C’est d’abord le fruit des circonstances, cette question ayant fait l’objet d’un certain nombre de recherches à Lyon, où je réside. Mais il y avait aussi de ma part un intérêt personnel. On ne choisit jamais un objet de recherche par hasard. J’ai ainsi travaillé au sein d’accueils de jour, de centres d’hébergement et de réinsertion sociale, au SAMU social de Lyon et dans une structure interface pour les SDF à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu…
L’incurie, c’est le défaut ou l’absence de soins. Concrètement, ce sont les mauvaises odeurs, la saleté, l’accumulation de vêtements même en été, les sacs en plastique que l’on emmène partout… On a souvent tendance à croire que ces problèmes s’expliquent d’abord par un manque de ressources matérielles, les SDF n’ayant pas la possibilité d’assurer leur hygiène personnelle. Mais dans beaucoup d’accueils de jour, des douches et des lave-linge sont proposés sans que cela règle le problème. Cette incurie s’observe aussi chez des SDF accédant à un logement et qui continuent pourtant à ne pas prendre soin d’eux. L’incurie s’étend même à leur logement. Il arrive que des travailleurs sociaux confrontés à ce type de situation retroussent leurs manches pour remettre le logement en état. Une fois tout nettoyé, ils espèrent que la personne va se prendre en charge. Mais quelques jours plus tard, l’appartement est de nouveau clochardisé et inhabitable. Cela montre bien qu’il se joue quelque chose en plus des problèmes économiques et sociaux.
Les réalités sociale et économique sont évidemment incontournables, mais il existe aussi une composante psychique. On le constate dans les trajectoires d’errance des personnes SDF. Pour la plupart, leurs vies ne sont que des histoires de traumatismes et d’abandons. L’un des hébergements d’urgence de Lyon a constaté que, parmi ses usagers, plus de 60 % avaient connu la DDASS étant enfants. On ne devient pas SDF par hasard, la trajectoire personnelle entre en ligne de compte, même si tous les SDF ne se clochardisent pas. Certains travailleurs sociaux craignent que les responsables politiques ne se saisissent de ce constat comme d’une excuse pour ne rien faire. Il me semble, au contraire, que ce n’est pas parce que l’errance comporte une part psychique qu’il ne faut pas prendre en charge ceux qui s’y confrontent. Au contraire.
C’est quelque chose dont ils parlent finalement assez peu. J’anime un certain nombre de formations auprès de professionnels, et s’ils font généralement preuve d’empathie à l’égard des personnes en difficulté, il leur est en revanche toujours très difficile de parler de ce côté repoussant des sans-abri, pourtant extrêmement présent dans leur quotidien. Ils manifestent sur ce sujet une sorte de honte. Cela demeure tabou. Mais dans les formations que j’anime, lorsque je raconte qu’il est parfois difficile pour moi de travailler avec quelqu’un qui sent mauvais, les langues se délient.
Les travailleurs sociaux hésitent à leur en parler directement car ils ont l’impression qu’ils vont les heurter. Je pense, au contraire, que quand quelqu’un pue et qu’on le passe sous silence, c’est inhumain. Comme si cette personne ne faisait pas partie du même cercle d’humanité que tout un chacun et qu’il lui fallait un traitement spécial. Bien sûr, il ne faut pas s’attendre à ce que des gens qui ont passé dix ou quinze ans dans la rue deviennent propres du jour au lendemain. Mais on peut quand même leur en parler. D’autant que l’incurie est significative de l’état psychique de la personne et peut être une porte d’entrée pour communiquer avec elle. Je pense à un patient que je suivais en psychiatrie, un très grand clochard qui venait tous les jours dans le service chercher des vêtements parce qu’il s’était fait dessus pendant la nuit. C’était une sorte de contrat entre nous. Ces questions autour de l’hygiène faisaient lien.
Elle vise à décrire cette confusion de la vie psychique des personnes sans abri que traduit leur hygiène très dégradée. Elles vivent dans une sorte de brouillard dont les limites sont imprécises. C’est un état très régressif, une sorte de seconde peau protectrice. Ce manteau est un enjeu de survie psychique, car il sert à se protéger contre un monde extérieur souvent très violent. Le regard – ou l’absence de regard – des autres sur soi est quelque chose de très difficile à supporter. Et je ne parle pas des dispositifs anti-SDF qui se multiplient dans les grandes villes. Ce manteau cloacal sert aussi à protéger d’un danger intérieur. Les SDF ont souvent des parcours très chaotiques et sont extrêmement angoissés. Pour tenir cette angoisse à distance, ils se protègent dans cette enveloppe dégueulasse mais rassurante. Un peu comme les enfants avec leur doudou qui ne sent pas bon, mais qui les rassure. Tout cela participe d’une économie psychique qui vise à court-circuiter le travail de la pensée, car quand on a des existences pareilles, il est difficile de s’habiter soi-même.
C’est comme si une partie de l’appareil psychique de ces personnes tombait dans la rue. L’image est bizarre, mais c’est quelque chose que l’on voit assez fréquemment dans la psychose, en particulier la schizophrénie. Il n’est pas toujours facile, lorsqu’on est désorganisé psychiquement, de localiser ce que l’on vit, ce qui est à soi ou à l’autre. Les SDF sont tellement sans lien, ils ont tellement de mal à se contenir eux-mêmes, qu’une partie de leur appareil psychique est d’une certaine façon donnée en pâture, mise en scène devant les autres. C’est aussi ce qui explique notre malaise lorsqu’un SDF nous apostrophe. C’est très agressif.
On voit bien que les gens évitent de se tenir trop près d’un SDF, même lorsqu’il y a du monde. L’odeur est de ce point de vue une sorte d’extension de soi-même, une projection de son monde interne et une façon d’occuper l’espace. Ce manteau cloacal remplit en outre une fonction de « bio-communication ». Il s’agit d’envoyer un message, même si c’est d’une manière particulière. L’odeur est aussi une façon d’informer les autres sur son propre état, pour ces gens qui n’ont plus voix au chapitre et ne parviennent plus à parler autrement, même si c’est en grande partie inconscient de leur part. C’est pour cela qu’il est important de s’en saisir et de ne pas cacher le sujet sous le tapis.
C’est tout à fait possible. Je vois trop souvent des travailleurs sociaux obnubilés par la seule réinsertion. Mais les grands clochards sont d’abord des malades du lien. Ils souffrent d’un profond déficit d’attention, n’ont pas été assez vus ni entendus au cours de leur vie. Du coup, ils essaient de se rendre visibles. Or, quand on aborde leur situation uniquement sous le prisme de la réinsertion, on rate une possibilité de créer du lien. La réinsertion est importante, mais il est aussi possible d’aborder la relation pour ce qu’elle est, juste pour créer un lien. Un travail éducatif, social et même psychologique est évidemment nécessaire pour les personnes sans abri, mais parfois il faut s’en tenir à la relation. Ce qui ne signifie pas toutefois qu’il ne faille pas davantage de moyens et de places dans les structures d’accueil d’urgence.
J’ai connu des gens qui y sont parvenus. Certains ont d’abord eu besoin d’aller le plus loin possible, de taper du pied au fond – comme dans une piscine – pour mieux remonter. Ils ont parfois manqué de mourir, mais ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils ont trouvé les ressources pour s’en sortir grâce à beaucoup d’aides. Mais, au fond d’eux, le passage à la rue reste toujours comme une tache. Ils peuvent avoir une maison, du travail, mais ont le sentiment de rester des SDF. C’est une espèce de stigmate, une souillure dont on ne se débarrasse pas facilement.
Psychologue clinicien, Franck Mathieu a soutenu en novembre 2011 sa thèse de doctorat « L’errance psychique des sujets SDF. Le manteau cloacal, l’effondrement scénique et la séduction ». Il est également l’auteur de l’article « Le manteau cloacal ou l’incurie des sujets SDF » (Le journal des psychologues n° 306, avril 2013).