas dans leur colère. On les renvoie à leurs choix : “Vous avez choisi cette relation, cette compagne. Si elle était invivable, pourquoi êtes-vous resté ?” » Après la responsabilité de l’acte, les professionnels amènent les participants à envisager que chacun est pleinement coresponsable de sa relation amoureuse. Si lutter contre la violence conjugale revient parfois à soustraire des victimes à un homme possessif et tyrannique, le plus souvent, le passage à l’acte violent est l’aboutissement d’une relation qui s’est détériorée. Aux hommes qui renvoient que leur femme aussi les a griffés ou injuriés, les intervenants répondent : « Pourquoi n’avez-vous pas porté plainte ? », leur faisant comprendre que se protéger est un meilleur choix que celui de la violence, et que les problèmes conjugaux nécessitent d’être résolus.

Ici intervient la notion de « tiers aidant ». Lors d’une séance, les participants invitent un professionnel du champ de la conjugalité. « Pour lutter contre la clôture de la sphère familiale et faciliter l’ouverture des couples en crise à des solutions extérieures », détaille le psychologue. « En 2015, votre intimité violente concerne la société tout entière », rappelle sa collègue devant le groupe. De façon récurrente, les participants n’ont pas de médecin traitant et sont isolés, leur comportement ayant fait le vide autour d’eux. C’est pourquoi l’équipe leur renvoie : « Qu’en pense votre famille ? », « Comment vos enfants vous ont-ils perçu ? » L’objectif est de les pousser à solliciter des avis ou de l’aide. L’intervention de ce tiers aide aussi à démystifier le rôle et le travail de professionnels et partenaires vers lesquels Nell pourra orienter les participants en fin de parcours. Les hommes sont d’ailleurs souvent étonnés de voir que ce tiers ne prend pas forcément parti contre eux. A la sortie de la séance, un jeune homme raille : « Ça fait chier de venir, je préfère être chez moi à m’occuper de mes gosses. » Il marque une pause : « Mais c’est une bonne alternative. C’est mieux que d’être en prison, c’est sûr. Et puis ça fait du bien. Parler de son passé avec des gens que je n’aurais pas été voir ou que je n’aurais jamais croisés dans la rue. »

AGIR SUR CELUI QUI PRODUIT LA VIOLENCE

A ceux qui reprochent à l’association de s’occuper des délinquants plutôt que des victimes, l’association rétorque : « Beaucoup de dispositifs existent pour les femmes victimes, et il faut qu’elles s’en saisissent, c’est ce que l’on conseille, y compris à leur conjoint. Mais 50 % des hommes restent en couple et quasiment tous, comme ils sont pères, vont demeurer dans un couple parental. Si l’on n’agit pas sur celui qui produit la violence, on ne résout pas le problème. » La séparation du couple ne règle d’ailleurs pas tout. La fréquence des violences conjugales après séparation interroge l’équipe, allant des simples conflits sur la garde des enfants jusqu’aux homicides conjugaux, « en hausse exponentielle ». Charline Olivier a d’ailleurs repensé son ancienne pratique en protection de l’enfance à la lumière de ses nouvelles connaissances. « Nous faisions des placements en urgence dans des situations de violences conjugales. Il s’agissait d’extraire l’enfant à tout prix, sans vraiment prendre en compte le couple. En grossissant le trait, à la fin, la mère devait choisir entre quitter son conjoint ou voir ses enfants placés. Or, très souvent, elle choisissait de rester avec son conjoint. Combien de temps va-t-on continuer à placer des enfants pour résoudre des problèmes de conjugalité violente qu’on ne traite pas pendant le placement ? » Pour l’association, les travailleurs sociaux ne sont pas assez formés à reconnaître les cas où les couples viennent régler leurs problèmes de conjugalité dans le champ parental.

Les deux professionnels accompagnent également les participants dans leur rôle de père. « D’abord, parce que cela compense l’effondrement identitaire, commente Jean-René Gouriou. Souvent, un homme utilise la violence comme une restauration narcissique, alors qu’on peut plutôt soutenir son identité parentale. » Ils les encouragent ainsi à saisir les outils légaux à disposition des familles : médiation familiale ou procédure auprès du juge aux affaires familiales. Ils travaillent aussi une question récurrente : « Mes enfants ont été témoins, qu’est-ce que je vais leur dire maintenant ? » Aujourd’hui, la prise en charge des enfants témoins de violences conjugales est « catastrophique », déplorent les deux intervenants. Un certain nombre de participants ont d’ailleurs eux-mêmes été témoins dans leur enfance de violences entre leurs parents.

Si Nell peut revendiquer un taux d’assiduité aux stages de plus de 90 % et aucune récidive des participants au regard de la loi, l’association aimerait développer d’autres actions : des accompagnements après la contrainte pénale, un lieu où pères et mères s’échangeraient les enfants sans se croiser, un groupe de parole pour les mineurs témoins de violences domestiques. « Il manque aussi des dispositifs préventifs de veille sociale pour accueillir les couples en crise avant la violence, regrette Jean-René Gouriou. Aujourd’hui, il y a une prise en charge “victime” d’un côté et “agresseur” de l’autre, mais pas de service public qui travaille la relation entre les deux. Alors que la véritable prévention serait de faire fonctionner ensemble les dispositifs psychocriminologique, psychosocial et psychothérapeutique. » Mais l’association butte sur un problème de taille : le manque de soutien politique et financier. Elle bénéficie d’un financement annuel limité à 8 000 €, qui provient du Fonds interministériel de la prévention de la délinquance, de la ville de Rennes et de la participation des auteurs. Les deux professionnels touchent à peine 60 € par journée de travail bien remplie. Voilà sûrement pourquoi ce type d’alternative à la peine, qui devrait théoriquement être proposé dans chaque tribunal, ne l’est pas sur le terrain. « Le dispositif est satisfaisant, conclut pourtant le procureur de la République de Rennes. Il faudrait stabiliser ses financements. Surtout que son travail ne concerne pas seulement la justice, il porte sur la paix sociale. »

Notes

(1) Association Nell : 18, rue du Maréchal-Joffre – 35 000 Rennes.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur