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« L’islam est devenu une affaire publique et l’objet d’un conflit de normes »

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Depuis plusieurs années, des controverses autour de l’islam se développent en France, mais aussi dans d’autres pays européens. Pour comprendre l’émergence de ces débats souvent très vifs, la sociologue Nilüfer Göle a dirigé, de 2009 à 2013, une vaste enquête au cours de laquelle elle a fait dialoguer dans 21 villes des groupes de musulmans et de non-musulmans.
Cet ouvrage rend compte d’une enquête menée en Europe entre 2009 et 2013. Quel en était l’objectif ?

Je m’étais rendu compte que les sujets de controverses autour de l’islam n’étaient pas circonscrits à un pays en particulier. La construction d’une mosquée, le port du voile dans des lieux publics ou professionnels, la consommation halal, la notion de sacré apparaissent ainsi de façon récurrente dans ces controverses. Je souhaitais donc avoir, sur cette question, un regard transversal en Europe. Par ailleurs, on aborde en général ces sujet seulement sur le plan médiatique. Or je voulais aller vers les lieux d’émergence de ces controverses pour rencontrer les gens concernés, et pas seulement des musulmans, car elles naissent au contact des musulmans et des non-musulmans. Par exemple, le voile pose question aussi bien aux femmes musulmanes qu’aux groupes féministes, aux élus locaux, aux parents d’élèves… Je voulais comprendre comment un lien se fait, ou pas, autour de ces questions, dans le quotidien des gens.

De quelle façon avez-vous enquêté ?

Nous avons réalisé une sorte de cartographie des controverses autour de l’islam en Europe. Nous avons ainsi identifié, dans 21 villes européennes, des personnes ou des groupes concernés par ces débats dans le champ public. Puis nous avons organisé des groupes de discussion intitulés « espaces publics expérimentaux ». Chaque groupe était composé d’une dizaine de personnes, musulmanes et non musulmanes, et animé par des chercheurs. Les participants étaient des gens ordinaires, assez différents mais désireux de débattre ensemble. Il s’agissait de voir si, malgré les conflits et les confrontations autour des normes religieuses et séculières, il y avait une possibilité de dialogue, un moyen de faire société. Notre objectif n’était pas du tout d’éviter les conflits, au contraire. Il s’agissait d’aborder de front la question des controverses, au moins pour comprendre le point de vue de l’autre. Dans certains cas, le dialogue a été difficile, comme à Bologne, en Italie, où des représentants de la Ligue du Nord ont parasité le débat. Mais dans l’ensemble, les échanges ont été de bonne qualité.

Qui sont les musulmans que vous avez rencontrés ?

Ce sont des personnes ordinaires, intégrées à la société, qui font partie pour la plupart des classes moyennes en émergence. Le problème est qu’elles ont du mal à concilier l’expression de leur foi avec les normes sociales de pays européens assez largement sécularisés. Leurs parents, après avoir migré, ne revendiquaient pas leur foi et pratiquaient de façon très discrète. Souvent, même, les pratiques religieuses n’ont pas été transmises aux enfants en dehors d’un certain habitus religieux, comme le ramadan. Ces nouvelles générations apprennent donc l’islam dans des instituts culturels qui se développent un peu partout. Elles n’ont pas peur que leur foi soit visible et s’affirment sans complexe, ce qui est parfois perçu comme un défi ou une agression par la société où elles vivent. En général, ce n’est pas leur intention mais, malheureusement, on a tendance à passer très rapidement de la question du voile au terrorisme, de l’implantation d’une mosquée aux questions sécuritaires… Ces musulmans sont pourtant loin d’être des djihadistes et souffrent d’être perçus uniquement sous le prisme de la radicalisation ou de demeurer invisibles et inaudibles.

Comment vivent-ils les débats actuels autour de l’islam ?

Ils sont assez obnubilés, et même fâchés, par la manière dont ils sont représentés dans les médias. Pour eux, l’islam, ce n’est pas ça. Malheureusement, la vision médiatique a tendance à prendre le pas sur tout le reste, et ils ont le sentiment d’être toujours obligés de se justifier par rapport aux groupes radicaux. Leur désir est de se conformer aux prescriptions islamiques tout en étant insérés dans la vie quotidienne des pays européens, mais cela crée une tension qui exige des accommodements permanents. En effet, ce n’est pas facile de faire sa prière cinq fois par jour dans des lieux qui ne sont pas conçus pour cela. Cette situation crée donc une réflexivité importante, une obligation de se situer par rapport à d’autres religions et par rapport à l’environnement séculier. Le cas du jambon halal est tout à fait éclairant. Le jambon, par définition, c’est du porc, que les musulmans n’ont pas le droit de consommer. Le jambon halal constitue donc un paradoxe – dont les musulmans eux-mêmes plaisantent – qui dénote le désir de vivre comme un Français et en même temps comme un musulman.

Les controverses ont-elles suscité les mêmes réactions dans les différents pays où vous avez enquêté ?

On observe un peu partout un retour aux valeurs nationales, mais chaque pays met en œuvre une rhétorique différente. En France, c’est autour de la laïcité, en Allemagne, c’est la thématique du Leitkültür (« culture de référence ») qui s’impose… Même un pays de multiculturalisme comme les Pays-Bas a affirmé la nécessité de défendre des valeurs nationales autour de la tolérance. En Grande-Bretagne, les déclarations de l’archevêque de Canterbury, qui estimait en 2008 inévitables des accommodements de la loi britannique à l’égard de la loi islamique, ont fait scandale. Il y a eu aussi un effet de contagion. Par exemple, depuis le référendum sur les minarets en Suisse, des voix se sont élevées en France pour interdire les minarets et même la construction de nouvelles mosquées. Le problème est qu’on ne sait pas comment encadrer la différence islamique. Avant, cette question relevait du droit des minorités religieuses, comme cela a été longtemps le cas pour les juifs avec l’alimentation kasher. Mais aujourd’hui, le débat s’est déplacé dans le champ des normes sociales : les droits des femmes pour le voile, les droits des animaux pour la viande halal, la protection de l’enfance pour la circoncision… L’islam est devenu une affaire publique et l’objet d’un conflit de normes. Mais si l’on n’en discute que sur un mode binaire – pour ou contre –, on ne s’en sortira pas.

Plus qu’un collage, l’Europe, dites-vous, s’apparente à un tapis tissé de multiples fils, l’islam étant l’un d’eux…

Si l’on pense l’Europe en termes de collage, c’est explosif. C’est le multiculturalisme critiqué par la France et d’autres pays, qui ne crée pas de possibilité de communication ni d’interaction mutuelle. A l’inverse, le tissage implique de créer un motif commun à l’aide de plusieurs fils. Je pense d’ailleurs que l’art a un grand rôle à jouer dans cette évolution. Autant les représentations véhiculées par les médias peuvent être perturbantes, autant les dispositifs artistiques parlent plus facilement. Trouver des formes me paraît très important pour dépasser les conflits. Par exemple, le jour où le monde de la mode s’emparera du voile, on peut imaginer qu’il sera mieux accepté, car transcendé par l’esthétique. De même, réussir à trouver une architecture pour une mosquée qui puisse être acceptée par tous, et pas seulement les musulmans, demande une négociation et un apprentissage des uns et des autres.

Quel peut-être le rôle des enseignants, des travailleurs sociaux, des soignants ?

Un rôle très important, car ils côtoient ces musulmans ordinaires au quotidien. Toutefois, le rapport avec ces derniers a changé car ce ne sont plus seulement des immigrés et des gens en difficulté. Ce sont aussi des gens qui veulent participer à la production des valeurs et des formes de notre société. Nous sommes dans une phase post-migratoire, et ils sont en quête de citoyenneté. Il faut donc sortir de notre cadre d’analyse qui considère l’islam comme un problème religieux et les musulmans comme un problème social. Les musulmans ordinaires ne se retrouvent ni dans l’un ni dans l’autre. Cela donne l’espoir de créer une relation plus égalitaire.

Votre ouvrage est paru juste après les attentats de janvier dernier. Cela apporte-t-il un éclairage différent à vos travaux ?

Un éclairage douloureux, car touchant en négatif les questions que j’aborde dans cet ouvrage. Ces terroristes ont perpétré des assassinats ciblés et entendaient ainsi confisquer la religion au nom des musulmans ordinaires. Il était très important pour ces derniers de se démarquer. L’initiative « Not in my name », lancée par des musulmans à la suite des attentats, était très importante de ce point de vue. La société française a aussi très bien répondu le 11 janvier, et je ne suis pas d’accord avec Emmanuel Todd. Ceux qui étaient dans ce rassemblement ont vu que s’y trouvaient aussi des musulmans ordinaires, pas forcément visibles, des citoyens comme les autres.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

La sociologue Nilüfer Göle est directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris). Elle publie Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam (Ed. La Découverte, 2015).

Elle est également l’auteure de Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie (Ed. La Découverte, 1993, rééd. 2003).

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