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Le logement en point de mire

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En 2011, un ancien sans-abri crée le Collectif des SDF de Lille dans le but de reloger d’autres personnes en difficulté. Quatre ans plus tard, l’équipe composée d’usagers bénévoles et de travailleurs sociaux continue d’inventer un nouveau mode d’intervention.

C’est une carrure, des yeux pétillants derrière des lunettes aux verres épais : Gilbert Pinteau, cinq ans de vie à la rue, a créé en 2011 le Collectif des SDF de Lille(1), qui s’est donné pour mission de reloger des personnes sans abri dans des logements du parc privé. « Je me suis fait virer de mon CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale] à l’Armée du Salut, où j’avais été hébergé onze mois, raconte-t-il. J’ai eu la chance ensuite de retrouver vite un appartement, grâce à un propriétaire compréhensif. Je me suis dit, si ça marche pour moi, ça doit marcher pour les autres. » Un usager qui reproduit son propre parcours d’inclusion pour aider ses pairs en difficulté et qui, face au succès de son initiative, adjoint ensuite à son association une équipe éducative : l’histoire prend à rebours le modèle habituel du travail social. Et les résultats sont là : l’an dernier, 57 personnes ont été relogées sur la centaine de prises de contact réalisées ; et depuis mars dernier, l’association accompagne 40 personnes vivant en appartement, dont 16 arrivées dans la structure pendant la dernière période hivernale.

Aujourd’hui, le projet est en phase de pérennisation, même s’il demeure encore fragile. Pendant la veille saisonnière (du 1er novembre au 31 mars), trois salariés ont été embauchés en plus d’Arnaud Cambay, 23 ans, déjà présent en tant qu’éducateur faisant fonction et coordinateur de l’équipe. Un éducateur spécialisé diplômé et deux autres faisant fonction, frais émoulus des bancs de l’école, complètent l’effectif, qui comprend en outre cinq stagiaires. Des postes financés sur un budget de 43 000 €, dont 20 000 € proviennent de la Fondation Abbé-Pierre et 23 000 € de la direction départementale de la cohésion sociale.

La jeunesse de l’équipe et son militantisme sont frappants. Tous sont venus – parfois au détriment de leur début de carrière – parce qu’ils croyaient au projet porté par Gilbert Pinteau ainsi qu’à la possibilité d’une relation d’égalité entre les usagers (membres de l’association et sortis de la rue) et les travailleurs sociaux. C’est le cas d’Anne-Laure Campello, qui n’a pas encore son diplôme d’éducatrice spécialisée car elle a choisi de suspendre sa formation pour travailler dans le Collectif, où elle « fait fonction ». « J’ai tout de suite trouvé que c’était une alternative intéressante aux CHRS, qui sont saturés et dont je pense le fonctionnement en fin de vie », affirme-t-elle. Avec le temps, l’action du collectif s’est aussi progressivement structurée. L’Ecole européenne supérieure en travail social (ESTS) vient en soutien toutes les trois semaines en analyse de pratiques. Et tous les jeudis se tient une réunion d’équipe visant à examiner les cas problématiques. Les travailleurs sociaux, stagiaires compris, suivent 15 dossiers chacun. Le collectif s’est aussi rapidement fait un nom dans le milieu des sans-abri, grâce à l’entregent des anciens de la rue.

À L’ORIGINE, LA DÉFENSE DES DROITS

A l’origine, en 2011, le Collectif des SDF de Lille n’avait pas pour objectif de travailler à l’insertion sociale des sans-domicile, mais seulement à la défense de leurs droits. Il s’est construit en opposition aux institutions du secteur. « Nous étions trois résidents concernés par la fin de la prise en charge par l’Armée du Salut, et en plus on nous a fait passer le message que nous étions grillés au 115, se souvient Gilbert Pinteau. Nous avons alors monté un collectif pour nous défendre. Ce n’est pas parce que nous sommes SDF que nous n’avons pas de droits, et c’est ce que nous avons voulu faire comprendre aux travailleurs sociaux. » Cette prise de parole, dans la droite ligne de la loi de 2002 sur la rénovation et la modernisation de l’action sociale, a depuis rencontré un écho. Le collectif est ainsi entré dans le collège des usagers de la coordination mobile accueil orientation (CMAO) et dans le conseil d’administration de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS) Nord, en tant que membre du collège des personnes accompagnées.

Gilbert Pinteau est par ailleurs régulièrement appelé à témoigner de son expérience. En 2013, il donne ainsi une conférence à l’ESTS de Lille. Dans la salle, Arnaud Cambay l’écoute attentivement. Alors étudiant en troisième année d’éducateur spécialisé, c’est lui qui a fait venir Gilbert Pinteau dans son école après avoir assisté à une assemblée générale du collectif. Il y avait été invité parce qu’il travaillait, en tant que stagiaire, dans le cadre de l’expérimentation « Un chez-soi d’abord »(2). Il avait pu constater les bienfaits de donner la priorité au relogement des usagers – dans ce cas précis, des sans-abri avec des problèmes psychiatriques – avant de les accompagner dans la réinsertion, une fois installés chez eux. L’étudiant décide alors de recruter quelques élèves éducateurs volontaires pour accompagner l’association. « A l’époque, ils ne faisaient que du relogement mais pour certains sans-abri, c’était dur de rester seuls en appartement. Il fallait développer quelque chose », raconte-t-il. C’est la démarche qu’il propose à Gilbert Pinteau : une équipe éducative afin d’aider au maintien à domicile des personnes tout juste relogées.

AU DÉPART, LA DÉFIANCE DES PROFESSIONNELS

Les débuts sont aventureux. Le bureau de l’association, Gilbert Pinteau en tête, est en butte à une certaine défiance de la part des travailleurs sociaux. « Nous leur avons montré que nous arrivions à être réactifs, plus que les éducateurs dans les structures, qui étaient moins disponibles que nous », relate Anne-Laure Campello, qui a été l’une des premières étudiantes en travail social à s’investir dans le projet après la conférence à l’ESTS. A l’époque, elle était en deuxième année d’éducatrice spécialisée. Elle choisit de passer son stage de six mois, d’août 2013 à janvier 2014, au sein du collectif. L’association n’avait alors que trois stagiaires. Ne disposant pas de local, les permanences se tenaient au grand air, dans un parc public de Lille. Un banc, une pancarte avec le nom de l’association, et les travailleurs sociaux restaient là une heure ou deux, sous le soleil ou sous la pluie, à la disposition des sans-abri qui sollicitaient leur aide. « Il n’y avait pas d’institution posée, les gens étaient à l’aise avec nous, se souvient la jeune travailleuse sociale. Nous faisions nos entretiens dans les cafés, sans le bureau qui crée toujours une distance. Ce sont des gens qui ont tellement l’habitude de l’institution et des entretiens que c’était bien de les sortir de la relation éducateur-usager. »

Pour bénéficier de l’aide de l’association, les usagers disposent de trois portes d’entrée : les permanences ; la maraude, effectuée tous les vendredis de 17 heures à 19 heures, avec des kits d’hygiène à distribuer en produits d’appel ; les appels téléphoniques spontanés. La prise en charge se divise en trois temps : la mise à jour de la situation afin de déclencher des aides potentielles ; les démarches de prospection ; l’accompagnement éducatif dans le logement pendant trois mois, renouvelables une fois. Ce mardi matin, Anne-Laure Campello est en rendez-vous chez un couple et sa petite fille, logés chez des proches contre une participation mensuelle de 600 €. Elle les a déjà rencontrés une première fois, il s’agit désormais d’avancer dans les démarches. La maison où ils logent est petite, et la situation devient intenable. D’où la nécessité de trouver un logement de toute urgence. Malheureusement, les parents touchent le revenu de solidarité active (RSA) et ne peuvent rien mettre de côté pour payer une caution locative. L’éducatrice remplit avec eux un dossier dans le cadre du plan départemental d’action pour le logement des personnes défavorisées (PDALPD), qui devrait donner la priorité à leur demande de HLM. Sans grand espoir, cependant, car la liste d’attente est longue. L’autre solution est le parc privé, que le collectif n’hésite pas à solliciter. Quand on demande à Gilbert Pinteau quel est son réseau de bailleurs privés, il adore répondre, avec son accent du Nord : « Le Bon Coin ». Les membres de l’association, tous anciens de la rue, et les éducateurs spécialisés se relaient pour démarcher les annonceurs repérés sur Internet. Le discours, bien rôdé, met en avant les garanties qu’offre l’Etat aux bailleurs par le biais du fonds de solidarité pour le logement (FSL). Il a ainsi convaincu une petite vingtaine de propriétaires qui font appel régulièrement au collectif. L’avantage ? Ils savent que, d’une part, il n’y aura pas de délai d’inoccupation de leur bien qui sera immédiatement loué et que, d’autre part, ils bénéficieront d’une garantie contre les impayés.

La position de Gilbert Pinteau est claire : « Je ne comprends pas qu’on puisse laisser des gens en structure d’hébergement alors qu’ils sont autonomes financièrement. » C’était et c’est toujours son cas : il touche l’allocation aux adultes handicapés, qu’il complète par des aides du FSL. S’il ne jette pas la pierre aux éducateurs qui l’ont accompagné, il déplore en revanche le manque de moyens dont ils disposent : « La grande question est de savoir comment un éducateur spécialisé peut suivre une personne sans l’accompagner dans un logement. Mais est-ce qu’un éducateur peut bien bosser sur un dossier lorsqu’il a déjà 20 personnes à gérer ? Ce n’est pas possible. » Lorsqu’il était en CHRS, en onze mois, Gilbert Pinteau se souvient de n’avoir vu son éducateur que deux fois. « Tu es là, tu es à l’abri, tu attends. Et comme il n’y a pas de turn-over, les autres restent à la rue. » Il se montre également critique sur le manque de connaissances des travailleurs sociaux dans le domaine de l’habitat. « Il serait temps que les écoles du travail social changent leurs modules de formation, ironise l’ancien sans-abri. Quand vous recevez des stagiaires qui sortent de l’école, ils ne connaissent pas les leviers qui permettent d’arriver au logement. » Un éducateur spécialisé est formé principalement à l’accompagnement de la personne. Trouver un logement pour un usager est trop souvent considéré comme ne faisant pas réellement partie de sa mission. Des subtilités dont le président du collectif ne veut pas tenir compte : l’essentiel, pour lui, c’est l’efficacité. Il cite en vrac le PDALPD, le droit au logement opposable (DALO) ou le droit à l’hébergement opposable (DAHO), mais aussi le FSL et les aides de la caisse d’allocations familiales – l’aide personnalisée au logement (APL) ou l’allocation de logement à caractère social (ALS). Autant de dispositifs de relogement maîtrisés par les usagers-militants du collectif, car ils les ont expérimentés eux-mêmes. Un savoir-faire qu’ils transmettent aux éducateurs et aux stagiaires. Pour les membres de l’association, il est nécessaire de promouvoir cette idée de l’usager-spécialiste qui dispose de connaissances qu’il faut respecter. Un peu comme le malade de longue durée qui devient expert de sa pathologie et la connaît mieux que son médecin généraliste. Une richesse des échanges que souligne Anne-Laure Campello : « Les membres de l’association nous aident beaucoup. Ils connaissent les lieux et peuvent nous emmener dans des endroits qu’ils ont eux-mêmes fréquentés. » Pour valoriser cette expérience, deux membres de l’association vont suivre une formation de pair-aidant afin de soutenir le moral de ceux qui se retrouvent en logement et de les aider à tenir bon, en parfaite connaissance de ce qu’ils vivent, puisqu’ils ont connu le même parcours et sont la preuve vivante que l’on peut sortir de l’errance.

CONVAINCRE DE NOUVEAUX FINANCEURS

La pérennisation de l’association n’est toutefois pas encore assurée. Depuis avril, les financements liés à la période hivernale se sont en partie arrêtés et l’association n’a conservé que deux postes, dont celui de coordonnateur qu’occupe Arnaud Cambay. L’espoir serait de convaincre d’autres financeurs pour réussir à consolider l’équipe. En attendant, Anne-Laure Campello a repris les cours en troisième année de sa formation d’éducatrice. Lors de la réunion d’équipe, les discussions sont passionnées : il s’agit d’imaginer la suite. Pour certains accompagnements, il faudra passer le relais à d’autres associations du secteur, et le collectif va devoir se résigner à ne plus prendre en charge de nouveaux venus. Un message difficile à faire passer. Dans le sous-sol prêté par l’Armée du Salut, sans fenêtres et meublé de bric et de broc, qui sert de local associatif, Gilbert Pinteau déboule et interpelle l’équipe : « J’ai croisé une dame à la rue avec un chien, à Loos, il faut aller la voir… » L’un des éducateurs soupire : « On a dit qu’on levait le pied, on part tous dans un mois… » Entre l’urgence et le manque de moyens, entre la position d’empathie du président de l’association et l’approche professionnelle du travailleur social, il faudra trouver un compromis. Ce sera le travail d’Arnaud Cambay, qui forme un tandem efficace et complémentaire avec Gilbert Pinteau. Tous deux sont en discussion permanente sur les décisions et les orientations à prendre, et assurent la jonction entre les deux composantes du collectif. Ainsi, la première méthode, qui consistait à trouver un logement à la personne sans qu’elle le choisisse, a été revue. Celle-ci a désormais son mot à dire, en indiquant dans sa demande le nombre de pièces souhaité et en visitant les lieux avant de signer le bail.

Selon Anne-Laure Campello, il y a désormais urgence à recentrer l’accompagnement dans le logement sur les personnes qui disposent d’un minimum d’autonomie. « La logique du logement d’abord ne convient pas à tous les publics, reconnaît-elle. Quand il y a trop de problématiques à gérer, une trop grande exclusion, nous ne pouvons pas nous en occuper. » Il faut donc passer la main à d’autres structures qui ont développé ces compétences. Pour le collectif, il s’agit aussi de prouver sa légitimité à l’égard des autres associations du dispositif d’aide aux sans-domicile fixe. « Ce qu’ils savent très bien faire, c’est la prospection d’appartements. Je n’oserais pas appeler un propriétaire pour lui demander s’il a une location », observe Charlyse Boucard, une éducatrice spécialisée croisée à la permanence du collectif. Eric Delhaye, président de la CMAO, confirme pour sa part l’intérêt du projet : « Ils sont dans une relation d’aide qui s’inscrit dans une autre légitimité que la nôtre, et osent sans doute plus que nous. L’équipe n’a pas la même dynamique que des travailleurs sociaux inscrits dans une association de plus grande taille, c’est évident. » Mais le responsable craint que la réussite du collectif soit instrumentalisée par les pouvoirs publics pour promouvoir le schéma « un logement d’abord » et serve d’excuse pour diminuer le nombre de places d’hébergement. « Des associations qui travaillent sur l’intermédiation locative obtiennent aussi des résultats », rappelle-t-il, insistant toutefois sur l’utilité de tels collectifs qui obligent à se remettre en question parce qu’ils portent la vision de l’usager. « Le risque serait que cette association militante devienne une association gestionnaire, analyse Eric Delhaye. Les services de l’Etat demanderaient sans doute de choisir entre la liberté de parole et les financements publics. » Une réalité dont le collectif est conscient. Il réfléchit actuellement à la scission de ses deux activités principales : la défense des droits et le relogement. Pour rester, selon l’expression de Gilbert Pinteau, « une association à part, marginale, pour des marginaux ».

Notes

(1) Collectif des SDF de Lille : tél. 06 28 61 38 00 (Arnaud Cambay) – collectifdessdfdelille@gmail.com.

(2) Voir n° 2904 du 3-04-15, p. 24.

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